Le récit de la traversée à pied des Balkans, de la côte orientale de Chypre aux Dolomites : 4 mois de marche, 3450 kilomètres à pied dans neuf pays (Chypre, Grèce, Albanie, Monténégro, Bosnie, Croatie, Slovénie, Autriche et Italie). Un chemin dans les montagnes avec environ 150 kilomètres de dénivelés positifs mais aussi un chemin d’histoire entre mondes grec et romain, empires d’Occident et d’Orient, d’Autriche-Hongrie et Ottoman, à la frontière des religions catholiques, orthodoxes et musulmanes et de l’ancienne Europe de l’Est et de l’Ouest.
Sommaire
1 – Chypre
2 – Crète
3 – Péloponnèse
4 – Grèce Centrale
5 – Albanie
6 – Via Dinarica
7 – Via Alpina
Fin du récit
Introduction
« Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes » a écrit Aristote dans l’Éthique à Eudème. Le marcheur au long cours pourrait faire sienne cette citation. La marche est l’activité la plus simple, la plus naturelle et qui ne nécessite aucun moyen extérieur. Nul besoin de moteur, de mécanique, de carburant ou de quelconque équipement ; le marcheur se suffit à lui-même. Les jambes, un peu, et la tête, beaucoup, suffisent pour atteindre son objectif. Livré à ses seules ressources propres, le marcheur se dépouille du superflu et se concentre sur l’essentiel. Au long d’une longue marche, le bonheur vient de la simplicité, se trouve dans la satisfaction des besoins essentiels comme manger et dormir mais aussi d’une infinité de petits moments comme un lever de soleil au petit matin quand la campagne est silencieuse, une rencontre au détour du chemin, l’arrivée, épuisé au sommet d’un col ou la satisfaction d’avoir terminé son étape. De tels petits moments, uniques, magiques, exclusifs, ponctuent la journée.
Déjà 6 ans que je goûte à ces plaisirs et en 2018, je repars sur les chemins pour une longue marche. Après un passage dans le nouveau monde en 2017, c’est aux sources de l’histoire de notre continent que vont se porter mes pas. Je vais marcher sur les terres de Socrate, Aristote, Platon et de la déesse Europe à travers ce monde grec qui nous a tant laissé en héritage. Est-ce le trop peu d’histoire en Amérique qui m’a décidé à me lancer sur ce nouveau projet ? Je ne sais pas, mais il s’est vite imposé comme une évidence. Et comme la seule traversée de la Grèce n’était finalement pas assez ambitieuse, j’ai décidé de partir de Chypre puis de traverser la Crète avant de remonter les Balkans par la Grèce, l’Albanie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Slovénie jusqu’en Autriche pour terminer dans les Dolomites Italiennes.
Neuf pays, pour une partie du monde qui s’est trouvée, au gré de l’histoire, entre la civilisation grecque et romaine, entre les empires d’Orient et d’Occident, entre celui des Ottomans et l’Autriche-Hongrie et au XXè siècle entre l’Europe de l’Ouest et celle de l’Est. Neuf pays mais aussi trois grandes religions (l’islam, le catholicisme et l’orthodoxie), deux alphabets (grec à Chypre et en Grèce et latin ailleurs), cinq ensembles linguistiques (grec, albanais, langues slaves autour du serbo-croate, langues latines et germaniques) et de multiples minorités.
Un tourbillon de culture et d’histoire m’attend mais aussi un gros défi physique. 3450 kilomètres, environ 150 kilomètres de dénivelés positifs … les Balkans 2018, c’est en distance et en dénivelés comparable à l’Appalachian Trail. Je vais marcher pratiquement en permanence dans les montagnes qui forment l’épine dorsale des Balkans.
Culture, épreuve physique mais aussi aventure. Cette marche se rapprochera de ma traversée de l’Italie avec l’incertitude sur l’existence et l’état des chemins. Je vais démarrer souvent le matin sans savoir de quoi sera fait ma journée. Je vais suivre des sentiers perdus, solitaires. Je risque de ne pas rencontrer beaucoup de marcheurs sur toute la partie grecque et albanaise et je pense être à l’abri de la bulle de thru-hikers sur la Via Dinarica. C’est seulement à la fin, dans les Dolomites, que les chemins devraient être un peu fréquentés. L’Appalachian Trail m’aura permis de m’aguerrir sur la marche en autonomie. J’en aurai besoin.
Il n’y aura pas que des ours et des loups dans ces montagnes, je vais aussi traverser des lieux marqués par des millénaires d’histoire et quantité de villages, hameaux, alpages occupés par les bergers. Pour communiquer, j’aurais pu apprendre le grec, l’albanais, l’allemand, acquérir des notions de valaque et creuser les différences entre le serbe, le monténégrin, le bosnien, le croate et le slovène.. .J’aurais pu mais je me suis limité au grec. La communication dans les montagnes albanaises ou celles de l’ancienne Yougoslavie risque donc d’être difficile. Celle en Grèce aussi, car je suis loin de le maitriser. Cela va compliquer un peu le quotidien mais aussi le pimenter.
Les Balkans 2018, c’est un concentré de mes précédentes expériences : le physique de l’Appalachian Trail, l’inconnu de la marche sur des sentiers de l’Italie, les barrières linguistiques de mes voyages….Un gros défi m’attend mais pour conclure avec ces mots de Socrate repris par Platon « Pour mener une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, et ne point les réprimer » . Quelle plus belle réponse que cette longue marche de 3500 kilomètres, à travers les Balkans, de Chypre aux Dolomites !
1 – Chypre
18 mars : Konnos (Cap Greko) – Sirens Beach
Pas facile de se mettre dans le coup. Tel un bon brother (voir récit Appalachian Trail) barbu, je ne décolle de Konnos Beach que vers 13 heures. La matinée a été chargée, un peu de tourisme à Kiti puis Larnaca, quelques achats pour les premiers jours… Puis il m’a fallu rouler jusqu’à Protaras en pensant que décidément, je suis mieux à marcher qu’à conduire. La conduite à gauche, les routes que je ne connais pas… j’étais content de rendre la voiture. Enfin, un petit trajet en bus pour terminer m’a mené au point de départ.
Résultat de tout cela, je ne suis pas dans le coup quand j’arrive à Konnos Beach. Il me faut une bonne pause pour me lancer. Puis, le chemin agréable en bord de mer me redonne de l’ardeur. Je suis au Cap Greko.
C’est à nouveau d’un bout de l’Europe que je débute. En 2014, à Tarifa, je pouvais voir les lumières de Tanger au Maroc. En 2016, devant les falaises de Marettimo qui plongent dans la Méditerranée, je faisais face à la Tunisie. Cette année, je suis à la frontière de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Afrique, à l’extrémité orientale de l’Union Européenne. 150 kilomètres plus à l’est, se trouve Tartous sur la côte syrienne. J’y étais, il y a 7 ans. 7 ans : une éternité. La Syrie a plongé dans le chaos, il y a presque 7 ans jour pour jour.
Je tourne le dos au Moyen-Orient pour mettre le cap à l’ouest. J’ai une mise en bouche pour commencer : une marche presque plate en bord de mer avec pleins de tentations : le petit café grec pour commencer et une longue pause avec une bonne bière à Ayia Napa…C’est vraiment après que je suis rentré dans ma marche. Après la pause ou la bière ? Je suis finalement un vrai thru-hiker : départ tardif et une bière pour avancer !

19 mars : Sirens Beach – Oroklini Beach
Assis à la terrasse d’un petit café chypriote, je bois un μέτριος (métrios, café grec moyennement sucré). J’ai marché une grosse demi-heure depuis mon départ de Sirens Beach. Une nuit tranquille bercée par le bruit des vagues, le soleil qui se lève augurant d’une belle et chaude journée et me voilà, au bord de ce port de pêche, dans ce petit café uniquement fréquenté par des Chypriotes. C’est calme, il fait bon, le décor est agréable. Il suffit de relire mon introduction pour connaître le sentiment qui m’anime à cet instant.

Mais tout bonheur est éphémère, et à peine commencée ma marche et me voilà de retour au Royaume-Uni. Curieuse histoire que celle de Chypre ! L’île n’a jamais été indépendante. Sa position stratégique entre Europe, Orient et Afrique en a fait un territoire convoité. Tous ceux qui passaient dans le coin, l’ont occupé ou s’y sont installés : Grecs, Phéniciens, Assyriens, Égyptiens, Perses, Romains dans l’Antiquité puis Byzantins, Francs, Arabes, Vénitiens, Ottomans et finalement Britanniques.
En 1960, Chypre parvient enfin à l’indépendance mais la perfide Albion, comme elle sait si bien le faire, conserve quand même quelques bouts de territoires. L’endroit est stratégique et il est bon d’y maintenir des bases militaires. C’est le cas sur le cap de Xylofagou (enclave de Dhekelia) ou plus à l’ouest avec l’enclave d’Akrotiri. Indépendante certes mais avec 250km2 qui restent aux mains des anglais et dans l’accord pour l’indépendance, un droit de regard de la Grèce, de la Turquie et du Royaume-Uni sur les affaires chypriotes.
Quatre années à peine après, les Nations Unies interviennent suite à des affrontements entre les communautés grecques et turques.
En 1974, 14 ans après l’indépendance, la Turquie prend le prétexte du coup d’état militaire en Grèce et la menace d’une annexion de Chypre, pour occuper le nord de l’île. Et depuis, une frontière coupe Chypre en deux. Alors que le mur de Berlin est tombé, il y a 20 ans, Nicosie, la capitale, a conservé le sien entre la zone sud et la zone nord et est ainsi, la seule ville au monde, coupée en deux.
Je suis donc bien actuellement en terre britannique. Oh, pas la verte et humide Angleterre. C’est plutôt le contraire. « Il n’y a qu’un chaos de rocs, la rivière et la mer. Pas de terre, pas de jardins, pas un arbre. En été, il y a quatre-vingts degrés de chaleur…Je vous écris ceci au désert… » C’est l’impression que laisse l’endroit à Rimbaud. En 1879, il y travaille comme contremaître dans une carrière. C’est vrai que l’endroit n’est pas boisé. Il mérite bien son nom…Ξυλοφάγου, Xylofagou. Vous aurez bien sûr reconnu « xylophage » de ξύλο, le bois et φάγω, je mange. Vous savez maintenant dire en grec « je mange du bois ». Pas sûr que cela soit bien utile…
Le paysage est quand même plus riant que la description d’Arthur Rimbaud. Des fleurs bordent le chemin, les paysans récoltent les pommes de terre, la spécialité de cet endroit, les champs de blé commencent à dorer au soleil, les courgettes sont en fleur. Mais privilège du Royaume-Uni, la zone sert également de camp d’entraînement à l’armée britannique. Quand le drapeau rouge flotte, toute une zone est interdite. C’est le cas aujourd’hui et j’évite scrupuleusement de couper là où je l’avais envisagé un temps. Malheureusement, je ne sais comment, je me suis retrouvé en zone rouge. Les bruits d’explosion n’avaient pas tendance à me rassurer et quand j’ai vu des jeeps britanniques venir dans ma direction, je me suis dit que ce n’était pas très bien engagé. Heureusement, elles ont filé dans une autre direction. Terminer dans les geôles anglaises, le deuxième jour de ma traversée des Balkans, n’aurait pas été très glorieux.
De retour en terre chypriote, rassuré, j’ai pu goûter à nouveau, aux plaisirs de l’île : pause sur la plage, petit métrios et même une rafraîchissante baignade dans les eaux de la Méditerranée.
20 mars : Oroklini Beach – Kalo Chorio
Au kafénio (café) d’Aradippou, je suis attablé avec un groupe de chypriotes qui m’a invité à partager leur repas. Escargots, tomates, concombres, olives, saucisses, artichauts crus, frites, boulgour…il y a de quoi nourrir son homme. J’ai quitté la côte touristique pour rentrer dans les terres. Même si je suis encore proche de Larnaca, c’est un Chypre plus traditionnel que je vais traverser et connaître l’hospitalité de ses habitants, la philoxenia. φιλοξενία, un joli mot grec. Un œil aiguisé reconnaitra le mot français avec la même racine mais avec un sens différent, xénophile, ami des étrangers. En grec, c’est le mot pour « hospitalité ».
Comme quoi, le grec est une langue facile. Vous pouvez maintenant dire « Ami des étrangers, je mange du bois » « φίλος των ξένων, φάω ξύλο ». Voilà de quoi épater vos hôtes lors d’une soirée mondaine dans les beaux quartiers d’Athènes !
Après ce repas agréable, je m’éloigne de Larnaca pour traverser des plaines agricoles et rejoindre Kalo Chorio.

C’était un village à majorité turque. Avant 1974, 600 membres de cette communauté y vivait. Ils sont tous partis dans la partie nord de l’île et ont été remplacés par des grecs fuyant cette partie occupée par l’armée turque. Le village est un exemple des conséquences de la partition de l’île. Outre plusieurs milliers de morts, plus de 200000 grecs et 40000 turcs ont été déplacés, soit un tiers de la population de l’époque ! L’épineux problème de leur retour et de la restitution des biens expropriés est un des éléments qui bloque, aujourd’hui, les négociations pour la réunification.
Après une longue pause dans le village, je poursuis pour planter ma tente dans la campagne chypriote.
21 mars : Kalo Chorio – Lythrodontas
Au monastère de Stavrovouni, les règles sont strictes : pas de short, ni même de bras découverts. Pour les femmes, c’est carrément accès interdit. Le lieu est à la fois très ancien et prestigieux. Il a été fondé en 327 et il est dit que sainte Hélène y a ramené un bout de la croix du Christ. À l’intérieur, il y a profusion de dorures, icônes et bien sûr, le reliquaire de la croix.
Compte tenu de l’histoire avec l’occupation Ottomane puis la partition, la religion est une affaire sérieuse. Dimanche dernier, les églises ne pouvaient accueillir tous les fidèles pour la messe. Même dans les endroits isolés, les églises ou chapelles sont ouvertes avec bougies allumées devant les icônes et odeur d’encens.

À Stavrovouni, je suis sur ma première hauteur. Le monastère domine la plaine et la côte. Je vais maintenant monter progressivement et traverser des endroits isolés. La gestion de l’eau est ma priorité. Chypre est un pays sec. Il commence à faire chaud notamment en milieu de journée. Il n’y a pas d’ombre. J’en viens à regretter les arbres de l’Appalachian Trail. En dehors des villages, il n’y a pas d’eau. Ce matin, pour la première fois, j’ai traversé un ruisseau qui coulait. Jusqu’à maintenant, ils étaient tous à sec. J’essaie donc de gérer cela avec un départ matinal, une longue pause en milieu de journée avant reprendre le soir pour trouver un endroit où dormir.
J’ai donc poursuivi un peu plus loin que prévu l’étape du jour. Je ne me voyais pas dormir sans un point d’eau à plusieurs kilomètres à la ronde. L’armée chypriote, elle aussi en manoeuvre, m’a laissé traverser leur champ d’entraînement et j’ai pu terminer une longue journée au confort à Lythrodontas.
En buvant ma bière sur la jolie place du village, j’ai eu quand même une pensée émue pour les soldats chypriotes qui m’ont laissé passer. Vu la puissance de l’armada turque face aux kurdes et en Syrie, je ne donne pas cher à la petite armée chypriote en cas de conflit.
22 mars : Lythrodontas – Gourri
Hier soir, à la taverne de Lythrodontas, le repas était pantagruélique, un peu à l’image d’un que j’avais eu en Sicile. À croire que dans ces îles de la Méditerranée, la population a un besoin de manger plus que de raison. J’ai commencé par une copieuse salade de tomates et concombres. Ensuite une farandole de plats est arrivée : des escargots, des œufs brouillés avec légumes, un œuf dur, une omelette aux haricots, une côtelette d’agneau, des souvlakis (brochettes) de porc, du halloumi (fromage grillé), une saucisse avec champignon, du pain grillé à l’huile d’olive…Chaque fois que je pensais en avoir terminé, des nouveaux plats arrivaient. J’ai capitulé avant la fin et pourtant, je suis coriace et j’avais eu une grosse journée.
J’ai donc fait le plein de calories en pensant à mon plat de purée en flocons, certains soirs sur l’Appalachian Trail. Tant mieux, car après des petites étapes plates, je commence, depuis hier, à rentrer dans le dur. Le relief se corse. Je suis monté à 1300 mètres d’altitude et à la fin de la journée, j’ai cumulé 1700 mètres de dénivelés. Je ne suis pas là pour me balader le long de la plage et avec la chaleur, j’apprécie l’altitude, le petit air rafraîchissant et enfin un peu d’ombre le long du sentier. J’ai maintenant en ligne de mire le mont Olympe, point culminant de Chypre à 1952 mètres d’altitude.

23 mars : Gourri – Stavros tou Agiasmati
À midi, à l’ombre de l’auvent d’un cabanon de jardin, je me repose. Un vent de sud souffle, chaud et sec. Il m’assèche et m’assoiffe. Je marche sur des chemins forestiers en pleine nature, il n’y a pas âme qui vive. Même quand il y a des jardins, je ne vois personne. L’ombre est trop rare à mon goût. Vu le peu d’informations sur ce chemin, je ne sais pas où je peux trouver le prochain point d’eau. Alors, je gère et préfère garder au moins un demi-litre. Alors quand j’arrive à l’église de Stavros tou Agiasmati, j’ai l’impression d’arriver à un oasis. Il y a des toilettes, de l’eau. J’en profite pour me réhydrater. Je me lave. Je n’irai pas plus loin aujourd’hui.
Le lieu est idéal pour camper. C’est désert. C’est dommage, je ne verrai pas les peintures. Cela vaut à l’église, du XVème d’être classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Tant pis, je profite néanmoins du site, en hauteur avec une vue dégagée et surtout, avec de l’eau !

24 mars : Stavros tou Agiasmati – Platania
À l’épicerie de Lagoudera, la jeune fille qui me sert, m’explique qu’ici, c’est cher et que je ferais mieux de faire mes courses en ville. Oui, mais je suis maintenant en plein dans les montagnes, isolées, au cœur de Chypre. Cette épicerie est peut-être la dernière avant quelques jours. Elle est très sommaire et le choix y est très limité. J’arrive quand même à trouver du pain qui, dur comme il est, ne pourra plus guère évoluer ; j’achète quelques bricoles et poursuis.

Plus loin, je m’arrête au café ou plutôt chez une vielle dame qui fait office de kafenion dans sa maison. Sous son foulard, elle est toute ridée et marche difficilement. Elle vit seule, ses enfants sont à Nicosie mais préfère, me dit-elle, rester dans les montagnes. Encouragée par mes quelques mots en grec, elle se lance dans de grandes explications. Je saisis juste des histoires de turcs et d’allemands qui se battent. J’ai beau expliquer que je ne comprends pas, elle continue ses histoires.
Après une visite de la très belle église Panagia tou Araka, elle aussi au patrimoine mondial de l’Unesco pour ses peintures du XIIe, je poursuis par un agréable sentier dans les montagnes. Je suis à plus de 1000 mètres d’altitude. Le fort et chaud vent du sud s’est arrêté au milieu de la nuit. Une brise du nord l’a remplacé. Au point le plus haut, je devrais avoir maintenant des gelées matinales. L’ambiance est hivernale. Il fait frais avec même quelques gouttes. Je planifiais une courte étape avec nuit dans un hôtel de Spilia. Il est complet. Je poursuis donc et trouve une belle aire de camping. Ce sera nuit froide dans les montagnes.
25 mars : Platania – Troodos
C’est une toute petite étape mais qui m’amène presque au sommet de l’Olympe. À 1700 mètres d’altitude, Troodos est, en effet, juste sous le mont Olympe. Certes, il ne s’agit pas du « vrai », celui de Zeus, le plus haut sommet de Grèce. Il est néanmoins le plus haut de l’île de Chypre avec ses 1952 mètres. C’est demain que je le franchirai. Ses pentes débonnaires ne devraient pas poser de problème.

Pour aujourd’hui, nul besoin de me presser et d’arriver au terme de ma traversée de Chypre avec plusieurs jours d’avance. Je profite du confort du touristique site de Troodos. C’est une station de ski en hiver mais ce n’est pas ce dimanche que je vais mettre les peaux de phoques…La saison est terminée ici. Troodos est aussi une station d’altitude à la belle saison. Bus de touristes, vététistes, randonneurs, il y a du monde dans le petit centre entouré de boutiques de souvenirs, bars et restaurants.
Demain, je retourne dans des contrées plus sauvages et déjà se profile la fin de ma traversée de Chypre.
26 mars : Troodos – Alonoui
C’est dans des conditions idéales que je passe au sommet du mont Olympe : grand ciel bleu et température agréable. C’est loin de la description d’Arthur Rimbaud qui, toujours avec son sens de l’exagération, écrit : « Au mois de mai à Troodos : à cette hauteur-ci, il fait et fera encore pendant un mois un froid désagréable ; il pleut, grêle, vente à vous renverser. » Il a travaillé là, à la construction d’une résidence du gouverneur. J’ai quelques doutes sur les conditions qu’il décrit au mois de mai…
Après la foule de Troodos, je retrouve des chemins déserts. Je marche tranquillement ; l’option hors sentier E4 pour passer par le sommet ne pose pas de problème. Trois mouflons, et il est rare d’en voir, semblent surpris de me trouver là.

Je rejoins le chemin balisé et, certainement, dans mes pensées à l’idée de profiter d’un petit métrio à Kaminaria, en début d’après-midi, au terme d’une courte étape, je loupe un embranchement et poursuis sur une bonne piste. Quand, je me rends compte de mon erreur, je change carrément d’option. J’oublie Kaminaria et son métrio et je m’engage par des passages dans les bois et par des pistes encore plus solitaires et désertes. Cette variante, beaucoup plus directe, me fait gagner presque une vingtaine de kilomètres. J’ai encore gagné une journée sur mon programme initial. Je n’ai mon vol pour la Crète que lundi prochain. Au rythme où ça va, je vais faire du tourisme à Paphos les derniers jours.
En attendant, c’est au cœur des montagnes, à proximité d’un petit torrent que je vais passer une nuit tranquille.
27 mars : Alonoui – Stavros tis Psokas
C’était une journée chypriote très classique entre le pont d’Alonoui et Stavros tis Psokas. Après avoir passé la nuit isolé dans les montagnes, j’ai marché toute la journée sur des pistes forestières. Bien sûr, je n’ai pas vu un seul randonneur. Avec la forme qui commence à venir, j’avance d’un bon pas sur ces pistes. C’est une marche agréable. Les dénivelés sont progressifs, il n’y a pas de difficultés. Je n’ai qu’à profiter du paysage. Aujourd’hui, j’ai traversé une belle forêt de cèdres. C’est une espèce endémique de l’île. Ce sont de beaux arbres qui en plus, contrairement aux pins, n’attirent pas les chenilles processionnaires. C’est moins de stress pour moi.

L’autre satisfaction de la journée, c’est de terminer par une étape confortable. À Stavros tis Psokas, il est possible de se loger dans une guesthouse appartenant aux gardes forestiers. C’est simple mais avec tout le confort et juste à côté, se trouve un café-restaurant. La patronne, assez forte et qu’il faut visiblement prendre avec des pincettes, a bien précisé : il n’y a que des sandwiches et il faut venir avant 7 heures. Donc, je vais aller de ce pas et pour ne pas la froisser, boire ma bière et dîner d’un sandwich. Cela devrait suffire pour repartir demain en forme pour ma dernière journée dans les montagnes chypriotes.
28 mars : Stavros tis Psokas – Polis

À Polis, je suis sur la côte nord-ouest de Chypre. En 3 jours, j’ai parcouru presque 100 kilomètres du sommet de l’Olympe au bord de mer. J’en ai presque terminé de ma traversée de l’île. Il ne me reste plus qu’à contourner la péninsule d’Akamas pour m’approcher de Paphos. Je vais maintenant marcher sur les traces d’Aphrodite, déesse de la beauté et de l’amour.
C’est curieux comment Chypre a conservé sa culture hellénique. Malgré la succession d’occupants pendant deux millénaires, c’est la culture, la langue grecque qui est restée. Quand on traverse Chypre, on pourrait se croire en Grèce. Dans les petits kafénion, les vieux jouent au tavli, la version locale du backgammon, en buvant leur café grec. De nombreux drapeaux grecs flottent devant les maisons, souvent seuls, sans être associés au drapeau chypriote. L’église orthodoxe est bien implantée et les monastères appliquent parfois des règles aussi strictes qu’au mont Athos. Je ne devrais pas être trop dépaysé en arrivant en Crète. Cela risque d’être un prolongement naturel de la traversée de Chypre.
29 mars : Polis – Péninsule d’Akamas
Avec Aphrodite, Chypre ne pouvait bénéficier de plus belle ambassadrice. C’est de Paphos qu’elle a surgit des flots de la Méditerranée. Ce matin, je suis passé devant les bains où, nue, elle avait l’habitude de se détendre. Là, le bel Adonis la surprit et ainsi naquit leur amour.
Mais ces moments de beauté et de poésie n’occultent pas, parfois, la colère des Dieux et Déesses. Cela a été le cas cette nuit, où pris d’une soudaine rage, éclairs et pluie torrentielle se sont abattus sur Polis. J’ai remercié les Dieux et Déesses d’avoir attendu une nuit où je dormais à l’hôtel pour exprimer leur soudaine colère.
La dispute devait être sérieuse, puisque toute la journée s’est déroulée entre ciel noir et rayons de soleil. Pour moi, c’était une aubaine ; non seulement le vent, parfois violent, apportait une fraîcheur agréable pour marcher mais surtout, ce jeu de lumières magnifiait les vues sur la côte sauvage de la péninsule d’Akamas. L’endroit est classé parc naturel malgré les tentatives des promoteurs de bétonner ces côtes aux eaux turquoises.

En début d’après-midi, le ciel noir semblant gagner la partie, j’ai préféré jouer la prudence et profiter de l’abri sommaire d’un ancien campement. Ce soir, si l’orage éclate à nouveau, je serai un peu plus à l’abri que sous la tente. En attendant, le soir, le vent d’ouest continue de souffler fort et m’amène le grondement de la mer démontée.
30 mars : Péninsule d’Akamas – Agios Georgios

14 jours de marche, cela passe vite. L’île n’est pas grande et j’en ai déjà terminé de Chypre. C’est un peu court pour vraiment rentrer dans un pays. Les premiers jours étaient dans une partie touristique, un environnement international, un peu russe, un peu anglais et à peine chypriote. Les derniers jours étaient du même acabit. Certes, la côte est belle par endroit et la marche y est agréable mais j’ai préféré les trop rares moments dans les villages, les kafénions de l’intérieur.
J’ai quand même, en marchant à travers l’île pu avoir un bel aperçu de Chypre avec ses villages traditionnels, ses monastères, ses églises classées au patrimoine mondial de l’Unesco, la montagne avec son point culminant, les forêts de cèdres, la côte est et ouest, les gorges d’Avakas et les villes de Larnaca et Paphos au départ et à l’arrivée. Pas mal tout cela rien qu’en marchant 14 jours !
Cela a été aussi une bonne mise en jambe, pas de grosses difficultés mais quelques étapes respectables, pas mal de nuits en autonomie dans la campagne avec une difficulté à gérer : l’eau. Trois gouttes dans la montagne, et deux orages la nuit, la plupart des ruisseaux sans eau, Chypre est un pays sec. « Ce pays qu’on m’avait vanté comme une oasis des îles de la Méditerranée, ressemble entièrement à toutes les îles pelées, ternes, nues, de l’Archipel ; c’est la carcasse d’une de ces îles enchantées où l’antiquité avait placé la scène de ses cultes les plus poétiques… » a écrit Lamartine. Je suis pas loin de partager sa vision. Après les humides Appalaches, je suis passé à l’opposé. Crète devrait être dans la continuité. Les prévisions pour les deux semaines dans la région d’où je démarre, ne donnent aucune précipitation. C’est bon, je commence à être aguerri et je ne vais pas regretter la marche sous la pluie.
C’est le week-end pascal. Je suis en vacances. Je ne reprends qu’après, de la côte est de Crète.
2
Crète
3 avril : Kato Zakros – Chandras
Des flots d’où surgit Aphrodite, j’ai rejoint Crète, l’île où Zeus emmena sa nouvelle conquise, la déesse Europe. De leur amour, naquit le roi Minos qui a donné son nom à la première civilisation hellénique.
Les dieux et déesses avaient une facilité à se transposer d’une rive à l’autre que je n’ai pas. Ce fut long, un peu la course, mais j’y suis. Je suis en face de là où j’ai laissé le chemin. 500 kilomètres plus à l’est se trouve Chypre. Le survol de Crète puis la traversée par la route dans l’autre sens m’a donné un petit aperçu de ce qui m’attend : un relief marqué, des sommets enneigés, un paysage assez sec… Le programme va se corser, il va falloir que j’élève mon niveau.

À Kato Zakros, sur les bords de la Méditerranée, à l’extrême Est de Crète, je suis aux sources de la civilisation grecque et par là même, aux sources de la civilisation européenne. Les ruines d’un des quatre palais minoéns de l’île y ont été découvertes. La culture minoénne est la plus ancienne de l’antiquité en Grèce. Elle s’est développée à peu près à la même époque que l’Égypte antique et nous a laissé dans notre culture l’architecte Dédale et son labyrinthe, son fils Icare, Ariane, fille de Minos, et son fil…
Passé les ruines plus suggestives qu’impressionnantes de l’ancien palais, je remonte de belles gorges encaissées avant de prendre de la hauteur. Le chemin passe par une succession de cuvettes cultivées au milieu d’un paysage très minéral. Le contraste entre le vert profond des champs parsemés de fleurs et les ocres des rochers est superbe. Je marche sur de bons chemins. Je me régale. La traversée de la Crète débute sur de bonnes bases.
4 avril : Chandras – Thripti

Finalement, le sentier E4 en Crète est assez proche de l’Appalachian Trail. Certes, il n’y a pas de forêts, il ne pleut pas ; il n’y a pas non plus la bulle de thru-hikers, ni de barbu. On pourrait aussi noter que le métrio crétois n’a rien à voir avec l’insipide café américain et qu’à la place des crotales et des ours, il y a des paysans qui travaillent dans les champs, des chèvres dans les montagnes. Donc, il y a malgré tout quelques différences mais comme sur l’Appalachian Trail, il y a des trails angels ou plutôt des yiayia (grand-mère en grec) angels.
Ce matin à Vori, j’en ai rencontré une dans le village qui voulait me donner presque un kilo de tomates fraîchement cueillies. J’en ai juste pris deux pour ne pas me charger. Hier, à Chandras, c’est une autre yiayia angel qui m’a offert une part de tarte. Elles sont super, les mamies crétoises !
J’ai aussi rencontré ma première randonneuse sur le chemin E4, une suédoise qui a débuté quelques jours avant moi. Elle a continué un peu sa route ce soir. Pour moi, la journée a été assez longue. Une petite butte avec vue sur la mer lybienne, un robinet d’eau, l’endroit est parfait pour la nuit.
5 avril : Thripti – Chapelle Agios Nikolaos
Hier c’était les yiayia angels, aujourd’hui, à la taverne de Meseleri, un crétois m’invite à boire une bière et à partager la fin de leur repas. J’ai déjà mangé une copieuse salade grecque, une brochette de porc avec des frites accompagnés déjà d’une bière. Mais expérience de l’Appalachian Trail aidant, je ne fais pas la fine bouche. Il vaut mieux trop manger ; de toute façon, j’élimine ensuite.

Après une matinée superbe avec des vues à la fois sur la mer de Lybie et sur la mer Egée, le milieu de la journée a été rude. Le chemin montait dans un paysage sec et dénudé. Le soleil commence à taper ici. Aussi, arrivé à Meseleri, j’ai préféré faire une longue pause pour laisser passer les heures les plus chaudes. C’est comme ça, qu’après avoir pique-niqué vers midi, pris un repas complet à la taverne vers 14h, je continue à manger et à boire à la table des crétois.
Bien rassasié, en fin d’après-midi, je poursuis une petite heure avant de trouver un endroit parfait pour la nuit. À la chapelle Agios Nikolaos, il y a un point d’eau pour la douche et la lessive, un auvent avec tables et chaises pour attendre, repu, la fin de la journée.
6 avril : Chapelle Agios Nikolaos – Agios Georgios
Ce week-end, c’est la Pâque orthodoxe. La religion est encore très présente en Grèce. Pendant les longues années d’occupation ottomane, la langue et la religion ont été le ciment du peuple grec. Et parmi les fêtes religieuses, la Pâque y tient une place importante. De nombreuses processions et manifestations sont organisées un peu partout. En ce vendredi saint, on brûle Judas à Meseleri où j’étais hier. Le même sort l’attend demain à Agios Georgios.
En redescendant des montagnes Dhikti, j’arrive après la procession qui se déroulait dans l’après-midi à la chapelle Agio Pnevma sur le plateau de Limnakaro. Les familles du plateau de Lassithi en ont profité pour pique-niquer autour de la chapelle. Même si j’arrive à la fin des libations, je suis invité au passage par une famille. J’ai droit au raki crétois. Contrairement au raki turc, il n’est pas à base d’anis ; c’est un alcool de raisin. C’est bon, moins fort qu’une liqueur mais après 2 verres, je préfère arrêter, il me reste encore de la marche. Même si certains parlent anglais, j’apprécie de pouvoir aussi communiquer en Grec au moins pour expliquer ce que je fais, que je trouve la Crète très belle etc…

C’est vrai qu’encore aujourd’hui, l’étape était superbe. Des vues sur la mer, des montagnes avec les dernières plaques de neige, le plateau de Limnakaro verdoyant avec en fond les minérales montagnes et pour finir, ce plateau de Lassithi, à presque 1000 mètres d’altitude et cerné de montagnes et de collines. Cela fait 4 jours que je marche et chaque journée est différente et il y a bien sûr, les crétois ! Bref, c’est super !
7 avril : Agios Georgios – Kastelli
Le chemin file droit sur le plateau de Lassithi. À cette heure matinale, la campagne est déserte. Des anciens moulins pour pomper l’eau ne subsistent que les carcasses rouillées et figées. J’entends au loin les aboiements des chiens ou la volée des cloches des villages voisins. Le ciel est vraiment nuageux, noir, pour la première fois depuis le départ ; quelques grondements du tonnerre annoncent l’orage qui, finalement, ne viendra pas.

Après plusieurs jours dans des montagnes assez retirées, je perds de l’altitude. La descente du plateau de Lassithi se fait, en une succession de zigzags, par une impressionnante ancienne chaussée. Je vais traverser pendant 3 jours une zone plus humanisée. Les villages sont plus nombreux. Ce n’est pas désagréable surtout que je marche toute l’étape en évitant le bitume. Un ancien aqueduc romain, les ruines de l’ancienne cité de Littos, quelques chapelles perchées sur leurs collines agrémentent le parcours.
L’étape est courte, 23 kilomètres, pratiquement sans montée. À Kastelli, petite ville avec toutes les commodités, je suis à nouveau à l’hôtel. Un rythme de retraité pour aujourd’hui !
8 avril : Kastelli – Archanes

Le monastère d’Agarathos est un des plus anciens de Crète. Comme beaucoup de site de l’île, il a subi les outrages de l’occupation Ottomane. En 1821, les moines, suspectés de coopérer avec les révolutionnaires grecs, sont assassinés et le monastère est incendié. En 1896, il est, à nouveau, détruit.
Le souvenir des luttes pour libérer Crète de l’occupation Ottomane est très présent. Hier, c’était une stèle rappelant l’assassinat d’un dignitaire turc coupable d’atrocités contre la population. Ailleurs, des monuments commémorent massacres ou actes d’héroïsme.
Il y a à peine plus d’un siècle, officiellement en 1913, que la réunification à la Grèce a abouti. Les parents des personnes âgées que je rencontre, sont nées turques. C’est dire que cette histoire est encore bien ancrée dans les mémoires.
« Pourquoi la Crète s’est elle révoltée ? Parce que Dieu l’avait faite le plus beau pays du monde, et les Turcs le plus misérable », écrit Victor Hugo. Et cette lutte a été longue et douloureuse. Il aura fallu presque un siècle après l’indépendance de la Grèce pour que l’unification, « ένωση (enosis) », se réalise enfin.
Les grandes puissances et l’Angleterre en particulier ont longtemps tenu les ficelles, avançant ou revenant en arrière selon leurs intérêts pour ou contre l’Empire Ottoman. L’histoire du jeune état grec a été et est encore aujourd’hui tributaire du jeu des grandes puissances qui agissent selon leurs propres intérêts plutôt que celui des grecs.
Ma moyenne journalière de l’Appalachian Trail est en train de fondre chaque jour un peu plus. 22 kilomètres pour aujourd’hui à l’arrivée à Archanes. Après le monastère d’Agarathos, je me suis un peu empêtré dans une gorge à la végétation dense. Les traces difficiles à suivre, les fausses pistes m’ont ralenti. Assoiffé, au bar de Mirtia, un client a insisté, comme d’habitude, pour payer ma consommation. Après avoir pique-niqué, c’est à la sortie de Kournavi, que je me suis arrêté à nouveau. C’est dimanche de Pâque, et une famille était installée en bord de route, devant leur maison en plein préparatifs de leur repas de fête. Le barbecue grillait des montagnes de viandes. Je me suis installé et deux heures plus tard, je n’avais pas avancé d’un centimètre. Grillades, salades, fromages, pâtisseries diverses et variées, le tout arrosé de vin rouge crétois et de raki…la famille est réunie, mange copieusement et discute allègrement. Je chante le métèque de Georges Moustaki avant qu’ils ne le reprennent en grec. On passe aussi du Nana Mouskouri ou du plus traditionnel rebetika…Le repas se prolonge dans l’après-midi. Il est temps pour moi de continuer mon chemin. La montée vers Archanes est rude après ce repas bien arrosé, mais je finis par arriver au bout de mes 22 maigres kilomètres. C’était un dimanche de Pâque orthodoxe. Celui qui n’a pas traversé la Crète à pied, a loupé quelque chose…
9 avril : Archanes – Refuge de Prinos
Au refuge de Prinos, à plus de 1000 mètres d’altitude, je suis à nouveau dans la montagne après quelques jours dans la campagne crétoise. J’ai marché dans un paysage champêtre de collines avec vignes et oliviers. Ces quelques jours m’ont permis de découvrir l’extraordinaire φιλοξενία (philoxenia, hospitalité) crétoise.

J’ai aussi diversifié mes formules de salutations. À côté du traditionnel Καλημέρα (kalimera), littéralement « bonjour » et décliné en kalispéra pour le soir ou kalinichta pour bonne nuit, il y a d’autres manières de saluer.
Le plus classique est le για σας (yia sas) pour le vouvoiement mais ici, le tutoiement est plus généralisé ; c’est alors για σου (yia sou). On peut le traduire par « santé à toi » (ou à vous). C’est l’équivalent de notre « salut ». L’œil averti aura reconnu dans « yia » la racine du mot hygiène.
Plus original et aussi assez utilisé le χρόνια πολλά (chronia polla). Cela signifie « de nombreuses années » ; je vous souhaite de nombreuses années. On reconnaîtra là aussi nos racines « poly » pour plusieurs et « chrono » pour le temps. Enfin, j’ai appris une autre formule, très chrétienne : Χριστός ανέστη (Christos anesti), à laquelle on répond par un tout aussi chrétien αληθώς ανέστη (alithos anesti). Cela veut dire « le Christ est ressuscité » et la réponse est « c’est vrai, il est ressuscité ». Bon, pour le moment, je m’en tiens aux formules classiques. Le kaliméra, le matin et le yia sou plus tard.
Comme beaucoup de refuges en Grèce, celui de Prinos n’est ouvert qu’occasionnellement. Je suis donc seul ce soir à camper dans la montagne. Je ne vais pas avoir à essayer les différentes formules de salutations que j’ai apprises.
10 avril : Refuge de Prinos – Vori
Cette fois, j’en ai terminé avec les sauvages montagnes crétoises. J’ai eu droit pour cette dernière journée à un beau lever de soleil. Seul sous le porche du refuge de Prinos, je dominais un vaste panorama, de la baie d’Héraklion sur la mer Egée, au paysage de collines que je venais de traverser avec le mont Dhikti au fond et les bords de la mer de Lybie au sud. Le calme du site était juste animé par le tintement des clochettes des chèvres qui pâturaient autour du refuge.
Au col, le Psiloritis enneigé, le point culminant de l’île, me tendait les bras. Mais non, je me réserve une portion côtière pour terminer Crète avant de m’engager dans les montagnes pour tout le reste du parcours. En descendant les gorges de Rouvas, j’ai eu un premier aperçu de ce qui m’attend. Des groupes de randonneurs, des marcheurs à la journée… je vais quitter la belle Crète de l’intérieur pour une partie plus touristique.

11 avril : Vori – Aghia Galini

Après une nuit à camper dans un champ d’oliviers, je retourne à Vori pour mon café matinal. Les kafenions ouvrent en général assez tôt. Celui de Vori est classique des petits établissements dans les villages que je traverse. La propriétaire a déjà un âge avancé. On a l’impression qu’elle a été là, toute sa vie, ouvrant tôt et préparant les cafés pour ces clients habituels du matin. La salle ressemble un peu à une maison particulière avec le salon et la cuisine derrière où se prépare le café. Des photos de famille, une décoration un peu kitsch ornent, ici, l’arrière du comptoir. Trois crétois, retraités, assis sur un canapé boivent leur café. Ils discutent en prenant leur temps. Le café grec est une invitation à la paresse pour bien laisser le marc se déposer. Comme d’habitude, je commande un métrio et le matin, c’est un διπλό (diplo=double qui a donné dupliquer). Comme souvent, un des clients insiste pour me payer la consommation.
Le café grec (on ne dit pas turc ici, ce serait mal vu) est une institution. Il se prépare dans une petite casserole à long manche, le briki. Traditionnellement, c’est sur des braises que sont chauffés l’eau et le café moulu, en évitant soigneusement de faire bouillir. À défaut de braises, beaucoup de grecs, et même dans les cafés, utilisent un petit réchaud à gaz. J’imagine que c’est pour mieux contrôler la cuisson et éviter justement de bouillir l’eau.
Comme, une fois versé, on ne remue pas son café, à la commande, se choisit le niveau de sucre. Le σκέτος (skétos) est sans sucre ; le μέτριο (métrio) que je prends est intermédiaire ; j’aime son côté suave et onctueux ; enfin, le γλυκό (glyko qui a donné glucose) est celui qui est bien sucré.
Je prends donc mon temps ce matin à Vori en buvant mon café et discutant, comme à la maison, avec les clients et la patronne. Et puis, il est temps de poursuivre mon chemin. J’ai du tourisme à faire aujourd’hui : visite des sites minoéns de Phaïstos et Agia Triadha avant de marcher plusieurs kilomètres sur le bord de la mer de Lybie. En fin de journée, sur la terrasse de l’hôtel dominant le port d’Aghia Galini, c’est plutôt vers une bière que vont mes pensées.
12 avril : Aghia Galini – Preveli
À Preveli, je suis en bout de piste dans un endroit isolé de la côte sud de la Crète. Le petit hôtel est simple mais c’est un petit coin de paradis. C’est calme. Je suis bercé par le bruit des vagues de la mer de Lybie. Toute cette partie de la côte n’est accessible que par des routes, souvent des pistes venant de la montagne et terminant en cul de sac sur le rivage. Pour le marcheur, c’est l’idéal ; il y a de temps en temps des endroits pour se ravitailler ou prendre un café dans une taverne et entre, on longe des bouts de côte sauvage. Cela a été le cas pour moi aujourd’hui. J’ai marché parfois en haut de falaises, parfois sur des plages désertes ou à crapahuter dans les rochers. Cela reste physique avec des petits raidillons et on laisse de l’énergie à marcher sur le sable. Mais, la journée n’a rien de la performance physique. Alors qu’il était encore tôt, je suis arrivé à Preveli et je n’ai pas résisté à la tentation de m’arrêter à cet hôtel. Demain sera un autre jour et je n’ai pas un impératif de date à tenir.

13 avril : Preveli – Frangokastello
Que dire ? Je prends un café accompagné d’une pâtisserie face à la plage de Plakias. Je viens de me baigner. L’eau était bonne, la plage tranquille. Je pense aux rudes montagnes de la Grèce Centrale, à la sauvage Albanie. Je pense aussi aux 15 kilomètres qu’il reste à faire jusqu’à Frangokastello. Le temps, le rythme invite plus au farniente qu’à la marche.

Et puis, je repars quand même. Après Souda, la piste en hauteur et dominant la mer est agréable. J’ai retrouvé de l’ardeur malgré le soleil qui cogne en milieu de journée. Cela appelle une nouvelle baignade.
Je termine par une ligne droite sur le bitume. Je n’aime pas cela mais j’arrive finalement à Frangokastello. 32 kilomètres aujourd’hui, j’ai finalement fait mon boulot.
14 avril : Frangokastello – Aghia Roumeli
Hier, les horaires pour la traversée en bateau de Kissamos (Crète) à Gythio (Peloponnèse) à partir du 15 avril ont enfin été publiés. Mauvaise surprise, non seulement, il n’y a pas un renforcement des liaisons mais, il n’en reste plus qu’une directe par semaine. C’est le mercredi. Mercredi prochain, cela me laisse 4 jours de marche. Mercredi en huit, même en flânant, c’est vraiment loin.
Hier soir, donc, c’était machine à calculer et recalibrage des étapes. Les vacances sur la côte sud de Crète sont terminées. Il va falloir que je tourne au-dessus de 30 kilomètres par jour.
Ce matin, je n’ai pas traîné pour démarrer. Ils annoncent la journée la plus chaude de la semaine avec 30°C. En milieu de journée, sans ombre, cela commence à faire. Je préfère abattre des kilomètres le matin. Manque de chance, je suis une trace GPS téléchargée qui est mauvaise. Franchissement de multiples clôtures, passages acrobatiques, je suis presque content de retrouver le bitume. Je suis servi aujourd’hui, il y en a une bonne section. Enfin, après Chora Sfakion, je retrouve un sentier. Il est magnifique. Je surplombe la mer, passe par de belles plages sauvages et au milieu, il y a un arrêt à Loutro. Le petit port est lové au fond d’une crique. Il est uniquement accessible par bateau. Les petits cafés au bord de l’eau, les maisons blanches aux volets bleus invitent à la pause et à la contemplation.

Mais, il me reste à terminer ma journée. Encore 14 kilomètres, au moment le plus chaud pour arriver à Aghia Roumeli. J’ai fait mon boulot, 34 kilomètres et presque 1000 mètres de dénivelés. J’apprends que, finalement, les gorges de Samaria ne sont pas encore ouvertes. Il est trop tôt dans la saison. Du coup, je ne vais pas faire le gros détour que j’envisageais. Il me faudra revenir en Crète pour les gorges. Par contre, j’ai gagné une fin de la traversée de l’île moins tendue.
15 avril : Aghia Roumeli – Paleochora
Arrivé à Sougia en milieu d’après-midi, l’heure était plutôt au repos. Certes, je n’avais fait que 20 kilomètres mais avec 1300 mètres de dénivelés dans un relief accidenté, le tout avec la chaleur. Le paysage était, à nouveau, superbe et encore plus sauvage que les jours derniers. Entre Aghia Roumeli et Sougia, il n’y a aucun village ou port.

J’en profite donc pour me rehydrater et me recharger en calories. J’en profite aussi pour voir comment se présente mes dernières étapes en Crète. Avec le repos, la lucidité revient. Si je m’arrête là, je n’ai plus que 2 jours de marche et 80 kilomètres…
Après une longue pause réparatrice, je repars. Le relief est moins marqué et il est 20 heures bien tassé quand j’arrive à Paleochora. J’ai fait 15 kilomètres supplémentaires. Avec 1800 mètres de dénivelés, c’est ma grosse journée. Les deux suivantes vont être consistantes mais devraient être plus faciles.
16 avril : Paleochora – Miros
Ce matin, je ressens la fatigue de la longue étape de la veille. Heureusement, le relief est beaucoup plus plat aujourd’hui. Le temps est aussi moins chaud et couvert. J’ai même 3 gouttes dans la matinée. Avec celles que j’ai eu à Chypre, je dois arriver à une dizaine de gouttes de pluie en un mois.
La grande nouveauté de la journée est que, passé Elafonissi, je prends la direction du Nord. Cela fait un mois que je marche vers l’ouest. Je vais maintenant pendant de nombreuses journées tourner le dos au sud. Cap plein nord, dorénavant.

Après un bon 35 kilomètres, un peu fourbu par les efforts des derniers jours, je m’arrête à côté d’une petite chapelle dominant la côte ouest de Crète. Kissamos est à portée de marche et demain, je devrais terminer mon périple crétois.
17 avril : Miros – Kastelli (Kissamos)
J’ai un peu l’impression d’avoir terminé la Crète au pas de course. Après 5 grosses étapes, je suis arrivé au port de Kastelli d’où j’embarque demain matin pour le Peloponnèse. J’ai maintenant une journée complète pour me reposer dans le bateau pour Gythio.

J’aurai quand même aimé prendre un peu plus mon temps ces derniers jours, pouvoir m’arrêter et passer plus de temps dans ces petits ports tranquilles. Cela n’enlève rien à cette belle traversée de la Crète ! Montagnes, oliveraies, côte sauvage et l’extraordinaire hospitalité des habitants des villages de l’intérieur. C’est un régal !
Je ne peux quitter la Crète sans évoquer le plus célèbre des crétois. L’écrivain Níkos Kazantzákis est mondialement connu pour deux de ses romans adaptés au cinéma : « Zorba le Grec » et « la dernière tentation du Christ ». Je terminerai cette traversée crétoise avec ces mots qu’il a écrit :
« Parcourir le monde pour voir,
voir sans jamais être blasé,
nouvelles terres et mers,
nouveaux peuples et idées
voir comme si c’était la première fois
voir comme si c’était la dernière fois »
3
Péloponnèse
19 avril : Gythio – Kastania
Des chemins dans une herbe verte et gorgée de rosée, des ruisseaux avec le bruit de l’eau qui coule et même des vaches dans les prés, pour peu, je me serai cru en Normandie ce matin. Après un mois dans les îles sèches et arides de Chypre et Crète, c’est le premier changement. Fini aussi les plages de sable blanc et la bière du soir au bar face à la mer. Je rentre dans les terres et au fur et à mesure que je monte, le paysage devient magnifique. Les champs d’oliviers, les fleurs mauves, blanches, jaunes, rouges qui parsèment les prés, ça et là une chapelle, quelques vieilles bâtisses de pierre et au fond les pentes enneigées du mont Taygète. Je reste un moment à côté de la belle église de Bosineika à contempler ce spectacle.

Demain, je vais m’approcher du mont Taygète. Je verrai si je tente le chemin par le sommet à 2404 mètres d’altitude ou si je me contente de rester sur le sentier E4.
20 avril : Kastania – Lakomata (par le mont Taygète)
Hier soir, j’ai campé à Kastania. Le village ne compte que 20 habitants permanents. Il y avait 3 cafés dans le passé, mais fait extraordinaire, il en reste un. Le village est pourtant isolé, en moyenne montagne, loin des circuits touristiques. Quatre clients étaient absorbés par le journal télévisé du soir. Avec la patronne, un quart du village était là ! Pour moi, c’est une chance. Plutôt que de me préparer un repas de fortune, j’ai eu droit à un excellent pot-au-feu. Le poêle chauffait la salle. C’était parfait avant de dormir près de l’église. C’était aussi parfait pour le petit café du matin avant de démarrer.
Il fallait bien cela pour la rude étape du jour. J’ai longtemps hésité sentier E4 ou sommet.

Finalement, à l’embranchement, j’ai filé droit vers le mont Taygète. Je ne regrette pas. Les vues sur les sommets étaient superbes. Le chemin bien qu’un peu aérien, ne posait pas de problèmes particuliers. À la montée, j’ai évité les langues de neige et à la descente, trois polonais, descendus devant moi, avaient bien marqué les rares passages sur la neige. J’ai par contre renoncé et fait demi-tour pour le parcours toutes crêtes que j’envisageais. Un passage était assez délicat et je ne pouvais pas voir ce qui m’attendait face nord. Je termine la journée près d’une fontaine à 1300 mètres d’altitude. 34 kilomètres, 2200 mètres de dénivelés, cela suffit pour aujourd’hui.
21 avril : Lakomata – Tripi
Après une étape très montagnarde, j’ai eu droit aujourd’hui à une journée de tourisme. Et quelle belle journée ! Ce matin, par un très beau sentier, je suis descendu avec derrière moi de belles vues sur les cimes du Taygète. Pour rejoindre la plaine de Sparte, c’est par un tout aussi beau sentier que j’ai traversé des gorges. Ce sentier est creusé le long des falaises. Enfin, une grosse partie de la journée a été consacrée à la visite de Mystras.

Mystras est classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Fondée par les Francs, la cité a été surtout une puissante place forte byzantine. C’était une des villes les plus importantes de l’Empire et un foyer de la culture byzantine et de la religion orthodoxe. Elle est restée une ville importante sous l’Empire Ottoman avant que la population n’abandonne la ville au XIXe pour s’installer dans la Sparte moderne. Aujourd’hui, il reste un vaste ensemble de ruines avec églises peintes, monastères, palais, forteresse. Le tout dans un beau site dominé par les cimes enneigées du Taygète et surplombant la plaine de Sparte.
Demain retour aux affaires courantes avec une étape dans la nature.
22 avril : Tripi – Aghios Pandeleimon
Je suis sorti des sentiers battus, si on peut considérer que le chemin E4 en est un. Disons qu’avant, je pouvais croiser un randonneur et que maintenant la probabilité est proche de zéro.
Pour éviter de traverser les villes de Sparte et Tripoli, ce que fait le E4, j’avais repéré sur les cartes topographiques grecques, des sentiers. J’avais même pu récupérer des traces GPS.
Donc depuis hier soir, c’est par des chemins vraiment solitaires, que je suis engagé. En gros 50 kilomètres sans village et en moyenne montagne. La nuit dernière, c’était tranquille, sur un petit promontoire qui dominait la plaine de Sparte que j’ai dormi. Aujourd’hui, j’essaie de suivre vaille que vaille le balisage sur le terrain et la trace. Les personnes qui balisent ont du mérite vu le peu de personnes qui profitent de leur travail. Pour moi, le problème est que le sentier, faute de marcheur, est peu marqué sur le terrain. Dès que je perds de vue les balises, j’ai du mal à retomber sur le chemin.

Mais quand une hypothèse de chemin élaborée confortablement devant mon ordinateur fonctionne, j’éprouve une grande satisfaction. C’est le cas aujourd’hui. Dans un beau paysage de montagnes avec vues sur le Taygète, le golfe de Kalamata, la plaine de Sparte…je suis passé. J’ai fait la liaison la plus incertaine de ma remontée du Peloponnèse. La suite sera plus simple.
23 avril : Aghios Pandeleimon – Léontari
C’est loin de la Grèce traditionnelle que je marche ce matin. À 1600 mètres d’altitude, il y a un peu de givre. La nuit a été fraîche sous l’auvent attenant à la chapelle Aghios Pandeleimon. Je marche sur une crête en hauteur, à travers des forêts de sapin. Derrière moi, se dessinent encore pour la dernière fois, les sommets enneigés du Taygète. Je pourrais être dans le Maine, ce serait assez proche. Il ne manque que les balises blanches tous les 50 mètres et quelques barbus pour se croire sur l’Appalachian Trail.

Puis, au fur et à mesure que je descends, les forêts de sapin laissent la place aux chênes verts, aux premiers oliviers et à la broussaille d’épineux typique de la Méditerranée.
Léondari est le premier village après 50 kilomètres de marche depuis Tripi. Un petit hôtel, un café, la place du village tranquille, voilà qui va faire du bien après 4 nuits à camper.
24 avril : Léontari – Karitena
À Tripotamo, j’échange quelques mots avec un berger. Pas, une longue conversation, le classique, d’où je viens, ce que je fais, où je vais…En général, je reste sur la partie en cours, là, la traversée du Peloponnèse. Déjà, les gens ont du mal à comprendre alors si je commence à expliquer que je vais de Chypre en Italie… Un peu plus tard, un autre berger, quand je lui ai juste parlé de cela, finalement 300 petits kilomètres du sud au nord, s’est signé. Sans doute, un cousin du sicilien que j’avais rencontré dans le parc des Nebrodi…
Un berger, un troupeau de moutons… rien de plus normal, je suis en Arcadie. Dès l’antiquité, Virgile a donné une image idyllique, de terre paisible peuplée de bergers. Ce portrait romantique de l’Arcadie a été repris ensuite dans des tableaux comme par Poussin ou en littérature. Aujourd’hui, c’est souvent une marque commerciale utilisée par des maisons de retraite ou sociétés.

Rien de très romantique dans la partie de l’Arcadie que je traverse aujourd’hui. Je suis entre deux massifs montagneux. C’est une zone avec une centrale thermique, une mine de lignite, l’autoroute de Kalamata, la ville de Megalopoli (grande ville en grec mais ni une mégalopole ni une ville de mégalos…). La pollution due à la centrale et la mine atteindrait apparemment des niveaux records.
Finalement, je m’en sors pas trop mal avec pas mal de pistes et des routes sans circulation.
Les villages que je traverse, sont déserts. Beaucoup de maisons sont à l’abandon. Le contraste est frappant avec Karitena où je dors ce soir. C’est un village touristique avec cafés, tavernes et restaurants. Je suis à nouveau maintenant dans un secteur propice à la randonnée.
25 avril : Karitena – Dimitsana
Cela pourrait être le monastère de Phuktal au Zanskar. Dans un site magnifique des gorges de Lousios, les cellules des moines du monastère de Prodromos sont, comme dans l’Himalaya, accrochées à la falaise, les balcons suspendus dans le vide. Les moines orthodoxes comme les bouddhistes avaient le don de trouver des endroits improbables pour se retirer et méditer.

Le site est un peu le point d’orgue d’une belle journée. J’ai laissé le chemin E4 non seulement pour éviter les traversées des villes de Sparte et Tripoli mais aussi pour cette étape de Karitaina à Dimitsana.
Le site antique de Gortyna avec ses murs cyclopéens, les différents monastères byzantins dont le plus ancien date de 963, pont Ottoman, la journée pourrait être un résumé de l’histoire de la Grèce. Le tout est servi dans le cadre magnifique des gorges de Lousios avec ses falaises, la rivière qui coule abondamment et des sentiers très bien entretenus.
Arrivé à Dimitsana, joli village à 900 mètres d’altitude, je m’arrête là. L’étape est courte mais suffisamment riche pour ne pas en rajouter.
26 avril : Dimitsana – Kamenitsa
Dimitsana, Vytina sont des petits centres touristiques. Avec l’altitude, les touristes apprécient la fraîcheur et le ski pour Vytina avec une petite station à proximité. Dans le centre, il y a des boutiques de produits locaux, cafés branchés, tavernes, hôtels chics…Les vieilles maisons en pierre ont été restaurées. L’ensemble respire une certaine prospérité, loin de la crise grecque.
Pour moi, l’aubaine, c’est des sentiers remarquablement entretenus, balisés. L’étape du jour était particulièrement agréable. J’ai traversé une partie du massif du Menalon, sur un sentier dans les forêts de conifères (sans chenilles processionnaires !), avec relief doux, petits torrents, prairies fleuries… C’était un enchantement !

Du coup, j’étais encore en pleine forme arrivé à Vytina. Malgré quelques coups de tonnerre, j’ai décidé de poursuivre. Mauvaise pioche, j’ai découvert ce qu’était la pluie. Un bon orage est arrivé un peu avant Nimfasa. Pluie mêlée de grêle, j’ai enfin pu tester le parapluie pour autre chose que me protéger du soleil. À l’abri du kafenio du village, il me reste à attendre que l’orage passe et trouver un endroit correct pour passer la nuit.
27 avril : Kamenitsa – Krinofita
Réveil dans l’humidité ce matin, comme souvent après une soirée orageuse. Je plie la tente trempée et pars après un rapide petit déjeuner. Autant il est assez difficile de trouver une chambre dans les petits villages, autant il est rare de ne pas y trouver un café et aujourd’hui, j’ai une journée entre les massifs montagneux du Menelon et de Chelmos et je dois passer par plusieurs villages.
À Panagritsa, le kafenio est classique de ces petits établissements dans les coins isolés. Il n’y a pas d’enseigne, un canapé installé devant la télé allumée. Je demande même en rentrant si c’est bien un café. La patronne est âgée et il est probable que le café fermera quand elle ne pourra plus s’en occuper. Je suis le seul client et la recette quotidienne ne doit pas être extraordinaire.
Après mon métrio double du matin, je poursuis jusqu’à Daras. Le village est plus grand. Il y a déjà du monde sur la terrasse, que des hommes assez âgés, comme en général. Les femmes restent à la maison. Un client insiste pour me payer la consommation ; là aussi, c’est habituel.

À Pagrati, je ne vois que deux personnes mais ils ont tous les deux, le temps de me dire que le kafenio a fermé ; un peu comme si le malheur s’était abattu sur le village.
En milieu d’après-midi, l’arrêt à Likouria est apprécié. La dernière montée, avec le soleil au plus haut, a été rude. La patronne du café me montre des yemistas (tomates et poivrons farcis). Je me laisse tenter. Je risque de camper en pleine nature ce soir. Ce sera une avance sur le repas du soir.
À Krinofita, le kafenio ressemble à celui de ce matin. La différence est qu’il fait aussi épicerie. C’est sommaire, quelques bricoles sur les étagères ou dans des cartons. Pour moi, cela suffit pour boire une bière avec quelques chips. J’ai quand même fait 28 kilomètres aujourd’hui et il est temps d’aller camper. Le terrain de basket à côté de l’école est paraît-il approprié. Il y aurait un point d’eau et même des toilettes.
28 avril : Krinofita – Kalavryta
Kalavryta, ville martyre. Dans le récit national grec, trois moments clés ressortent. L’antiquité, bien-sûr, la Grèce mère de la culture et de la civilisation européenne avec sa langue qui a traversé plus de deux millénaires.
Le combat pour l’indépendance contre l’Empire Ottoman en est le second. Symboliquement, c’est à Kalavryta, que débute l’insurrection. En mars 1821, la ville se libère et le drapeau grec est hissé au monastère. Cet acte est dans l’histoire grecque, un peu notre prise de la Bastille.
Le troisième moment clé de ce récit national est la résistance grecque durant la seconde guerre mondiale. La Grèce va connaître une situation assez comparable à celle de la France. Le pays est encore tout jeune. Les régions du nord n’ont été libérées qu’un quart de siècle auparavant. Dès le début de la guerre, la Grèce est démantelée et occupée par les italiens, les bulgares et les allemands. La population juive est exterminée. Salonique, la Jérusalem des Balkans perdra la quasi-totalité des 50000 membres de cette communauté. Et peu à peu, la résistance grecque mènera une guerre d’usure contre les occupants. C’est suite à certains de ces actes, que l’armée allemande, par représailles, pénètre dans Kalavryta en décembre 1943. Les femmes et les enfants sont emprisonnés. Tous les hommes de 14 à 70 ans sont rassemblés au dessus de la ville. L’armée allemande fusille la totalité de la population masculine. Près de 1000 victimes sont à déplorer. Seuls 13 hommes échappent au massacre. La ville est brûlée. L’horloge de l’église de Kalavryta est toujours arrêtée sur 14h34, le 13 décembre 1943.
Distomo, proche de Delphes où je serai dans quelques jours, connaîtra pareilles atrocités. Quelques mois plus tard, 218 habitants dont des femmes et des enfants y sont exécutés.
Au plus fort de la crise de la dette grecque, face à l’intransigeance de l’Allemagne, Kalavryta et Distomo ressortiront comme témoins de la dette allemande vis à vis de la Grèce.
Aujourd’hui, Kalavryta est une petite ville moderne, une station climatique d’altitude au pied du mont Chelmos. L’hiver, sa station de ski est assez courue et l’été, les touristes profitent de l’air frais.

29 avril : Kalavryta – Diakopto
J’ai pris le train et en ai terminé du Peloponnèse. En fait, la dernière étape est particulière puisqu’elle longe en permanence la voie ferrée. La ligne passe par de profondes gorges avec une succession de tunnels et ponts. Il est bon de connaître les horaires pour éviter de se trouver dans ces endroits lors du passage du train. C’est pourtant bien le tracé officiel du chemin E4 avec balises et panneaux explicatifs. Et pourtant, il est signalé l’interdiction pour les piétons de traverser les ponts de la voie ferrée. Au premier, bien respectueux des lois, j’ai eu un doute et ai cherché à proximité un passage pour les randonneurs. Et non, il n’y avait aucune possibilité pour suivre le chemin sans enfreindre la loi. C’est sûrement le seul chemin de grande randonnée sur lequel il est officiellement interdit de passer.

Je suis passé, j’ai marché et finalement, j’ai trempé mes pieds dans le golfe de Corinthe. De l’autre côté, je distingue à peine les sommets enneigés des monts Parnasse et Giona. C’est par ces endroits que je vais attaquer la remontée de la Grèce Centrale.
C’en est fini de la traversée du Peloponnèse. Du joli port de Gythio au sud, à Diakopto sur le golfe de Corinthe, cela a été une belle marche en moins de deux semaines. Les pentes enneigées du mont Taygète, Mystras la byzantine, les gorges de Loussios et ses monastères accrochés à la falaise et puis surtout de beaux chemins, parfois même sublimes. La surprise a été de trouver de la verdure, de l’ombre, de l’eau. Après mes marches dans les îles plus arides de Chypre et Crète, j’ai apprécié.
Un nouveau chapitre s’ouvre maintenant, le dernier dans le monde hellénique.
4
Grèce Centrale
30 avril : Itea – Chrissos (visite de Delphes)
Le ciel est bizarrement gris ce matin, bizarrement dans le sens où, d’habitude, il est bleu. Il tombe même, parfois, quelques gouttes. Le sac est aussi plus lourd avant de rentrer dans les montagnes isolées de la Grèce Centrale. Pas facile dans ces conditions, de se remettre dans le bain, d’autant plus, que je viens de fermer une parenthèse, le Péloponnèse et d’en ouvrir une nouvelle. L’idéal, dans ces cas là, est une bonne grosse étape. Cela remet bien les choses en place. Au contraire, je n’ai qu’une petite journée mais, je ne peux pas passer à côté de Delphes sans y consacrer une longue visite.
Les ruines antiques avec leur temple d’Apollon sont chargées d’histoire. En visitant le musée, avec toutes ces offrandes et ces trophées, on imagine l’enthousiasme des archéologues devant tant de richesse. Le site accroché aux contreforts du mont Parnasse, encore enneigé, surplombant une mer de champs d’oliviers et le golfe de Corinthe est splendide.

De Delphes, le nombril du monde où la pythie, en transe, délivrait ses oracles, on pourrait écrire des pages. Je vais me contenter de la petite histoire qui relie Delphes à Toulouse.
En 280 av.JC, la tribu celte à l’origine de Toulouse, les Volques Tectosages, participe à un raid qui la mène jusqu’à Delphes. On peut comprendre que tant de richesses suscite de la convoitise. Le raid est mené sous les ordres du chef gaulois Brennus, un nom très associé à Toulouse depuis plus d’un siècle et malheureusement pas assez depuis quelques années.
La suite, malgré le récit qu’en fait, au 1er siècle av.JC, l’historien grec Timagène, est plus légendaire qu’historique. Ils auraient emporté du temple un butin d’or et ramené celui-ci à Toulouse. Mais ce trésor porte malheur. Le chef Brennus mourra peu de temps après. Après la conquête par les romains de Toulouse, c’est le consul Caepio qui en fera les frais. Il emporte avec lui le trésor, mais celui-ci ne parvient pas jusqu’à Rome. Le consul sera disgracié et condamné. L’or ne sera pas retrouvé. Il en restera, au IIè siècle, une expression latine «aurum Tolosanum habet» (il a l’or de Toulouse) qui correspond à notre « Bien mal acquis, ne profite jamais » ou « Avoir le mauvais œil ».
Mais l’or de Toulouse n’a pas fini de marquer les esprits. En occitan, le consul est passé à la postérité : on dit « Es un Caepio » pour parler d’un personnage malhonnête.
L’or de Delphes a déjà laissé deux expressions dans deux langues mais son histoire n’est pas terminée. Il continue d’alimenter les légendes. Il aurait été retrouvé par les Templiers. Le trésor des Templiers, sa seule évocation met en émoi tous les amateurs d’ésotérisme. C’est aussi à ce trésor que certains attribue la richesse de l’abbé Saunière à Rennes le Château.
Voilà comment du prestigieux site antique de Delphes, je termine dans un village perdu des Corbières. Delphes, Toulouse, Brennus, histoire et légendes qui s’emmêlent, se mélangent et laissent des expressions qui ont traversé des millénaires…Il ne reste plus qu’à savoir si on a retrouvé le bouclier de Brennus à Toulouse.
1er mai : Chrissos – Refuge Giona
Le chemin file droit au milieu des champs d’oliviers ; les psaumes des moines du monastère d’Agia Paraskevi se répandent dans la campagne environnante. Face à moi, se dresse le mont Giona, « la pyramide » avec ses 2456 mètres d’altitude.
Fini les vacances, Delphes et son histoire, les chemins balisés du Peloponnèse, les plages de Crète…c’est un gros morceau de ma traversée des Balkans qui se présente. Pour la remontée de la Grèce Centrale, cela va être montagnes, villages isolés et sentiers parfois imaginés depuis Toulouse et rarement balisés.
« Délaisse les grandes routes, prends les sentiers » a écrit Pythagore. On peut dire que je suis à la lettre cette maxime. Je vais non seulement délaisser les grandes routes, prendre des sentiers, mais même parfois délaisser ces sentiers.
Passé Viniani, je m’engage dans des gorges désertes et sauvages, portes majestueuses vers les montagnes de la Grèce Centrale. Ce matin, le golfe de Corinthe était à portée de fusil. Delphes attendait ses cars de touristes venus des quatre coins du monde. Ce soir, un renard, des chamois détalent à mon approche. Seul sous l’entrée du refuge de Giona, je tutoie les cimes enneigées.

2 mai : Refuge Giona – Athanasios Diakos

Καταπληκτικό ! (Katapliktiko). Superbe, fantastique, un joli mot grec qui résume ma matinée. La marche dans des prairies d’un vert profond et parsemées de fleurs, les montagnes avec les langues de neige, de belles forêts… C’est en ce moment que la nature est la plus belle en Grèce, avant que la chaleur et la sécheresse n’arrivent. Le premier mai est la fête du travail mais c’est aussi une fête de la nature où les grecs en profitent pour se retrouver à la campagne. Hier, d’ailleurs à Viniani, j’ai eu droit, moi aussi, à ma fête de la nature. Un groupe de jeunes en pleine préparation d’un barbecue géant, est venu m’apporter une assiette pleine de victuailles et une bière.
Ce soir, je suis à Athanasios Diakos, au pied d’un autre beau massif, celui de Vardousia. Mais le village est surtout célèbre pour être la patrie d’Athanasios Diakos, tellement célèbre qu’en fait, le village a changé de nom pour prendre celui de son illustre concitoyen. Il a lutté lors des combats pour l’indépendance contre les turcs et a terminé empalé. La légende dit, cuit à la broche !
Le centre de la Grèce avec ses montagnes et ses villages isolés a été au cœur de la lutte pour l’indépendance. Les Ottomans ont toujours eu du mal à imposer leur loi dans ces régions. Les klephtes (voleurs, brigands d’où, en français, cleptomane) étaient très présents et ont ensuite participé aux combats pour l’indépendance. Athanasios Diakos était lui aussi d’une famille de klephtes.
Avec le temps, leurs méfaits contre les habitants ont été un peu oubliés et ils ont acquis une réputation mi Robin des bois mi Arsène Lupin, luttant contre l’occupant. Les klephtikas sont des chansons populaires qui vantent leurs exploits. Et pour les amateurs de klephtikas :
3 mai : Athanasios Diakos – Refuge Grammeni Oxias
Je pourrais me répéter. Καταπληκτικό ! À noter, et la précision est importante pour la beauté du mot, l’intonation est sur le o final. Comme hier, je marche dans un paysage de montagnes superbe. Cette fois, c’est le massif de Vardousia qui sert de décor. Le seul petit bémol est que le temps est plus incertain. Un peu de pluie, quelques rayons de soleil. La montagne n’est pas sublimée comme la veille.

Je termine même par moment dans le brouillard. Dans ces conditions, la trace GPS est très appréciée. C’est fou comme sur un chemin assez simple (je suivais en gros une crête), on peut vite dériver, prendre une mauvaise croupe, s’éloigner du chemin.
Je n’ai vu personne de la journée. Les bergeries sont encore vides. Et ce soir, c’est toujours seul, que je campe devant le refuge de Grammeni Oxias. Je suis le seul à jouir de ce spectacle des montagnes de la Grèce Centrale.
4 mai : Refuge Grammeni Oxias – Karpenisi
Dans les guides touristiques, Karpenisi est souvent la seule localité mentionnée dans cette région. La petite Suisse, il est écrit. Disons que c’est vraiment toute petite. L’architecture a un côté hétéroclite assez loin des standards helvétiques et, disons, plutôt grecque. Les montagnes, et le mont Velouchi dominent la ville mais quand on est passé par le massif de Giona et de Vardousia, on reste un peu sur sa faim.
Il faut dire que le temps est moins lumineux. Je suis rentré dans une période plus troublée. Les orages éclatent l’après-midi ; il y a de la brume le matin.
J’ai réussi à arriver avant la pluie et, ce matin, le paysage, tout en douceur, avec brume et soleil avait du charme.

C’est en descendant sous la couche nuageuse que je suis tombé sur le monument commémorant la bataille de Kokalia. Les grecs ont la mémoire tenace car cette bataille n’a pas eu lieu lors de la résistance contre les allemands, ni lors de la lutte pour l’indépendance. Non, cette bataille a eu lieu en …279 av.JC. Elle a opposé les grecs et les gaulois emmenés par le désormais célèbre Brennus. Les grecs ont bien sûr gagné, d’où le monument à leur gloire. La bataille a dû être féroce. Le nom de Kokalia a pour origine la quantité d’ossements trouvés sur le lieu.
À Karpenisi, j’ai terminé ma première séquence dans les montagnes de la Grèce Centrale. Je vais maintenant avoir 5 à 6 jours dans une succession de massifs isolés. Tout ce que je souhaite, c’est que cela soit aussi extraordinaire que les jours précédents.
5 mai : Karpenisi – Dafni
J’avais fini par croire qu’il faisait toujours beau en Grèce. Les prévisions météorologiques pour les jours qui viennent, risquent me prouver le contraire. Ce matin, de la fenêtre de ma chambre, l’horizon bouché n’est guère encourageant. Puis finalement, au fil de la journée, le soleil fait de timides apparitions. Je marche d’un bon pas sur une piste à flanc, sous le massif de Velouchi.

La pluie annoncée, arrive après Papadia et je termine la dernière heure sous le parapluie.
Que j’aime les petits kafenios, quand ils sont ouverts ! C’est d’autant plus vrai avec ce temps. Dafni est un petit village de 110 habitants. Il y a 4 élèves à l’école et 4 kafenios dans le village. Celui où je me rends est classique. La télévision est allumée. Je commence à connaître les programmes des télévisés grecs, la roue de la fortune en soirée, la téléréalité style Loft Story plus tôt. Il y a la grand-mère avec son foulard, tout de noir vêtue, le patron, sa femme, son fils. Je suis le seul client. En anglais avec la femme, en grec avec les autres, je discute en buvant ma bière. Finalement, en contactant le maire du village, ils me trouvent un local pour la nuit. C’est sommaire, il n’y a pas l’eau courante mais un lit, l’électricité. Pour moi, c’est le grand luxe. Le charme du camping sous la pluie dans la montagne, avec l’humidité et la fraîcheur, est pour moi assez difficile à apprécier.
6 mai : Dafni – Kamaria
J’ai hésité à l’embranchement de Kamaria. La pluie était prévue pour l’après-midi mais le temps avait l’air de tenir. Il était encore tôt, soit je jouais la sécurité et descendais vers le hameau soit je continuais sur les crêtes avec le risque d’attraper la pluie en altitude.

Finalement, l’option sécurité s’est avérée la bonne. Les premières gouttes sont tombées juste quand j’arrivais au hameau. Kamaria n’est habité que l’été. Actuellement, toutes les maisons sont fermées. C’est à côté de la chapelle que, comme souvent, j’ai trouvé refuge. Il y a un grand abri avec tables de pique-nique. C’est l’endroit où tous les gens des environs se retrouvent pour la fête du saint patron du lieu. Pour moi c’est impeccable. Des tables et un abri, j’apprécie alors qu’une bonne pluie de montagne se met à tomber. Comme souvent dans ces cas-là, le vent se lève et les températures chutent. Je suis quand même à 1550 mètres d’altitude.
J’ai un petit peu vu du monde aujourd’hui. Sur la piste qui longe les crêtes, quelques bergers passent en 4*4 surveiller leur troupeau. En général, ils s’arrêtent. Un m’offre du fromage, un autre essaie de m’ouvrir la maison attenante à la chapelle. Sans succès mais, mon abri, même sommaire, me convient bien pour passer la nuit.
7 mai : Kamaria – Polydroso
Quelle bonne idée, j’ai eu de m’arrêter à Kamaria, hier. Cette nuit, les conditions ont été épouvantables avec un vent tempétueux et des pluies fréquentes. Mon abri, certes sommaire, avait la valeur d’un palace. J’entendais les éléments se déchaîner et n’osais imaginer une nuit à camper sur les crêtes avec ces conditions.
Ce matin, ce n’est pas terrible du tout. À peine, j’ai rejoint les hauteurs, un vent violent souffle mêlé à de la pluie et tout cela dans la brume. Je ne suis guère optimiste. Je vais marcher toute la journée sur les crêtes et les prévisions météorologiques étaient convenables le matin avec de la pluie l’après-midi.
Heureusement, le début de l’étape est sur une piste. J’avance en pensant soit à m’arrêter à la chapelle Agios Nikolaos, 10 kilomètres plus loin, soit à redescendre sur les villages dans les vallées. Puis, sans être formidable, le temps s’améliore. La pluie cesse et je bascule à l’abri du vent. Finalement, je fais mon étape et j’ai même droit à un rayon de soleil, à l’arrivée à Polydroso. Je m’en sors pas trop mal. Le gros regret est de ne pas pouvoir profiter du paysage que, au hasard de maigres éclaircies, je devine superbe.

8 mai : Polydroso – Metamorfosi
En descendant vers Metamorfosi, trempé jusqu’aux os, je n’avais qu’un souhait, que l’hôtel soit ouvert ou à la rigueur, qu’il y ait un café. J’ai attrapé la pluie sur les dernières hauteurs. Le vent violent rendait inutile l’usage du parapluie. La veste imperméable ne l’est qu’un certain temps, d’ailleurs assez court. Quelques glissades pour couronner le tout, je n’étais pas flamboyant. Pourtant, la journée avait été plutôt belle. Le temps était plus clair que les jours précédents et j’ai pu bénéficier de belles vues sur les montagnes.
Hélas, le café de Metamorfosi a fermé il y a deux ans et l’hôtel n’est ouvert que l’été. Moindre mal, un habitant m’autorise à m’installer à l’abri en dessous de la maison de son frère. À peine installé, un autre habitant est apitoyé par mon sort et sûrement par mon état pitoyable au milieu de mes affaires pendues et dégoulinantes. Il me propose de dormir chez lui. Voilà comment d’une situation qui se présentait mal, je me retrouve à discuter en grec avec le propriétaire, Panaiotis, avec un verre d’eau de vie et un repas chaud. La philoxenia grecque ! La cuisine est bien chauffée avec le poêle. Ma chambre aussi et toutes mes affaires sèchent. Demain, je pourrais repartir reposé.

9 mai : Metamorfosi – Myrafyllo
Depuis près de deux mois, le chemin européen E4 était mon fil conducteur. Je le suivais, je le perdais de vue, je le retrouvais et puis on s’est séparé… Il faut dire que la journée de hier peut être un motif de divorce. Aujourd’hui, pas de risques, des pistes et des routes au programme.
Le chemin européen E4, lui, continue vers les Météores puis de manière bizarre va faire des détours en Europe de l’est : Bulgarie, Roumanie, Serbie, Slovaquie, Hongrie. Il poursuit sur le versant nord des Alpes avec l’Autriche, la Suisse avant de traverser la France via Grenoble, l’Ardèche (Vallon-Pont-d’Arc, Les Vans), Villefort et les Cévennes, Lodève, Carcassonne. Via le GR7, il traverse l’Andorre puis termine à Tarifa au sud de l’Espagne sur une partie que j’ai empruntée.
Depuis Chypre, il est parfois remarquablement balisé ; d’autres fois, il n’existe que sur la carte avec ni balise, ni sentier sur le terrain. Sur l’ensemble, avec mer, montagnes, sites historiques, il est extrêmement varié.

Le matériel commence, lui à souffrir après ces 1200 kilomètres environ. L’étanchéité des chaussures n’est plus ce qu’elle était. C’est embêtant avec ce temps humide, d’autant plus que j’ai perdu aujourd’hui mes sandales. D’où, ce soir, il me faut remettre mes chaussures humides. Au chapitre des pertes, j’en suis à mon deuxième canif. J’utilise, en attendant mieux, un couteau de cuisine. Une paire de chaussettes est pratiquement inutilisable. Quand on a deux, cela limite la rotation. Un tee-shirt connaît le même sort mais je ne fais pas un concours d’élégance. J’ai l’habitude le soir de sortir le matériel de couture pour réparer certaines parties du sac à dos. Je pratique également la couture sur pantalon. Le parapluie n’a pas aimé le vent violent d’hier mais, il continue de remplir son rôle comme aujourd’hui quand les premières gouttes sont tombées. Le téléphone, lui n’a pas apprécié l’humidité et a des comportements bizarres. Mon matelas de sol se dégonfle par la valve, pas réparable… Bref, un passage par Ioannina, la ville du nord de la Grèce va s’imposer.
Les pieds, les jambes et la tête vont bien même si j’aimerais que cette période de mauvais temps se termine. À priori, ce n’est pas prévu.
10 mai : Myrafyllo – Theodoriana
Dimitri, le propriétaire de l’auberge où je dors ce soir chante un morceau de musique traditionnelle en jouant du bouzouki. Je suis à Theodoriana, un beau village dans un site superbe au pied du massif de la Tzoumerka. Pourtant, je n’avais pas prévu de passer par là.
La journée a commencé un peu morose. Les prévisions météorologiques annoncent de la pluie comme d’habitude cette après-midi. Je démarre donc tôt mais dans un brouillard très humide. Je marche 8 kilomètres sur le bitume. Je n’aime pas ça. Quand le temps se lève un peu, je suis dans le fond de vallée avec les lignes à haute tension et les installations hydroélectriques du barrage construit en amont de l’Acheloos.
Puis en remontant la vallée, je laisse le bitume pour la piste. Cela va déjà mieux. Les premières vues sur les montagnes que je vais traverser, se dessinent. C’est magnifique ! Je continue maintenant sur un sentier un peu au-dessus de la rivière, avec ce superbe panorama face à moi. Je suis heureux mais alors que je progresse, les flancs de la montagne se redressent pour terminer en falaise au-dessus de l’Acheloos. L’Acheloos n’est pas un petit torrent de montagne que l’on traverserait en sautant de pierre à pierre. Non, c’est une large rivière avec des eaux vrombissantes et des rapides. Je me vois faire un long demi-tour et passer par la route qui traverse un tunnel de près d’un kilomètre.
En s’approchant, un passage se dessine. Par une étroite faille, à flanc de falaise, au-dessus de la rivière, on peut traverser le premier passage délicat. Passé ces 10 mètres, des planches fixées sur des pieux métalliques ancrés dans la falaise, montrent qu’il s’agit bien d’un sentier comme cela figurait sur ma carte. Le problème est de savoir quand a eu lieu la dernière vérification. Je n’ai pas le certificat et la seule chose que je vois, c’est que les planches ne sont pas toutes neuves. J’avance prudemment, pas à pas, en essayant de trouver des prises sur la falaise pour mes mains. On ne sait jamais…
Finalement, je passe mais je ne garantis rien pour l’avenir.

Le massif de Tzoumerka est maintenant juste devant moi. En montant vers Neraida, ma destination, la vallée adjacente, juste sous le massif est majestueuse. C’est là que les nouvelles technologies aident bien. Je regarde sur mon téléphone, la carte topographique où, au-delà, de cette vallée, ne figure pas de passage vers le nord. Pourtant, la carte OpenMap que je consulte également, montre une piste passant par un col. Une vérification avec les vues satellites confirme son existence. Enfin, une petite recherche internet m’amène sur le site du village où l’on trouve des adresses d’hébergement.
Ni une ni deux, je change d’option, laisse Neraida pour monter vers Theodoriana. En plus, je traverserai le massif de Tzoumerka par un col à plus basse altitude. Vu la neige qui reste encore, ce n’est pas plus mal. Et le passage par des pistes est plus facile que celui, prévu, par des sentiers.
Voilà comment je me retrouve à écouter des chansons grecques à Theodoriana. J’y suis arrivé après une courte étape. Mais je ne vais pas plus loin. L’endroit est superbe et pas question de traverser le massif de Tzoumerka avec le mauvais temps. Je garde cela pour demain matin.
11 mai : Theodoriana – Christi (chapelle au-dessus du village)
Quelle splendide traversée du massif de la Tzoumerka ! Je ne comprends pas les guides touristiques de la Grèce Centrale. Quelques mots sur les gorges de Vikos et les Zagoria où je serai dans quelques jours, un petit chapitre sur Karpenisi et Metsovo qui sont sur des grands axes routiers et c’est tout. Comment passer à côté de Theadoriana, Melissourgi et le massif de la Tzoumerka ? Pourquoi ne rien écrire sur Athanasios Diakos et les sommets de Vardousia et de Giona ? C’est pourtant superbe. Des sites comme cela, en France, seraient des centres touristiques majeurs. Il y a un potentiel de randonnées incroyable dans le secteur.
Je me suis donc régalé ce matin à traverser par un bon col, sans difficultés, le massif de Tzoumerka. Les nuages ont un petit peu joué avec les sommets mais j’ai pu jouir de vues magnifiques.
Après Melissourgi, en début d’après-midi, comme d’habitude, la pluie a pris le dessus. Un petit coup d’œil sur ma carte et je vois une chapelle pas loin pour m’abriter.

Quand le soleil est revenu, le spectacle sur le massif de la Tzoumerka s’est dévoilé à mes yeux. Un abri, une source à côté, les prévisions qui annoncent à nouveau de la pluie…je n’irai pas plus loin aujourd’hui. Avec ce temps, je termine ma traversée de la Grèce à petit rythme, marche le matin et repos ensuite. La pluie tombe à nouveau, je suis à l’abri sous la protection divine.
12 mai : Christi (chapelle au-dessus du village) – Sirako
Après ma divine, mais sommaire, nuit au-dessus de Christi, à Sirako, je dors ce soir dans une chambre à la déco soignée, dans une belle maison en pierre, face aux montagnes de Tzoumerka et Kakarditsa. Cela n’a pas été si facile de trouver une chambre ce soir. Les trois premiers établissements où j’ai demandé, étaient complets.
J’en ai maintenant terminé avec la partie la plus sauvage de la Grèce Centrale. J’arrive maintenant dans un secteur plus touristique avec villages aux maisons de pierre, hôtels de charme et sentiers balisés.
Il m’aura fallu une semaine de marche depuis Karpenisi, la dernière localité un petit peu importante. Une semaine au milieu d’un chaos de montagnes, assez éloigné de la chaîne linéaire, que nous connaissons. Les vallées se succèdent sans trop savoir à l’avance si la rivière coule vers l’est, l’ouest, le nord ou le sud.
Qu’elles sont belles les montagnes de la Grèce Centrale ! Cette région est vraiment magnifique mais rude. Les villages sont isolés. La plupart ne compte qu’une poignée d’habitants en hiver. Les retraités ont une maison en ville pour l’hiver et commencent à revenir au printemps. Les maisons, pour la plupart, sont fermées et ne rouvrent que l’été pour les familles qui reviennent dans leur village d’origine. Il en est de même pour les commerces, les cafés. J’y suis passé à une période intermédiaire où la vie reprenait petit à petit. Cela m’a été bien utile pour trouver des lieux pour dormir lors de cette période de mauvais temps. Les villages sont isolés, que dire des chemins. En une semaine, je n’ai vu personne ; pas même un promeneur. C’est aujourd’hui, dans cette région plus touristique, que j’ai rencontré mes premiers randonneurs grecs, oui, j’ai bien écrit, grecs.
Depuis Karpenisi, j’ai eu aussi une semaine avec le même temps : pluie l’après-midi souvent orageuse. J’ai ralenti mon rythme. Plus question de me retrouver dans la montagne après 14 heures. Encore aujourd’hui, je n’ai pas voulu remonter vers 2000 mètres d’altitude et marcher 16 kilomètres jusqu’au prochain village. Résultat : 13 pitoyables kilomètres. À ce rythme, je ne suis pas sûr d’être de retour pour l’hiver prochain.
13 kilomètres seulement mais somptueux. Les vues, ce matin, sur le massif de Tzoumerka, le monastère de Kipina accroché à la falaise, les villages aux maisons de pierre et toits en lauze de Kalarites et Sirako, les gorges encaissées entre les deux villages…difficile de faire le tri avec toutes les images dans ma tête.

Après ces étapes sauvages, je suis presque surpris par les villages de Kalarites et Sirako, avec leurs belles maisons en pierre, leurs tavernes, leurs touristes. Ces villages ont été relativement prospères. Ils jouissaient d’une certaine autonomie sous l’Empire Ottoman. Des familles commerçaient avec toute l’Europe. Les joailliers Bulgari sont originaires de Kalarites. Autre particularité, ce sont des villages Valaques, une minorité latinisée à l’époque romaine. La langue est proche du roumain : kaca pour maison, urso pour ours.
Demain, il pourrait y avoir une après-midi sans pluie. Je n’aurai plus d’excuses. Fini le tourisme, il me faudra marcher.
13 mai : Sirako – Lingiades

J’avais besoin de faire une longue étape. Je ne regrette pas ces derniers jours. Ils m’ont permis de profiter pleinement des paysages époustouflants dans cette région, mais je commençais à m’interroger sur mon état physique. Aujourd’hui avec 35 kilomètres et 1750 mètres de dénivelés, je suis rassuré. Je les ai fait en un peu moins de 12 heures, pauses comprises, sans avoir particulièrement souffert. C’est un bon rythme compte tenu du dénivelé, du terrain parfois accidenté et du sentier parfois perdu dans la végétation.
J’ai quitté la zone montagneuse qui m’a enchanté pour descendre en altitude. Cela m’a permis d’éviter les orages qui, vu les nuages noirs, ont dû, à nouveau, frapper dans les montagnes.
J’ai terminé ma marche à Lingiades, petit village au-dessus de Ioannina. Un monument rappelle le massacre de 82 habitants dont 34 enfants de moins de 11 ans, commis par les allemands en 1943.
De là, je suis descendu à Ioannina. J’ai prévu demain un μηδέν μέρα (zero day). C’est la grande ville du nord-ouest de la Grèce et la capitale de la région de l’Epire. Cette région n’a été rattachée à la Grèce, qu’il y a peine plus d’un siècle, en 1913, lors des guerres balkaniques.
C’est aussi la seule ville à proximité de mon parcours. Je n’aurai plus l’occasion sur la suite de mon parcours d’en traverser, à moins de faire le crochet par Tirana. Mon matériel nécessite une petite remise à niveau. Donc, demain, shopping et repos.
15 mai : Lingiades – Dikorfo
C’est reparti pour la dernière, courte, partie en Grèce. Avec toujours un temps pluvieux, je me suis à nouveau contenté d’une petite étape.
En passant une journée dans une ville, j’ai pu avoir une expérience différente de la Grèce. Je ne sais pas comment les grecs s’en sortent. Le salaire moyen est de l’ordre de 800€ par mois, pas le salaire minimum, le salaire moyen…Le salaire minimum, lui a baissé en 10 ans de 15%. Il est inférieur à 700€. Pendant ce temps là, les prix, la TVA augmentaient.
Hier à Ioannina, ville moyenne, sans être spécialement touristique, dans un bar du centre, le café était à 2,3€. Dans un restaurant assez classique, le risotto était à 15€, la bière à 4€ et le verre de vin de pays à 4€. J’ai dîné pour 23€ sans entrée, ni dessert. C’est vrai que jusqu’à présent, je n’avais pas été confronté à cette réalité. Dans les petits villages, le café est à 1€. On a un repas complet autour de 10€…
Alors quand on demande aux grecs, quelle est la situation économique, tous m’ont dit que rien ne s’était amélioré. Les discours politiques sont optimistes mais les habitants ne le ressentent pas dans leur quotidien.

Pourtant, à Ioannina, les gens sortent, les bars sont bien remplis. Le mode de vie est très méditerranéen. Un peu comme en Espagne, on a pas forcément la sensation d’être dans un pays en crise.
16 mai : Dikorfo – Mikro Papigo

Tout est réuni pour une belle journée. Je traverse la région des Zagoria, l’endroit le plus touristique du nord de la Grèce. Des villages aux maisons de pierre, des beaux ponts ottomans, les gorges de Vikos qui, pour tout grec, sont les plus profondes du monde devant le Grand Canyon… En plus de ce cadre superbe, j’ai une journée sans pluie et je passe une bonne soirée attablé avec un couple de basques français. Oui, tout est parfait, mais dans ma tête, il y a un petit grain de sable : demain sera ma dernière journée grecque…
17 mai : Mikro Papigo – Konitsa
Arrivé à Konitsa, je fais une longue pause dans un petit bar où un groupe joue de la musique. Ils jouent à la commande, en rajoutant un billet. Je ne suis plus en Grèce. J’ai plutôt l’impression d’être dans un film de Kusturica. Les airs sont des Balkans. Je discute, en espagnol, avec un albanais, qui a passé 7 ans à Barcelone. Je suis en train de quitter la Grèce et de rentrer dans les Balkans.

Quel bouquet final que cette dernière journée grecque ! Les montagnes étaient magnifiques, le temps enfin beau. C’était superbe. Et pour terminer, j’ai traversé le pont ottoman de Konitsa pour être donc accueilli en musique.
Deux mois, jour pour jour, que j’ai quitté la France. Deux mois que je marche dans le monde hellénique. Ces deux mois auront été un peu comme un sirtaki. Deux notes, « da dam », cela commence lentement mais on est séduit par la musique. Chypre, le début en terres grecques, un peu de mer, de montagne, un avant-goût de la philoxenia. Puis rapidement, la musique accélère. On est pris par le rythme. Crète, l’accueil, les montagnes, la côte sauvage, la campagne crétoise au printemps. La musique ne s’arrête pas, on est emporté, tout devient naturel, facile. On se sent presque chez soi, les discussions en grec avec les vieux dans les kafénios, la générosité, la philoxenia, le métrio du matin, les senteurs d’origan dans les plats, les paysages à couper le souffle.
On voudrait que cela continue, mais subitement, la musique s’arrête. Konitsa, à la frontière albanaise, c’est déjà fini…
« La Grèce n’est pas un pays mais un royaume de Dieu » a écrit Henry Miller à Blaise Cendrars. Quand un nouveau sirtaki ?
5
Albanie
18 mai : Konitsa – Çarchovë
« Përshëndetje Shqipëri » (Bonjour l’Albanie). Je suis un peu comme le mauvais élève qui, la veille d’une de ses épreuves les plus difficiles de son baccalauréat, réalise qu’il ne l’a pas préparé. Je me suis focalisé sur la Grèce. Parce que je commençais par là, parce que la moitié de mon parcours était dans le monde hellénique.
Hier soir à l’hôtel de Konitsa, je ne faisais pas le fier. « Përshëndetje », bonjour en Albanais… rien que le début, on se dit qu’il vaudrait mieux rester en Grèce. Le « yia sou », c’est simple et maintenant je maîtrise parfaitement.
Oublié toutes références, l’albanais n’est ni une langue latine, ni slave, ni grecque, ni rien du tout. L’albanais est une langue isolée qui, pour certains, viendrait de l’illyrien. Pour se rassurer, disons que c’est quand même, une langue indo-européenne. Bref, ce n’est pas du chinois.
La langue, c’est une chose, peut-être pas la plus difficile. Les albanais ont souvent travaillé à l’étranger ou eu accès aux chaînes de télévision italiennes. Il y a enfin dans le sud des minorités grecques.
L’Albanie, c’est aussi un pays qui est resté fermé pendant des années. Le tourisme en est à ses balbutiements. Ce serait plutôt un avantage sauf quand on recherche des informations pour préparer son chemin. Pas de sites internet, peu de photos de lieux, pas de blog de marcheurs… cela va être une vraie découverte pour moi.
Enfin au niveau des chemins de randonnée, à part dans le nord du pays, je n’ai rien trouvé ailleurs. J’ai donc élaboré un parcours à partir de chemins reliant les villages et de vues aériennes. Il devrait donc être plus facile qu’en Grèce Centrale.

Vers midi, je passe la frontière. Je suis accueilli par un « Bienvenue » dans un très bon français par le douanier qui l’a étudié à l’école. Passées les formalités, je change de monde. Des ponts suspendus comme au Népal, des ânes sur les chemins, les maisons un peu délabrées, les voitures plus anciennes, l’hôtel à un peu moins de 5€ la nuit… c’est étonnant comme une frontière peut créer un fossé entre deux parties toutes proches. Cette frontière me rappelle un peu, dans une moindre mesure, celle entre le Tadjikistan et l’Afghanistan. Ici, d’un côté la Grèce, qui est très proche des pays d’Europe de l’Ouest, et de l’autre, l’Albanie, un des pays les plus pauvres d’Europe et qui est longtemps resté complètement fermé au monde extérieur. Les trois prochains jours, je vais marcher dans une partie encore plus retirée et passer par des petits villages. La différence risque d’être encore plus marquée.
19 mai : Çarchovë – Gostivisht
Après la philoxenia grecque, la mikpritje (hospitalité) albanaise. Voilà comment, je me suis retrouvé ce soir à dormir dans la bergerie de Guenji à Gostivisht, au cœur des montagnes albanaises. L’hospitalité est un élément fondamental du code d’honneur albanais, le kanun.
« Dès le moment où le voyageur le plus humble, avec sa besace à l’épaule, frappe à ta porte et se remet à toi comme ton hôte, il se mue à l’instant même en un être hors du commun, en un souverain inviolable, souverain, flambeau du monde». (Avril brisé d’Ismail Kadare). Il est du devoir de recevoir son hôte, à cœur ouvert avec du pain, du sel (bukë e kryp e zemër të bardhë), un feu, du bois et un lit. En rentrant dans la maison, l’invité remettra son arme. « La maison, avant d’être la sienne, est celle de Dieu et de son hôte».

Aujourd’hui, à Lipivan, dans le premier village où je me suis arrêté pour demander de l’eau, je n’ai pas eu droit au pain et au sel mais à un verre de raki avec un fruit au sirop et des bonbons. À Ogdunan, j’ai, à nouveau, eu droit au raki et au fruit au sirop (c’est une tradition) mais aussi un verre de lait et une sorte de tourte aux épinards. Enfin, en demandant où je pouvais camper à Goshtivist, j’ai bu encore un autre verre de raki accompagné du fruit au sirop et au lieu de camper, j’ai finalement dormi dans la bergerie de Guenji.
Ainsi, mon vocabulaire albanais a nettement progressé. À côté des traditionnels bonjour, au revoir, merci, je suis français et je m’appelle Jean-Marc, je sais dire « Kzouar », « Santé » en albanais.
20 mai : Gostivisht – Canyon d’Osumi
Mon vocabulaire, même s’il s’est enrichi hier, reste limité. Je réalise le certain confort que j’avais en Grèce où je pouvais communiquer même si cela restait basique. Ce matin, à Ogren, toujours après avoir demandé de l’eau, j’ai été invité à boire un café, puis un raki, puis à manger fromage, champignons aux foies de volaille, confiture, verre de lait. La conversation était un peu limitée. Google Translate aide un peu mais cela manque de spontanéité ; j’écris, il regarde la traduction, il écrit et je regarde la traduction qui parfois ne veut rien dire…
Hier, j’ai pu échanger avec deux albanais qui parlaient grec suite à plusieurs années à travailler en Grèce. Aujourd’hui, j’ai pu communiquer en anglais avec une jeune albanaise de retour dans son village natal. Mais, ici, les villages sont très isolés. Les pistes qui les desservent sont à peine praticables en 4*4. Le village de l’albanaise, Frashër, comptait plus de 1000 habitants à l’époque communiste. Il n’en reste qu’à peine 100. Plus d’un million d’albanais a émigré soit un tiers de la population. C’est un record mondial. Le sud du pays est tout particulièrement touché. Guenji me parlait hier des demandes d’asile en France. J’ai tenté de lui expliquer que c’était réservé aux syriens, afghans, irakiens…

Dans ces villages, c’est une économie de subsistance. Il n’y a pas de commerces ; l’agriculture n’est pas mécanisée ; les habitants vivent essentiellement de l’élevage de moutons.
21 mai : Canyon d’Osumi – Çorovodë

Après deux grosses journées, aujourd’hui, c’est une petite étape pour profiter du confort de Çorovodë, ma première petite ville albanaise. Les trois premières nuits ont été assez rustiques. L’hôtel à Çarshovë était simple (propreté très moyenne avec les poubelles non vidées, salle de bain non nettoyée, absence d’ampoule …) ; mais il est difficile de réclamer le confort d’un grand hôtel quand la nuit est à 4,8€. La deuxième nuit dans la bergerie avait l’avantage de la convivialité mais sans le confort moderne (ni eau, ni électricité). Hier soir, j’ai finalement eu de la chance ; alors que j’avais monté ma tente en bord de la rivière Osumi, les premiers coups de tonnerre m’ont fait craindre le déluge. Vite fait, j’ai déménagé le campement sous l’auvent d’un petit chalet en bois. Grand bien m’en a pris, puisque un déluge s’est abattu dans un ciel zebré d’éclairs et sous de violents coups de tonnerre.
Aussi arrivé à Çorovodë, je n’ai pas hésité. L’hôtel est à 10€ la nuit. Tant pis si d’autres établissements sont à 5€. Je bénéficie d’une chambre propre, confortable, même si pour ce prix, il est anormal que le cumulus de la salle de bain fuite…
Le premier abord de Çorovodë n’est pas forcément très séduisant. Des blocs de vieux immeubles en béton de l’époque communiste s’étalent au-dessus du canyon d’Osumi. Le centre est finalement assez coquet avec ses terrasses de café et des bâtiments plus récents et tous colorés. C’est aussi la première fois que je vois une mosquée. Jusqu’à maintenant, les villages traversés étaient majoritairement orthodoxes et il y avait souvent une église, très souvent en piteux état. Ici, la majorité de la population est musulmane bektachi ; il s’agit d’une version mystique, soufi de l’islam, liée aux chiites. L’albanaise rencontrée hier à Frashër, elle-même bektachi, me disait que c’était une version ouverte et moderne de l’islam. De toutes façons, la pratique religieuse n’est pas très ancrée.
Durant les années de communisme, très dur ici, elle était condamnée ; beaucoup d’albanais ont été élevé sous un régime prônant l’athéisme. Aujourd’hui, la crise économique actuelle fait que la première préoccupation est d’arriver à vivre et à travailler.
22 mai : Çorovodë – Siman
Je vais finir ma traversée de l’Albanie au Cercle des Alcooliques Anonymes.
– Et vous ? Racontez-nous ce qu’il vous est arrivé. Dépression ? Burn-out ?
– Non, je suis parti randonner en Albanie. Petit à petit, je me suis habitué au raki et à la fin, j’ai remplacé l’eau de la gourde par la liqueur.
Bon, je n’en suis pas là encore. L’autre jour, mon hôte voulait que je reparte avec un demi-litre de raki. Raisonnable, j’ai refusé. Petite précision, en Albanie comme en Crète, c’est une liqueur non anisée, ce qui ne change néanmoins pas sa teneur en alcool.
À midi, à côté d’une bergerie, j’ai eu droit à mes deux premiers verres de raki et du fromage. Auparavant, j’étais reparti avec un kilo de cerises suite à la rencontre de cueilleurs de fruits. À Dobrenj, je suis reçu par une famille avec à nouveau du raki, verre de lait, café et fraises du jardin.
Ce soir, je cherchais à camper entre deux villages. Je n’ai pas trouvé d’endroits convenables. À Siman, en demandant, j’ai eu droit à un café, un verre de lait et un raki. Et finalement, Sandri m’a invité à dormir dans la maison familiale. C’est l’Albanie.

23 mai : Siman – Grabova e Sipërme

Le repas dans la famille albanaise a été très traditionnel. Seuls, les hommes ont dîné dans le salon. Les femmes ont préparé le repas et nous ont servi. Malgré la barrière de la langue, et avec l’aide du téléphone, nous avons pu un peu échanger. Ma marche est absolument incompréhensible pour les albanais. Je suis français, donc j’ai les moyens d’avoir une voiture. Alors que marcher est une corvée à laquelle on a recours vraiment que quand il n’y a pas d’autres possibilités. Je passe au mieux pour quelqu’un d’original, ce qui est peut-être vrai et au pire pour quelqu’un d’un peu dérangé…
Les habitants des villages sont accueillants mais les patrons de café le sont aussi. En France, on trouve des panneaux « La maison ne fait pas crédit », « L’établissement n’est pas une institution de charité »…Ici, tout heureux de trouver un café à Grabova e Poshtme alors que l’orage venait d’éclater, le patron n’a absolument pas voulu que je paye ma bière et un en-cas. Formidables, les albanais !
Ce soir, je dors à l’hôtel. C’est étonnant qu’il y en ait un à Grabova e Sipermë. Le village est au fond d’une vallée, accessible par une mauvaise piste. Il faut une heure et demi de trajet en 4*4 pour aller faire les courses à Gramsh. Et pourtant, il y a un hôtel qui a fière allure au pied du mont Valamarës.
Tout aussi étonnant, est l’histoire du village. On est en plein Balkans. La population est de religion orthodoxe, de langue latine (aroumain) au cœur d’une zone musulmane albanaise. Le patron de l’hôtel est assez fier de l’histoire de Grabova e Sipermä. Le village a compté plusieurs milliers d’habitants et a su garder sa langue et sa religion.
Il me raconte aussi l’histoire de son père. Médecin, il avait été formé à Moscou. Après la rupture de l’Albanie avec l’URSS, il a été accusé de sympathie soviétique et emprisonné. Il a été ensuite affecté, par punition, dans un village isolé dans la montagne.
24 mai : Grabova e Sipërme – Zavalinë
C’était une longue étape avec 38 kilomètres entre Grabova e Sipërme et Zavalinë avec aucun village, route ou même hameau entre. Autrement dit, aujourd’hui, j’allais faire face aux dangers de la montagne albanaise.

Ils sont nombreux. Il y a les loups. Il y a aussi les ours. Le propriétaire de l’hôtel me disait qu’il y en avait une dizaine autour de Grabova e Sipërme. Il en avait bien sûr vus. Mais le pire des dangers, ce sont les chiens albanais. Quand ils déboulent à plusieurs, à toute vitesse, tous crocs sortis, et à grand renfort d’aboiements, je n’en mène pas large. Les Molosses étaient dans l’antiquité, les grecs originaires de l’Epire, dans la région de Ioannina. Pas de doute, ils se sont réincarnés en canidés de ce côté-ci de la frontière. Le bâton trouvé sur une plage crétoise, fidèle compagnon depuis plus d’un mois, est devenu aussi indispensable que mon téléphone. Bâton dressé, cailloux jetés, j’arrive à les garder à distance. L’autre soir dans la bergerie, Guenji m’avait même recommandé de ne pas sortir seul si je ne voulais pas me faire mordre.
Finalement, je n’ai pas eu à affronter de meutes. Je ne suis passé que devant une bergerie. J’ai attendu un peu à l’extérieur que le berger me voit. Lui-même avec un bâton et une pierre dans la main, m’a accompagné pour traverser le secteur protégé par les chiens.
Comme d’habitude, j’ai terminé cette longue journée sous la pluie aussi, arrivé à Zavalinë, le restaurant ouvert et le repas chaud ont été apprécié. Comme d’habitude aussi, quand j’ai demandé s’il y avait un endroit pour dormir ou camper, un albanais s’est proposé de me recevoir.
25 mai : Zavalinë – Elbasan
Hier soir, un choix a été difficile. Trois familles albanaises voulaient me recevoir et me demandaient de choisir où je voulais aller. Choix cornélien…heureusement un habitant a arbitré à ma place. Le choix était bon. La maison de Claudian est une belle maison moderne. Malheureusement, la conversation avec quelques mots d’albanais et un peu de grec a été limitée. Et puis après mes 38 kilomètres dans la montagne, je n’ai pas tardé à aller dormir.

À l’arrivée à Elbasan se côtoient belles villas modernes, immeubles de l’époque communiste et anciennes usines désaffectées. C’était une importante ville industrielle qui lui valait une mauvaise réputation :
– Pourquoi l’aigle albanais qui figure sur le drapeau national a deux têtes
– Parce qu’il a trop respiré l’air d’Elbasan.
Aujourd’hui, c’est la troisième ville d’Albanie. Il y a à la fois une ambiance un peu orientale avec ses bazars vendant quantité de vêtements de contrefaçon ou des produits chinois bas de gamme et un côté assez moderne dans les rues du centre.
On a pas du tout l’impression d’être dans une ville à majorité musulmane. Je n’ai vu qu’une poignée de femmes avec le foulard. On croise plutôt des jeunes filles habillées assez sexy avec shorts ou pantalons très moulants et épaules bien dénudées. En plein mois du ramadan, les cafés, restaurants sont bien remplis et le raki continue d’être une boisson très appréciée.
J’avais prévu de passer par là pour changer une partie de mon équipement à peu près à mi-parcours. Malheureusement, la randonnée est un sport trop peu pratiqué en Albanie pour trouver chaussures à son pied. Même à Tirana, le choix est limité. J’ai fait un rapide aller-retour au plus grand centre commercial d’Albanie en périphérie de la capitale. Quand on se promène à l’intérieur, on est quand même à des années lumières des villages du sud du pays où les habitants se déplacent avec des ânes ou des chevaux.
Pour moi, dans cet immense temple du shopping, je n’ai pas eu beaucoup de possibilités : un seul modèle qui ressemblait à des chaussures pour marcher dans la montagne. Je laisse ma paire que j’avais usé sur près de 2000 kilomètres, je ne suis pas sûr que ces nouvelles chaussures en fassent autant.
26 mai : Elbasan – Bord d’un lac à 1150m

Ce soir, je campe au bord d’un lac à 1150 mètres d’altitude. Hormis le croassement des crapauds, l’endroit est extrêmement calme. Il y a une famille albanaise dans une sorte de campement à côté mais visiblement, ils préfèrent garder leur tranquillité.
J’ai quitté Elbasan et j’ai rapidement retrouvé le calme de la campagne et la montagne en Albanie. À peine un tracteur et quelques 4*4 sur la piste troublent ce calme. Les paysans travaillent dans les champs, ramassent le foin, cueillent les cerises. Je repars chaque fois avec un sac de fruits. Je dois même insister pour ne pas repartir trop chargé. Un paysan m’accompagne un bon bout de temps rien que pour me montrer le chemin. Journée assez classique si ce n’est que je n’ai pas eu droit à du raki…
27 mai : Bord d’un lac à 1150m – Shqallë
Quand vers 10h30, je suis arrivé à un café, isolé, perdu dans la montagne, j’ai été surpris. Cela faisait plus de 4 heures que je marchais presque dans le silence absolu. Pas âme qui vive, même pas un ours ou des chiens de bergers. Seul le bruit de mes pas et de temps en temps, le chant du coucou venaient troubler ce silence. Je marchais tranquille sur une bonne piste dans la forêt.
En fait, après une piste peu fréquentée, je venais d’en rejoindre une qui allait vers Tirana ; au bar suivant, je discutais avec un groupe de motards catalans venus passer une semaine en Albanie.
Après cette matinée solitaire, prendre un café, dans ce bar isolé, est un vrai plaisir. Ici le café est resté turc. Les albanais ne l’ont pas rebaptisé. Pour les peuples aux alentours, les albanais sont parfois accusés d’avoir collaboré avec les turcs. Sous l’empire Ottoman, ils se sont convertis à l’islam ; ils ont fourni de bons contingents à l’armée et à l’administration turque. Leur réputation pour leurs voisins en a pâti. Côté albanais, on exalte comme en Grèce, les héros qui se sont soulevés contre les turcs lors de la lutte pour l’indépendance. La conscience de l’identité nationale n’est venue que beaucoup plus tard que les peuples voisins et l’Albanie a obtenu son indépendance qu’en 1912.

Ce sont les restes d’un passé plus récent qui subsistent dans la montagne quand je bascule de l’autre côté de la montagne. Perdu au bord de la piste, se trouve un petit bunker. C’est le modèle standard albanais. Ce n’est pas le premier que je vois. Il s’en est construit 700000… La paranoïa du régime communiste d’Enver Hodja était sans limites. Après avoir rompu avec la Yougoslavie, puis la Russie, puis la Chine, le pays s’est retrouvé seul au monde avec des ennemis partout.
Ces bunkers sont aujourd’hui, le plus souvent, en ruine, squelettes de béton et d’acier dans la campagne. Certains servent d’entrepôt, d’autres ont été reconverti en café. Il se dit aussi que beaucoup de petits albanais ont été conçus à l’intérieur. Vu la taille de la plupart de ces bunkers, cela suppose de certaines qualités de contorsionniste.
J’avais vu pas mal de bunkers vers la frontière grecque ; cela ne m’avait pas surpris, certains grecs revendiquaient cette région du sud de l’Albanie. Ici, au milieu de nulle part, c’était surprenant. En fait, des albanais chez qui je m’arrête (et qui m’offrent à manger), m’expliquent que dans le coin, l’armée avait creusé des tunnels, construit des bâtiments pour stocker des réserves en cas d’invasion de l’Albanie et le bâtiment en ruine, à côté, était un ancien hôpital militaire.
28 mai : Shqallë – Burrel

J’ai beau avoir déjà passé près de deux semaines en Albanie, je continue d’être surpris. Comme ce matin, où une grand-mère qui travaille dans les champs, me hèle au passage. Elle ne parle qu’albanais, elle est seule, elle arrête son travail et me fait rentrer chez elle pour me donner à manger des crêpes épaisses, des fraises et une sorte de lait caillé. Aujourd’hui, je traverse pas mal de petits villages ; avec tous ces chemins, je dois souvent demander ma route et aussi souvent refuser des invitations. Si je m’arrête à chaque fois, je vais mettre plusieurs jours pour arriver à Burrel. À chaque arrêt, on me demande « bukë ». Cela veut dire « pain ». On revient au kanun qui veut que l’on offre du pain et du sel à l’hôte de passage. Si j’accepte, je n’ai pas seulement droit à du pain mais à un repas complet. Quand je refuse, j’ai presque l’impression d’offenser mon hôte.
Les Albanais que je rencontre, sont souvent très critiques et pessimistes au sujet de leur pays. Même si je ne comprends pas tout, le pouce baissé, la moue traduisent leur état d’esprit. Les politiques ne font rien, les routes sont dans un état déplorables, rien ne fonctionne. La France, à côté, leur paraît être un éden. Le mot « azil » revient de temps en temps auquel je réponds « Albanie, république, démocratie, asile non ». Ils sont presque déçus de vivre dans une démocratie et de ne pouvoir prétendre à l’asile politique.
29 mai : Burrel – Parc national de Lurë (lac de Madh)
C’est un plaisir de marcher à nouveau dans la montagne après l’étape de Burrel. La ville, avec ses barres d’immeubles en béton, a un charme difficile à apprécier au premier coup d’oeil. Je retrouve aussi un peu de fraîcheur. La fin de l’étape d’hier, en plein soleil avec plus de 30°C était dure.
Dans le parc, je suis monté à 1750 mètres d’altitude. Il y a encore quelques toutes petites langues de neige qui viennent mordre la piste. Je passe devant toute une série de lacs avec de belles vues sur les sommets environnants. Au loin, le massif frontalier avec la Macédoine, est bien enneigé.

Au milieu de ce paysage de carte postale, l’état de la forêt fait peine à voir. Des incendies, une maladie ?, l’ont mise à mal. Je traverse des zones avec les troncs nus, dégarnis, tristement dressés. J’ai lu qu’un projet de reboisement avait été financé mais que les essences plantées n’étaient pas adaptées au climat…
Après une longue étape, je plante ma tente au bord d’un lac. Le soir, je suspends le sac de nourriture suspendu selon la méthode PCT, souvenir des Appalaches. Je n’ai pas perdu la main. Un bon feu de bois devrait durer une partie de la nuit. Les ours n’auront pas la partie facile. Une pleine lune se reflète dans le lac. J’ai l’impression d’être seul au monde.
30 mai : Parc national de Lurë (lac de Madh) – Klos

La nuit a été calme. Les ours ne se sont pas manifestés. Au petit matin, les gros troncs de bois que j’avais mis au feu, se consumaient encore.
J’ai quitté ma montagne déserte, mon parc national entièrement privatisé à mon égard, pour un lieu moins « glamour ». Je dors ce soir sur une aire d’autoroute. L’hôtel est sur l’axe qui relie l’Albanie et le Kosovo.
Je suis toujours en plein Balkans. Lors d’une pause raki en début d’après-midi, mon hôte m’expliquait, cette fois en italien, que les turcs n’avaient jamais pu avoir la mainmise sur cette zone. Elle est restée catholique. En 1921, moins de dix ans après l’indépendance de l’Albanie, elle fait sécession et déclare son indépendance. La république de Mirditë sera éphémère mais les habitants restent attachés à leurs traditions. Mon hôte me disait que des musulmans avaient voulu construire une mosquée mais la population s’y était opposée. En me parlant du Kosovo, il avait l’air de regretter l’importance que l’islam y avait. Au milieu de ces Balkans morcelés, même l’identité albanaise est multiple.
31 mai : Klos – Fushë-Arrëz
Fushë-Arrëz est un petit paradis au cœur de l’Albanie pour tous les photographes amateurs de vieilles usines abandonnées, de barres d’immeubles délabrés, de bâtiments en ruine. On trouve tout cela dans un espace réduit qui s’étire tout en longueur en bord de la route principale. J’ai la chance d’avoir vue de ma chambre sur le squelette d’un ancien bâtiment industriel avec sa cheminée. On ne se refuse rien !
Dans la journée, c’est devant les ruines de la prison de Qafë e Barit que je suis passé. Construite en 1982, elle accueillait environ 400 prisonniers politiques, condamnés aux travaux forcés dans une mine de cuivre. Les conditions étaient épouvantables. En 1984, une mutinerie a lieu, fait assez rare dans ces prisons aux conditions très dures. La prison n’a été fermée qu’en 1990. Glaçant les ruines de ce bâtiment !
Ce serait réducteur de résumer la journée à cela. J’ai passé la journée en moyenne montagne avec des paysages agréables. La liaison de Klos à Fushë-Arrëz faisait partie des étapes albanaises pour lesquelles j’avais des incertitudes sur le chemin. Je suis passé sans trop de problème et cela fait déjà la réussite de la journée.

1er juin : Fushë-Arrëz – Fierzë (Dushaj)

Hier, je les devinais au loin. Aujourd’hui, elles se dressent face à moi. Les Alpes Dinariques vont être mon quotidien pendant plusieurs semaines. Vues des crêtes où je marche de Fushë-Arrëz à Fierzë, elles sont assez impressionnantes avec leurs sommets encore très enneigés. Cette chaîne à l’extrême nord de l’Albanie, près des frontières du Kosovo et du Monténégro marque aussi la fin de ma partie albanaise.
Les dernières étapes ont été assez rudes avec pas mal de kilomètres et du dénivelé. J’ai beau démarrer tôt le matin, vers 6 heures, il y a toujours un moment où je me retrouve à marcher aux heures les plus chaudes de la journée. Je termine souvent l’étape en puisant dans mes réserves. À Dushaj, le litre de bière se boit comme du petit lait.
La fin de mon parcours albanais devrait, si les conditions sont bonnes, se déroulait sur un rythme plus tranquille. J’ai fait la demande d’autorisation de passage de la frontière pour le 6 juin, ce qui me fait 4 étapes autour de 20 kilomètres. Je n’ai toujours pas reçu par mail l’autorisation. En fonction temps et de la forme, je quitterai l’Albanie le 5 ou 6 juin.
2 juin : Fierzë (Dushaj) – Curraj i Epërm
Il est étonnant de trouver un village là où se trouve Curraj i Epërm. Le site est superbe mais le principal accès se fait en marchant 3 à 4 heures sur un sentier escarpé. Après avoir franchi des gorges, on aboutit au cœur des Alpes albanaises, dans un fond de vallée cerné par les sommets. Et pourtant une centaine de familles vivait là à l’époque communiste. Il y avait un centre médical, une petite centrale hydroélectrique. À la fin du communisme, quand les habitants ont été libres de se déplacer, le village s’est vidé. Il n’y a plus que 5 à 10 habitants à l’année. Le village n’a plus l’électricité, le ravitaillement se fait par le sentier avec des mules. Quelques guesthouses ont ouverts, le tourisme commence à se développer avec les circuits de randonnée dans les Alpes Dinariques. Tout un réseau de sentiers a été balisé.

Le kanun, le droit ancestral, était particulièrement ancré dans ces montagnes isolées. Il subsiste encore quelques tours d’isolement. Selon le kanun, si un membre de la famille a été tué, il est du devoir de se venger en tuant, à son tour, l’assassin. Ne pas le faire, est inconcevable et déshonorant. C’est la vendetta albanaise. L’assassin se sait ainsi condamné.
La vengeance est extrêmement codifiée. Le corps doit être retourné. L’assassin doit assister aux funérailles de sa victime sachant qu’il ne peut être tué à cette occasion. La tour d’isolement permettait d’obtenir un répit de quelques jours ou d’y attendre un arbitrage des sages en cas de litiges au sujet de la vengeance. « Avril brisé », le roman d’Ismail Kadaré, donne une description détaillé de ce kanun.
3 juin : Curraj i Epërm – Theth
Depuis plus d’un mois, les prévisions météorologiques sont immuables : soleil le matin et probabilité d’orages pour l’après-midi. Dès que je suis en zone de montagne, cette probabilité devient une certitude. C’est le cas aujourd’hui. Je suis parti tôt. Je n’ai pas traîné sur le chemin mais j’y ai eu droit. À peine sorti le pain pour profiter d’une pause méritée, les premières gouttes sont tombées. C’est un grand classique, la pluie juste au moment de pique-niquer… J’ai refermé le sac, me suis équipé et ai attaqué la descente alors que les éclairs et le tonnerre se faisaient plus violents. Les quelques gouttes se sont transformées en franche averse mais j’ai réussi à terminer l’étape sans trop de mal.
Je suis content de cette première étape dans les Alpes Albanaises. Les paysages sont superbes et j’ai pu passer le col à 1960 mètres d’altitude sans problème. Il restait de la neige par endroit mais sur des pentes peu marquées.

Après l’isolement de l’étape à Curraj i Epërm, Theth ferait presque l’effet d’un petit Chamonix. C’est une des destinations touristiques les plus prisées du pays. Il y a des touristes en 4*4, des randonneurs, de nombreuses guesthouses. Il y a longtemps que je n’avais pas vu autant d’animation. Il faut dire que le site où se trouve le village est superbe, entouré par les montagnes.
Demain, nouvelle journée sur des chemins montagneux avec un passage encore plus haut et un plan B en cas.
4 juin : Theth – Nikç
En équitation, cela s’appelle un refus d’obstacle. Hier soir, en examinant le parcours envisagé initialement, la décision était prise. Je vais opter pour le plan B. Je pensais aller assez directement de Theth à Lepushë en passant à 2200 mètres d’altitude. L’enneigement à cette altitude et surtout des photos de la raide montée m’en ont dissuadé.
Du coup, en fait de plan B, j’étais encore partagé ce matin entre deux solutions. La plus facile techniquement : passer un col à 1700 mètres d’altitude et basculer côté Monténégro avant de revenir le lendemain en Albanie. Cette solution avait deux inconvénients : je n’avais pas d’autorisation pour passer la frontière ce jour-là et à cet endroit et je devais emprunter une partie sur route pour retrouver mon chemin en Albanie. L’autre solution était un passage un peu plus haut, à 1900 mètres d’altitude, et un trajet moins direct mais en restant en Albanie.
Quand j’ai vérifié ma position GPS, dans la matinée, je m’étais engagé sur la deuxième option. Je n’ai pas eu d’arbitrage à faire. Je reste en Albanie. Le Monténégro sera pour le 6 juin. Vu l’enneigement que j’ai eu aujourd’hui, je ne regrette pas d’avoir changé mon itinéraire. Heureusement, les pentes pour passer le col étaient « débonnaires » mais l’enneigement est encore impressionnant pour un début juin. Pour moi, la marche sur le plateau karstique en a été facilitée et les paysages de haute montagne étaient superbes.

Demain, dernière étape de montagne mais en passant un peu moins haut. Cela ne devrait pas poser de problème.
5 juin : Nikç – Vermosh
Comment ne pas être emballé par l’Albanie. La journée d’aujourd’hui conclut en beauté cette traversée du pays. Quel festival ! C’était open bar pour tout le monde, jusqu’à plus soif : somptueuses vues sur les Alpes Albanaises enneigées, prairies couvertes de fleurs, granges et maisons traditionnelles, beau sentier bien balisé… Quel bonheur !

Je ne savais pas trop ce que j’allais découvrir en Albanie et j’ai eu finalement un beau cocktail de paysages. De belles montagnes au sud et des canyons impressionnants, la campagne paisible, bucolique avec les travaux des champs à la main sans moteur, très peu de bitume et quantité de bons chemins en moyenne montagne, un final en apothéose dans les Alpes Albanaises…
Mais l’Albanie, ce sont d’abord les albanais. Il est difficile de trouver des habitants aussi hospitaliers et accueillants. La traversée à pied du pays, en passant dans ces petits villages isolés permet de découvrir cette Albanie là. C’est un privilège de vivre cette expérience. Cela restera un point fort de ce voyage, mais il y a déjà beaucoup de points forts depuis le départ de Chypre…
Demain, j’attaque la Via Dinarica et vais découvrir un nouveau pays, le Monténégro.
6
Via Dinarica
6 juin : Vermosh – Katun Štavna
Quand j’écris que je vais découvrir un nouveau pays, le Monténégro, le terme est particulièrement adapté. C’est un des tous nouveaux pays au monde. Il n’existe que depuis 2006. En Europe, c’est le plus récent. Le Kosovo, créé en 2008, n’est reconnu que très partiellement par la communauté internationale. La France le reconnaît, l’Espagne non. Au niveau mondial, si l’on exlut aussi les déclarations d’indépendance un peu illégitimes, il n’y a que le Soudan du Sud a avoir été créé après.
Le Monténégro, je connais déjà un peu. J’ai le souvenir des bouches de Kotor et de la ville de Budva qui avait subi un tremblement de terre. Je me souviens aussi de l’avenue principale de Titograd bondée de promeneurs le soir. Et oui, Podgorica, la capitale du pays, s’appelait encore Titograd. Le maréchal Tito était mort depuis un an à peine et le tremblement de terre avait eu lieu deux ans auparavant. C’était en 1981, j’avais 16 ans et je visitais la Yougoslavie… 37 ans après, mes souvenirs sont loin et c’est bien un nouveau pays que je vais traverser.
En changeant de pays, j’ai l’impression de commencer un nouveau voyage. J’ai été enchanté en Albanie mais ce matin, en remontant la vallée de Vermosh, en passant devant les enfilades de bunkers, j’avais l’énergie et la motivation du premier jour.

Les paysages somptueux, à nouveau, ont constitué une bonne entrée en matière pour cette nouvelle étape de ma remontée des Balkans. J’ai passé un point haut à 2177 mètres d’altitude et après une traversée délicate d’un névé, le paysage a changé : du relief tout en douceur, des forêts, des chalets… La suite les prochains jours va être moins alpine.
7 juin : Katun Štavna – Mojkovac
Le mot Balkans est associé à un espace morcelé, avec des peuples, religions, langues qui se côtoient, s’imbriquent, se mélangent. C’est faux ! Ce sont tous les mêmes. De la Grèce au Monténégro, je ne vois pas de différences. Ce matin, au café de Trešnjevik, un client a insisté pour me payer mon café. C’était bien sûr un café turc. Et finalement, j’ai aussi eu droit à une petite rakia, un alcool de prune. À part une légère différence sémantique, c’est finalement comme en Grèce ou en Albanie.
Est-ce petit alcool qui m’a mis particulièrement de bon humeur ? C’est plutôt ces rencontres le long du chemin, cette vue superbe sur les sommets Kom Kučki et Kom Vasojevićki, cette marche sur des chemins forestiers qui naviguent de petits dômes en petit dômes…

Il était 11 heures du matin quand je suis arrivé à Vranjak, terme envisagé de l’étape. Un petit café avec la rakia offerte et je suis reparti. De dômes en dômes, de légères montées en légères descentes, j’ai avancé. Puis, j’ai attaqué la longue descente. À la fin de la journée, après 44 kilomètres, j’étais à Mojkovac. Ma première journée entièrement monténégrine a été bien remplie.
8 juin : Mojkovac – Lac Zabojsko
Il y a une semaine que je n’étais pas passé par une petite ville. Fushë Arrez en Albanie et Mojkovac au Monténégro sont deux localités à peu près équivalentes, avec un peu moins de 10000 habitants. La comparaison s’arrête là. Comme quand je suis passé de Grèce en Albanie, la frontière avec le Monténégro marque un gros changement. Je suis revenu dans un pays proche de nos standards européens. Mojkovac est guère différent de nos villes. Les maisons, l’état des routes, des voitures sont proches de l’Europe de l’ouest. J’ai aussi retrouvé mes repères au supermarché : rayons variés, barres de céréales, produits occidentaux…J’étais presque heureux de faire mes courses. En marchant aussi, on voit la différence. J’ai croisé des randonneurs, des vététistes. J’ai vu un parapentiste. Des groupes faisaient du tourisme en 4*4. Tout le long de l’étape, il y avait des structures pour accueillir les vacanciers, du tourisme à la ferme, un refuge…
Le Monténégro frappe à la porte de l’Europe. Il a déjà adopté l’euro quand il est devenu indépendant. Bien que ne faisant pas partie de la zone euro, les autorités ont préféré adopter la monnaie européenne plutôt que d’en créer une spécifique. Le pays est en fait tiraillé entre ses racines slaves et ses liens avec la Russie et son désir de rejoindre l’Union Européenne. Même sur l’écriture, la situation est ambiguë. On trouve des inscriptions en alphabet cyrillique mais aujourd’hui dans la plupart des cas, c’est l’alphabet latin qui est utilisé.
Les présidentielles avaient lieu cette année et c’est le pro-européen, Milo Djukanovic, qui a gagné face aux partisans de la Russie.

9 juin : Lac Zabojsko – Žabljak
Les orages avec tonnerre et éclairs n’ont pratiquement pas cessé de toute la nuit. Heureusement, j’avais trouvé un petit chalet en construction pour me servir de refuge. J’étais isolé près d’un lac à proximité d’une guesthouse fermée. Au sec, finalement confortablement installé, j’ai bien dormi.
Il continue de pleuvoir quand je démarre. C’est assez inhabituel. J’ai plutôt l’habitude des après-midi humides. Je traverse de vastes espaces de prairies. Cela pourrait être très agréable par beau temps mais les hautes herbes par temps de pluie, il n’y a rien de mieux pour avoir les pieds complètement trempés. À la faveur d’une éclaircie, je peux vider les chaussures de liquide. Je continue et à défaut d’être au sec, au moins les pieds ne baignent pas dans l’eau.

Finalement, le soleil avant Žabljak me permet d’arriver sec et surtout de profiter de belles vues sur les montagnes du parc national de Durmitor. C’est la destination nature du Monténégro. Žabljak est un centre touristique et une station de ski. Il y a un peu d’animation et les chemins dans le parc devraient être plus fréquentés. Pour le moment, à part quelques marcheurs à la journée et 3 lettons croisés aujourd’hui, je n’ai pas vu grand monde sur cette Via Dinarica.
10 juin : Žabljak – Nedajno

J’ai terminé une nouvelle rude étape. L’altitude reste modeste avec un passage à 2300 mètres mais les conditions sont proches de la haute montagne. Cette fois, la neige n’a pas posé de problème. Les derniers névés se traversaient sans problème. Par contre, le relief était marqué. La raide descente sur le lac Šrčko nécessitait de l’attention. Dans ces conditions, il est difficile de faire de longues étapes.
Après 26 kilomètres, j’arrive à Nedajno, il y a une petite guesthouse au bord du chemin. 13€ la nuit avec petit déjeuner, je n’hésite pas. Le corps et la tête sont du même avis. Je n’irai pas plus loin aujourd’hui et ne ferai pas d’exploit.
Nedajno se situe sur ces plateaux calcaires caractéristiques depuis que je suis au Monténégro. Je suis relativement haut à 1400 mètres d’altitude. Il y a de vastes espaces avec des paysages ouverts, de vieilles maisons aux toits de bois, des chalets plus récents occupés pendant les vacances. Demain je vais traverser sur plusieurs kilomètres ce plateau. Normalement, ce relief tout en douceur permet d’avancer.
11 juin : Nedajno – Lac Trnovačko

Le lac Trnovačko est dans un site superbe entouré par ces parois et ces sommets calcaires qui vont me servir de décor tout le long des Alpes Dinariques. C’est la première fois depuis le départ que je dors dans un refuge gardé. En descendant sur le lac, j’imaginais des randonneurs, des cartes de montagne, un bon dîner roboratif et un gardien qui donne des conseils sur les chemins. Ce n’est pas tout à fait ça. Le refuge ne fait pas de repas, le gardien ne parle pas un mot d’anglais et je suis seul à dormir ce soir.
Depuis le début de cette Via Dinarica, j’ai vu les trois lettons, des groupes monténégrins qui randonnaient à la journée, hier dimanche, et un irlandais aujourd’hui en VTT. En fait, il portait son VTT sur le dos vu la difficulté du sentier.
C’est ma dernière journée au Monténégro. Avec ces petits états, à peine on commence à prendre ses marques et c’est déjà fini. Le Monténégro, c’est en superficie, un petit tiers de l’ancienne région Midi-Pyrénées. L’étape du jour a été un bon résumé de ma traversée du pays. Ce matin, j’ai marché sur le polje, plateau calcaire, avec ses prairies vertes et ses chalets. Sur de bons chemins, j’ai bien avancé. Puis, j’ai eu la raide descente dans le canyon de Piva. J’ai terminé la journée dans un décor de haute montagne avec névés et sommets escarpés. Demain, je poursuis en Bosnie-Herzégovine.
12 juin : Lac Trnovačko – Au-dessus du lac Orlovacko
Je suis passé du Monténégro en Bosnie-Herzégovine comme de l’Albanie au Monténégro, sans m’en rendre compte. Les frontières ne sont pas marquées. Elles ne suivent pas de barrières naturelles ; dans les deux cas, c’était au milieu d’une forêt que je suis passé d’un pays à l’autre.
Je devrais dire que je suis plutôt dans la République Serbe de Bosnie. La Bosnie-Herzégovine est née dans la douleur et l’horreur. Lors de la décomposition de la Yougoslavie, elle a déclaré son indépendance. S’en est suivi trois années de guerre, de 1992 à 1995, où chacune des composantes de la population, serbes, croates et musulmans a combattu les unes contre les autres. Plus de 100000 personnes ont été tuées et 2 millions ont été déplacées dans une logique d’épuration ethnique.
Un fragile accord a été trouvé pour une coexistence (plutôt qu’une cohabitation) dans le cadre d’une république fédérale qui réunit la république serbe de Bosnie et la fédération de Bosnie et Herzégovine qui est elle-même l’union des parties croate et musulmane.

Ce n’est pas aujourd’hui que je vais pouvoir avoir un aperçu de la réalité bosnienne. Je traverse des endroits sauvages. Il n’y a pas contrairement à la Grèce, l’Albanie ou même le Monténégro des villages, des maisons et même des bergeries. À part des nuées de mouches, aucun troupeau, les prairies sont couvertes de végétation luxuriante qui monte parfois jusqu’à mes épaules. Je marche comme sur l’Appalachian Trail, en pleine nature. Et comme en Amérique, en pleine nature, il y a une faune sauvage. Un suisse que je rencontre, me montre une photo qu’il a prise quelques minutes auparavant : un ours se trouvait en contrebas de la falaise où il avait installé son campement.
Ce soir, je suspends ma nourriture. Il n’y a aucun arbre, c’est à hauteur d’hommes, sous l’avant-toit d’une bergerie (j’en ai finalement trouvé une) que je l’accroche. L’ours pourra toujours se servir mais n’essaiera pas de rentrer dans ma tente.
13 juin : Au-dessus du lac Orlovacko – Kalinovik
J’y vais ou j’y vais pas. À 1750 mètres d’altitude, j’attends, blotti sous la courte avancée du toit de la cabane à côté de mon campement. Le tonnerre a commencé à gronder vers 4 heures et demi. Le vent a suivi. J’ai rapidement plié la tente et me suis réfugié sous ce modeste abri alors que la grêle et de violentes averses se succèdent. Alors que je sens les affaires mal engagées, je me rends compte que le cadenas de la bergerie n’est pas verrouillé. Je suis déjà plus confortablement installé et peux envisager d’attendre un moment, voire la journée.
Puis, le temps s’éclaircit. J’hésite entre rejoindre la Via Dinarica le plus directement (je me suis trompé de chemin hier et m’en suis écarté), descendre par une piste puis continuer sur la bonne trace ou poursuivre sur la piste jusqu’à Kalinovik. C’est certes plus long mais cela évite de remonter vers la montagne.
La première option est vite écartée. Le temps est encore trop incertain pour chercher son chemin hors itinéraire balisé. Je prends la piste pour rejoindre la Via Dinarica. Arrivé à l’embranchement, les hautes herbes, bien grasses et bien humides de l’itinéraire officiel ne me font pas hésiter. Je file vers Kalinovik par la piste. Filer est bien le mot approprié. Les 28 kilomètres de la journée sont parcourus en 4 heures et demi. Quand j’arrive à l’entrée de la ville, le tonnerre gronde à nouveau et les premières gouttes tombent.

Hier, une française rencontrée au bord du lac de Donje Bare me disait que, quand elle discutait avec des bosniens, elle avait le sentiment qu’ils voulaient oublier le passé et vivre ensemble. Je n’en suis pas sûr. À l’entrée de Kalinovik, entouré par le drapeau serbe, se trouve un immense portrait de Ratko Mladic, avec le mot héros dessous. Ratko Mladic est surnommé le boucher de Srebrenica et a été inculpé par le tribunal international de la Haye de crime contre l’humanité pour génocide. Ici, beaucoup d’inscriptions sont en cyrillique. Le drapeau serbe est pavoisé. Derrière le comptoir de mon hôtel, trône un portrait de Vladimir Poutine. Il est presque impossible de trouver quelqu’un qui parle anglais même à l’hôtel. Le Monténégro cherche à se rapprocher de l’Europe. Ici, ce n’est pas le cas.
Demain, je passe dans la partie bosniaque (les musulmans parmi les bosniens) de la Fédération de Bosnie et Herzégovine, elle-même partie de la république fédérale de Bosnie-Herzégovine. Je suis particulièrement mal à l’aise de dormir dans une ville qui affiche un criminel de guerre à son entrée avec le mot « héros ». On va voir comment je me trouve dans la partie suivante du pays.
14 juin : Kalinovik – Bord de la Neretva
J’aurais pu illustrer la journée avec des images du vaste polje sous le sommet Džamija avec ses bergeries en bois ou du premier minaret dans le petit village de Ljuta ou encore de ces cimes calcaires dans un paysage bucolique mais j’ai quitté Kalinovik et ce sinistre passé m’a accompagné le long du chemin. Je passe une ancienne ligne de front entre les Serbes et les Bosniaques. Le long de la piste, des panneaux rouges avec une tête de mort et l’inscription «МИНЕ !» sont là pour avertir que là, il y a un quart de siècle, les hommes se battaient et que le secteur est encore miné. Pas question d’aller satisfaire un besoin naturel derrière un arbre. Plus loin, la Via Dinarica fait un long détour pour contourner un bois. Pas question non plus de tenter un raccourci comme j’aime le faire habituellement. Je continue à passer devant les panneaux rouges à tête de mort. Il resterait autour de 100000 mines non explosées et 600 personnes ont été tuées depuis la fin du conflit même si la situation s’est améliorée les dernières années.

Passé la frontière entre la République Serbe de Bosnie et la Fédération de Bosnie et Herzégovine flotte un drapeau bosnien à côté d’un monument aux morts où sont inscrits le nom de 41 personnes tuées entre 1992 et 1995. Esed Admir Subašić était né en 1985 et avait donc moins de 10 ans.
À ce moment, il m’aurait fallu un albanais avec ses yeux rieurs qui me propose un raki et il n’aurait pas eu besoin d’insister pour que j’en reprenne un deuxième. Mais il n’y avait personne alors j’ai marché. Il n’était que 11 heures du matin quand je suis arrivé à Ljuta où j’avais un temps envisagé de faire étape dans une guesthouse. J’ai continué. Dans l’après-midi, sur le polje au pied de la Džamija, je marche d’un pas rapide, droit dans de vastes prairies presque plates et sans obstacles. Je commence à regarder où je pourrais camper mais, là, il n’y a pas d’eau. Plus bas, l’ancienne école de Grušća semble pas mal ; c’est plat et il y a une fontaine mais je décide de tenter ma chance plus loin au petit village. En demandant où je peux camper, on m’indique un endroit vers la rivière où j’aurai de l’eau ; nous ne sommes pas en Albanie…Je poursuis en passant devant des points d’eau sans emplacement pour poser ma tente et devant des emplacements pour camper sans point d’eau. Plus bas, vers la Neretva, je retrouve des panneaux rouges avec la tête de mort. Je presse le pas et finalement décide de me poser sur une plage au bord de la rivière. 62 kilomètres dans la journée, il est presque 21 heures et cela fait 15 heures que je marche. Je mange rapidement mon couscous de la mer* et me couche. Kalinovik est loin derrière moi.
* Suite à la demande de lecteurs, je vous révèle les secrets de la recette du couscous de la mer mode tradition. Attention, veillez à respecter scrupuleusement chacune des étapes pour révéler les saveurs de ce plat.
1. Faîte bouillir de l’eau
2. Versez l’eau sur la semoule
3. Salez (ni trop, ni pas assez)
4. Rajoutez les sardines à l’huile. Si dans les arrivages du jour, votre poissonnier n’a pas reçu de sardines à l’huile, vous pouvez aussi utiliser du thon à l’huile (voire des maquereaux, mais je n’ai pas encore testé cette variante)
5. Couvrez et patientez 3 minutes
6. Dégustez
À noter que dans les Balkans, les mots couscous et sardine (sardina…) sont identiques. Vous n’aurez donc pas besoin de Google Translate pour acheter les ingrédients nécessaires à la recette.
PS : il existe une variante, tout aussi délicieuse, l’ecrasée de pommes de terre à la sétoise. Il suffit de remplacer la semoule par de la purée en flocons. Là aussi, le mot purée est compris partout.
15 juin : Bord de la Neretva – Refuge de Jezerce
A 1650 mètres d’altitude, le refuge de Jezerce est enveloppé dans la brume. Un vent froid souffle. Il bruine. Par ce temps, presque hivernal, il ne ferait pas bon camper. Heureusement, je suis confortablement installé à l’intérieur du refuge. Il a été refait récemment et est très bien aménagé et entretenu. Le poêle réchauffe la salle. Je suis seul et comme fois dans ces cas là, j’ai une sensation de paix et de tranquillité.
Après la longue journée d’hier, c’était retour à l’ordinaire. Pas question de rejoindre Jablanica en un seul jour. Je suis sur un parcours plus montagneux et avec ce temps, gris et légèrement pluvieux, c’est dommage de marcher sans profiter du paysage. Je ne suis pas sûr que cela soit mieux demain. On verra bien.
J’ai donc pris mon temps aujourd’hui avec une longue pause matinale pour un copieux petit déjeuner dans un hôtel au bord du lac Boračko. C’est la fin du ramadan et j’ai eu droit en plus à une assiette pleine de pâtisseries. Je suis ensuite monté tranquillement en espérant une éclaircie pour voir les pittoresques cimes du Prenj mais elle n’est pas venue. Il ne me restait plus qu’à couper du bois et profiter, solitaire, du calme du refuge de Jezerce.

16 juin : Refuge de Jezerce – Jablanica
Finalement hier soir, je ne suis pas resté seul au refuge. À 21h30, alors que je dormais à poings fermés, trois bosniens sont arrivés. Ils étaient partis tard de Sarajevo après avoir fêté la fin du ramadan. Un d’entre eux a participé à la reconstruction du refuge. En fait, l’ancien a été détruit lors de la guerre civile. Une ligne de front se situait dans le secteur. D’ailleurs, il y a encore des zones potentiellement minées et aujourd’hui encore, j’étais, par endroit, très attentif à avoir toujours en vue le balisage blanc cerclé de rouge plutôt que les panneaux rouges à tête de mort.
Nous avons également échangé sur le fait de trouver en Bosnie-Herzégovine un portrait de Ratko Mladic avec le mot héros. En fait, comme le pays est une union de trois entités reposant sur les nationalités, les politiques jouent à fond le nationalisme pour être élus. Ce que j’ai vu chez les Serbes, existe aussi chez les Croates ou les Musulmans. Pas sûr que dans ces conditions, le pays et ses habitants fassent l’examen de leur passé.
Des montagnes de Prenj, site marquant de la Via Dinarica en Bosnie-Herzégovine, je n’aurai pratiquement vu que de la brume. Comme prévu, le temps est gris, humide et froid. Je quitte le refuge dans la bruine et la brume. Pour rester positif, cela me permet de voir des salamandres noires de Prenj. Cette espèce endémique ne s’observe que de nuit ou par temps humide. Et aujourd’hui, elles sont heureuses et de sortie. Ce sera la photo du jour, parce que sinon… ça était une journée difficile. Je me suis trompé plusieurs fois de chemin soit en suivant un balisage d’un autre sentier, soit en essayant de suivre ma trace GPS qui s’est avérée mauvaise. La dernière fois, j’étais sur le point de renoncer et revenir à un refuge pour passer la nuit quand je suis retombé sur le bon chemin.

Je suis arrivé à Jablanica plus crevé qu’après 62 kilomètres. La ville est célèbre pour la bataille de la Neretva qui a opposé pendant la seconde guerre mondiale les partisans de Tito et les allemands. Un film hollywoodien a été tourné ici. Mais pour moi, la visite de la ville se limitera au trajet jusqu’à l’hôtel.
17 juin : Jablanica – Masna Luka
Les 28 kilomètres avec 2200 mètres de dénivelés du jour m’ont paru nettement plus facile que l’étape plus courte et avec moins de dénivelés de la veille. Aujourd’hui, le sentier était bon, bien balisé. Je ne me suis pas perdu. La montée des 200 mètres d’altitude de Jablanica aux 2100 mètres d’altitude du Veliki Velinac était régulière. Il n’y avait pas de succession de montées et descentes comme hier. Je trouve cela très casse-jambes.

J’ai eu aussi de la visibilité et pas de pluie. J’ai pourtant crû ce matin avoir le même régime de brume et d’humidité. Puis, sans être extraordinaire, le ciel s’est un peu dégagé.
Enfin, au refuge de Vilinac, j’ai pu faire une longue pause avec café, pâtisseries offerts par des membres d’un club de montagne de Jablanica avant, en fin de journée, que des croates me proposent de m’amener à un hôtel distant de 3 kilomètres. Je termine la journée confortablement installé et cela me permettra de récupérer après quelques rudes étapes.
J’en ai terminé maintenant avec les hautes montagnes de Bosnie-Herzégovine. Jusqu’à la Croatie, je vais rester en gros entre 1000 et 1500 mètres d’altitude.
18 juin : Masna Luka – Bukovica

À l’épicerie de Bukovica, c’est le maillot de football croate qui est en vente. Les clochers des églises catholiques ont remplacé les minarets des mosquées. Quelques drapeaux avec le damier rouge et blanc sont affichés. On pourrait se croire en Croatie mais je suis encore en Bosnie-Herzégovine. Cette partie est majoritairement croate. Demain, je serai au pied de la frontière avant de la longer les jours suivants.
La Croatie, le retour dans l’Union Européenne… J’avance. Il me reste, maintenant, moins de 1000 kilomètres jusqu’à Bolzano, une broutille. Le kilométrage va fondre de jour en jour et dans un gros mois, je ne serai plus loin du but.
19 juin : Bukovica – Podgradina
Demain, je devrais dormir en Croatie ou le long de la frontière. J’en aurai presque terminé de ma remontée de la Bosnie-Herzégovine.
Je pourrais comparer le pays avec une fille qui n’est peut-être pas Miss Monde mais qui pourrait être sacrément belle. Mais je ne sais pas pourquoi, elle continue à porter des vieilles affaires qui vraiment, ne l’arrange pas. Parmi ces vieilles affaires, certaines sont monstrueuses. Ratko Mladic en fait partie.
Et puis, certains jours, on a la mine moins belle, le teint moins hâlé. Cela a été le cas lors de ces deux semaines. La Bosnie-Herzégovine est restée un peu ternie par un temps nuageux, brumeux parfois pluvieux. Je n’ai pu qu’à de rares moments, à travers des éclaircies, apprécier la beauté du pays. Et cette journée est restée dans cette tendance avec un vent froid et un temps gris. Pour ne rien arranger, c’était une étape un peu plate avec des parties monotones. Décidément, la Bosnie-Herzégovine ne met pas du sien pour me séduire.

20 juin : Podgradina – Refuge Sveti Jakob
Le jour où je suis arrivé en Bosnie-Herzégovine, il faisait beau et chaud. Je me suis baigné dans le lac Donje Bare. Je quitte la Bosnie-Herzégovine un jour de beau temps. Mais, entre, je n’ai pas été particulièrement gâté.
J’ai maintenant laissé la Via Dinarica qui passe par un poste frontière officiel et poursuis sur le chemin Put Oluje, «Opération tempête». Cet itinéraire a été utilisé par l’armée croate pour encercler Knin lors de l’opération tempête en août 1995.
Quand la Croatie a fait sécession avec la Yougoslavie en 1991, l’est du pays, peuplé de minorités serbes a fait, à son tour, sécession avec la Croatie et s’est autoproclamé République Serbe de Krajina. Sans aucune reconnaissance internationale mais soutenue par l’armée yougoslave, commandée par un certain Ratko Mladic, il faudra du temps à l’armée croate pour récupérer ce territoire.
En août 1995, elle lance «l’opération tempête» pour encercler Knin, capitale de la République Serbe de Krajina. En 3 jours, la ville tombe et marque la fin de ce conflit. Le 5 août est maintenant fête nationale en Croatie. Cette action éclair, put oluje, est une fierté pour les Croates et largement utilisée pour alimenter le sentiment national.

Curieusement le chemin est plutôt mieux balisé et entretenu côté Bosnie-Herzégovine que Croatie. Après la matinée, à grimper à 1850 mètres d’altitude puis à descendre et monter sur les crêtes avec au final environ 1700 mètres d’altitude, j’ai eu une après-midi difficile. Dans un relief calcaire, sec, avec des creux, des rochers, j’ai crapahuté sur un chemin mal balisé au milieu d’une végétation en partie brûlée par un incendie.
Il fallait aussi gérer l’eau. Il n’y a pas de sources, pas de ruisseaux. Les seuls points d’eau sont ceux à proximité des refuges avec des citernes qui collectent l’eau de pluie. Il y a une exception : une grotte où il faut rentrer par un étroit passage d’une cinquantaine de mètres avec au fond une salle où une bonne eau fraîche tombe de la voûte. Un régal, cette eau !
Quelle rude étape ! Du dénivelé, un chemin difficile, le problème de l’eau, j’arrive au refuge (fermé) de Sveti Jakob, épuisé, beaucoup plus qu’après ma longue étape. J’ai marché 14 heures dans un relief difficile. Je suis ce soir en Croatie, rentré illégalement dans le pays.
Je puise l’eau à la citerne, prépare mon repas, monte la tente et me couche.
21 juin : Refuge Sveti Jakob – Cetina

Ce matin, je sens la fatigue de l’étape de la veille. Je choisis l’option de la facilité plutôt que de faire la liaison avec le sommet de la Dinara par la montagne. Ce secteur n’est pas celui que je préfère, trop sec, trop rocailleux et les sommets ne sont pas spectaculaires. En plus, entre le refuge et le sommet de Troglav, je traverse un secteur potentiellement miné. Il est bien signalé mais ce n’est pas très agréable. Sur cette zone, c’est dû aux combats entre les Croates et les Serbes de la République de Krajina.
En redescendant, je retrouve la chaleur et la marche dans ce paysage sec est pénible. Mais comme je me plains de cette chaleur, le service météorologique m’envoie un violent orage avec des trombes d’eau et du vent avant d’arriver à Cetina. En partie trempé, je patiente dans une maison abandonnée en me disant qu’il vaut mieux être là qu’en pleine montagne.
Mon début de la Croatie est difficile ; heureusement, je trouve un endroit confortable pour me loger. J’avais besoin de cela après ces deux dernières étapes.
22 juin : Cetina – Knin

Depuis deux mois qu’a débuté cette période orageuse, j’ai connu toutes les situations : l’orage qui éclate au petit matin avant de plier la tente, l’orage nocturne confortablement installé à l’intérieur, le classique orage de fin de journée après des grosses chaleurs comme hier… Aujourd’hui, j’ai eu un orage de fin de matinée. Même en partant tôt, difficile d’y échapper. Heureusement, j’avais déjà passé la Dinara. L’orage est arrivé alors que j’avais bien attaqué la descente de ce modeste sommet mais tout de même point culminant de la Croatie à 1830 mètres d’altitude et qui a donné son nom aux Alpes Dinariques. J’ai marché un petit moment avant de trouver abri sur le balcon du refuge, fermé, de Brezovac. Puis après une heure d’attente et une légère accalmie, je suis reparti. Le reste, c’est du classique, à nouveau de la pluie, du vent violent, les pieds trempés…mais je suis arrivé à Knin. Avec la pluie, les températures chutent aussi et j’avais mis ma doudoune en attendant au refuge. Il paraît que c’est l’été. C’est au début du printemps, il y a plus de trois mois, que finalement j’ai eu le plus chaud. Mais fait exceptionnel, en regardant les prévisions météorologiques, pour la première fois depuis deux mois, ils n’annoncent pas de pluie quotidienne. Je devrais même avoir une semaine sèche.
L’éphémère capitale de la République Serbe de la Krajina est maintenant une ville où le drapeau à damiers est fièrement arboré. Il y en a même un immense pavoisé au clocher de l’église . Les Serbes, eux, sont partis. Environ 200000 ont quitté la région après la chute de Knin.
Pour moi, c’est ma première localité croate. Je vais pouvoir avoir des kunas, la monnaie croate. Dernier pays à être entré dans l’Union Européenne en 2013, la Croatie n’est encore ni membre de la zone euro ni dans l’espace Schengen. L’intégration en Europe avait justement buté sur la question du retour des Serbes. Le sujet est délicat et les Serbes n’ont pas vraiment le souhait de revenir.
23 juin : Knin – Gračac

À Pribudić, j’ai l’impression d’être dans un film de science-fiction où je suis le seul survivant de l’humanité après une catastrophe. Je n’entends que le bruit du vent dans les arbres. Il n’y a personne, les maisons sont abandonnées et tombent petit à petit en ruines. Le cimetière autour de l’église est en partie envahi par la végétation. C’est émouvant de traverser ces villages désertés par les Serbes. Du jour au lendemain, ils sont partis, quittant l’endroit où ils vivaient depuis plusieurs générations. Pour la plupart, ils étaient étrangers à ce conflit et se sont retrouvés les victimes.
Cette région se situe entre les massifs de la Dinara et celui du Velebit. La Via Dinarica n’est pas balisée. J’ai lu que ce chemin est surtout porté par la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro. La Croatie et la Slovénie n’ont pas trop adhéré au projet. Sans sentier balisé, je me suis livré à un de mes exercices favoris : la recherche du chemin le plus court tout en évitant le bitume. Et à ce petit jeu, je suis assez content du résultat. Sur les 57 kilomètres de la journée, je n’en ai eu que 3 environ sur bitume. Les conditions étaient idéales aujourd’hui, un beau temps sans risque d’orages, une température idéale pour marcher, de bons chemins pour une journée bien remplie.
24 juin : Gračac – Paklenica (Parići)
Pourquoi de si longues étapes ? Hier, après 27 kilomètres de marche, j’étais à Zrmanja Velo à midi pour la pause déjeuner. Zrmanja Velo est un hameau avec la moitié des maisons abandonnées et une bonne fontaine. J’aurais pu m’arrêter là et passer l’après-midi et la soirée à attendre autour de ma tente. En ce moment, les journées sont longues… Le jour commence à poindre vers 4 heures et demi ; c’est, en général, l’heure où je commence à me réveiller. Je démarre autour de 6 heures du matin, ce qui laisse pas mal de temps avant la tombée de la nuit.
J’ai continué. Jusqu’aux abords de Gračac, sur près de 30 kilomètres, je n’ai vu aucun ruisseau, aucune source, aucun point d’eau, aucune maison.
Ma forme du moment me permet de faire les 30 kilomètres dans l’après-midi. Je pense que je pourrais marcher des heures et des heures sur une piste en forêt sans ressentir de fatigue. C’était le cas hier sans gros dénivelés, un sac assez léger compte tenu que je me ravitaillais à Gračac, une température douce…Alors entre dormir sous la tente en se rationnant en eau et dormir dans un bon lit après avoir grassement dîné et s’être largement désaltéré avec eau et bière…je n’hésite pas.
Aujourd’hui, bis repetita. J’ai passé la dernière ligne de front, cette fois du côté serbe au côté croate avec ses champs de mines, laissant maintenant derrière moi, cette sinistre guerre de Yougoslavie. Après 27 kilomètres, j’étais au refuge non gardé, avec eau à 500 mètres, de Dusiče, sachant que 4 heures plus loin, j’aurai un refuge gardé avec repas, bière, eau, électricité… J’ai continué mais j’ai pris mon temps, d’abord en faisant une longue pause déjeuner en discutant avec des jeunes croates sur ma vision de vieux nostalgique de la Yougoslavie puis au sommet du Srveto Brdo pour profiter de la superbe vue sur la mer Adriatique, les îles et les sommets environnants. J’ai finalement quand même marché 41 kilomètres mais je suis arrivé suffisamment tôt pour passer une soirée tranquille, parce que hier…

Installé dans ma chambre à 20 heures, j’ai pris ma douche, fais ma lessive, suis allé faire les courses au supermarché voisin puis, à toute vitesse avant la fermeture, à un autre plus loin pour trouver du pain, bu presque tranquillement une bière pendant que les lasagnes cuisaient au four, j’ai dîné, j’ai fini le compte rendu de la journée, les informations pratiques sur l’étape du jour, j’ai sélectionné, téléchargé, recadré et redimensionné la photo du jour, j’ai mis tout cela en ligne, j’ai mis quelques commentaires en anglais sur le site communautaire de la Via Dinarica, j’ai étudié les deux, trois étapes prochaines pour voir les hébergements, les points d’eau, les distances et dénivelés en regardant cartes OpenStreet, photos satellites, site de la Via Dinarica, j’ai consulté ma messagerie, les nouvelles du jour, j’ai fait la vaisselle, recousu le filet de la poche latérale du sac à dos qui avait souffert dans une partie touffue du chemin, j’ai bien veillé à la recharge électrique de mes appareils, commencé à préparer le sac à dos pour le lendemain et suis allé me coucher après une étape de 57 kilomètres. Je n’ai pas eu le temps de regarder Allemagne-Suède à la télévision.
Ce soir, c’est beaucoup plus calme, pas de courses, pas de douche, pas de lessive, pas de repas à préparer, pas de réseau et de wifi, juste les chaussettes à repriser et boire une bière en discutant avec un couple de hollandais.
25 juin : Paklenica (Parići) – Refuge Šugarska Doliba
Je viens de me rendre compte que je n’étais pas poursuivi par la police croate pour être entré illégalement dans le pays. Aussi, quand je suis arrivé au refuge de Šugarska Doliba, je me suis laissé tenté et j’ai opté pour un repos mérité. ll était encore un peu tôt et les 28 kilomètres de l’étape peuvent paraître légers au vu des dernières journées. Mais aujourd’hui, je n’ai marché que sur des sentiers de montagne dans un relief accidenté. J’ai quand même cumulé 1600 mètres de dénivelés et les étapes précédentes pesaient dans les jambes.
Alors, comme je n’ai pas un impératif pour la fin de la marche, je suis même largement en avance sur mes prévisions, j’ai cédé à la tentation du refuge de Šugarska Doliba. Il est neuf, en très bon état et remarquablement aménagé. Non gardé, il est certes petit mais, à priori, je ne vais le partager qu’avec deux randonneurs croates. Il y a surtout de grandes baies vitrées qui donnent sur les beaux paysages de montagne du Velebit, l’électricité solaire pour recharger les appareils, l’eau de pluie collectée alimente l’évier, un puit avec une eau claire à 200 mètres… bref un petit cocon au cœur des montagnes. Il serait difficile de se plaindre.

26 juin : Refuge Šugarska Doliba – Refuge de Scorpovac

Jour de bura. Nous sommes le 26 juin, en plein été. En cette saison, la chaleur peut être torride, accablante en Croatie. En quittant, le refuge Šugarska Doliba, je domine les îles de la côte dalmate, étincelantes de blancheur sous le soleil matinal. Il aura fallu attendre cette fin juin pour commencer à marcher avec polardine, doudoune avec la capuche et gants…Je ne suis pourtant pas à une altitude extrême, juste 1200 mètres, au-dessus de ces îles qui sont là à mes pieds. C’est jour de bura, ce vent violent, froid, qui vient du nord. Je courbe le dos sous les violentes rafales qui peuvent avoir des pointes à 100 kilomètres heures. Ce vent est à la Croatie ce qu’est le vent d’autan chez nous. On a parfois l’impression que c’est fini, que le temps se calme quand surgit une violente rafale. Les croates du refuge m’ont dit que des camions pouvaient être renversés lors des jours de forte bura. Ils abandonnent leurs projets et redescendent.
De mon côté, alors que je lutte contre le vent après avoir quitté le refuge, j’envisage de rejoindre la route à Baške Oštarije et soit de rester à l’hôtel là ou de descendre sur la côte.
Finalement, je n’ai, ensuite, pas de passages en crêtes. Je passe de dolines en dolines, à peu près à l’abri. À Baške Oštarije, après un copieux repas et alors que le temps semble plus clément, je décide de continuer. Je fais bien. Autant, ce matin, le sentier était difficile avec des montées et descentes, des rochers, des arbres couchés sûrement un jour de grosse bura, autant, cette après-midi, je marche sur un remarquable chemin. Il est presque plat, les différences de niveau ont été comblés, il y a des murets, le sol est nivelé. Je marche du coup à un bon rythme et arrive relativement tôt à Scorpovac. La journée s’annonçait difficile, elle s’est finalement bien passée.
27 juin : Refuge de Scorpovac – Refuge de Zavižan
La bura continue à souffler fort. Je ne sais pas si c’est comme pour le vent d’autan, 3, 6 ou 9 jours, en tout cas, je devrais encore y avoir droit demain. Lors des passages sur les crêtes, il faut lutter contre le vent et je ne quitte pas la polardine de la journée. Au refuge de Zavižan, à 1570 mètres d’altitude, le chauffage est allumé. On est presque en juillet, en Croatie…
Heureusement, je continue à suivre le sentier Premužiceva staza. Remarquable ce chemin ! Il a été construit au début des années 30 pour la randonnée. Les pentes ont été aménagées pour rester autour de 10%. Des murs de soutènement en pierres sèches permettent de gommer le relief et tout cela sur 57 kilomètres.

Autant dire que là dessus, la moyenne kilométrique monte bien mais je ne fais pas de performance aujourd’hui. Je m’arrête à nouveau pour un bon repas au refuge d’Alan. Il faut que je gère mon stock de nourriture. Entre Gračac, mon dernier point de ravitaillement et Fužine, le prochain, il y a 210 kilomètres. J’essaie donc de profiter des refuges gardés. C’est le cas ce soir à Zavižan. Je n’irai donc pas plus loin. Le site, en plus, est superbe avec un paysage de montagne avec forêts de sapins, prairies et sommets dominant la mer Adriatique et son chapelet d’îles.
La journée a été à l’avenant, vues sur la côte, belles forêts de hêtres, paysages de montagne, relief karstique tourmenté et tout cela sur le bon sentier de la Premužiceva staza.
28 juin : Refuge de Zavižan – Vratnik
La bura s’est calmée. À la place, une petite brise souffle accompagnée de bruine. Il fait 5°C. Je marche dans l’humidité et le calme de sous-bois. Je tente de me réchauffer mais ce petit vent, cette pluie et les pieds qui commencent à être mouillés ne facilitent pas la chose.
L’objectif de la journée est de moins en moins ambitieux. Après 22 kilomètres de marche, j’arrive à Vratnik. Une chambre au sec, une douche après 5 jours de marche, il est à peine 11 heures du matin mais je m’arrête là. Petite, humide et froide journée en Croatie.

29 juin : Vratnik – Refuge Vagabundina Koliba
Je suis à nouveau entre deux massifs. Depuis hier, j’ai laissé les sentiers pour marcher la plupart du temps sur des pistes forestières dans un paysage de moyenne montagne autour de 900 mètres d’altitude. Ce n’est pas désagréable.

Je domine toujours la côte adriatique avec aujourd’hui l’île de Krk (à priori, on prononce Cric en roulant longuement le R). Cela me permet aussi d’avancer à une bonne moyenne kilométrique. Hier, avec une petite étape, j’ai eu toute l’après-midi à me reposer. J’étais en bordure d’une route nationale avec rien autour. Aujourd’hui, j’ai pu avancer un peu plus. Je vois maintenant la péninsule de l’Istrie. Cela veut dire que la Slovénie et l’Italie ne sont plus très loin.
30 juin : Refuge Vagabundina Koliba – Fužine
De toute ma traversée des Balkans, la Croatie a été la partie la plus sauvage. De la frontière bosnienne à la frontière slovène, il y a 400 kilomètres et sur cette partie, je ne suis passé que par 3 localités où il était possible de se ravitailler : Knin, Gračac et ce soir donc Fužine. Entre ces deux villes, j’ai marché plus de 200 kilomètres, 7 jours sans passer devant la moindre épicerie de campagne.
Outre la problématique du ravitaillement, il a fallu aussi gérer celle de l’eau. Je n’ai vu, je crois, que 4 rivières ou ruisseaux et les véritables sources se comptent aussi sur les doigts d’une main. L’essentiel des points d’eau sont des puits ou des citernes remplies par la pluie. Je craignais cette partie, fin juin, sous un soleil de plomb à tirer la langue jusqu’au prochain point d’eau. J’ai eu la chance, finalement, de ne pas avoir de grosses chaleurs mais plutôt du froid. Hier soir encore, j’ai apprécié le feu de cheminée et je n’étais qu’à 900 mètres d’altitude…
Heureusement, il y a un certain nombre de refuge sur le parcours où il est possible de se restaurer.
C’était le cas à celui de Vagabundina Koliba, un vrai repas, de l’eau courante, la cheminée, le chauffage et un bon lit… j’ai apprécié. Cette après-midi, c’est le fait de retrouver des commerces que j’apprécie. Je me ravitaille, je me charge en calories et je profite d’une demi-journée complète tranquille.

Knin et Gračac n’avaient pas de charme avec leurs immeubles en béton, les maisons abandonnées par les Serbes… Fužine est une petite ville agréable, au bord d’un lac. C’est un peu les vacances avant ma dernière pleine journée croate.
1er juillet : Fužine – Refuge Schlosserov Dom
Je suis dans un secteur où, paraît-il, les ours sont assez nombreux. Globalement, il y en aurait 400 à 600 en Croatie. Ils doivent se plaire ici. Ce coin, près de la frontière slovène est sauvage avec des forêts à perte de vue. Ce n’est que à l’arrivée au refuge que j’ai vu un peu de monde. Le reste de la journée, je suis monté dans le silence de la forêt. Certains ont vu des ours ; à défaut d’en voir, j’en ai mangé hier au restaurant. Le goulash d’ours est une spécialité ici et en Slovénie.
Je termine l’étape au refuge Schlosserov Dom. Il est encore tôt mais le prochain endroit où je devrais trouver de l’eau, est beaucoup plus loin, de l’autre côté de la frontière.

Demain, j’essaie de la passer et de rentrer dans l’espace Schengen. Mais, chut ! N’en dîtes rien à la police des frontières.
2 juillet : Refuge Schlosserov Dom – Mašun
Ce matin, je marche d’un bon pas comme quand j’ai une étape importante ou des incertitudes sur le chemin. Aujourd’hui, j’ai les deux. L’incertitude, c’est de savoir comment je vais passer la frontière. La Slovénie est dans l’espace Schengen et, tant que la Croatie n’y est pas rentré, le passage doit se faire par un poste frontière officiel. J’ai eu des informations plutôt dans le bon sens. Mais les interlocuteurs de la Via Dinarica m’ont envoyé un message indiquant que lors de l’afflux massif de réfugiés syriens, des rouleaux de barbelés avaient été déployés. Je doute que cela soit le cas dans ce secteur sauvage en pleine montagne. La crainte principale est de me faire contrôler par une patrouille itinérante et d’avoir affaire à un policier des frontières peu conciliant (c’est un pléonasme).
C’est une étape importante aussi, pas tant par le kilométrage qui devrait légèrement dépasser les 40, mais à double titre. En arrivant en Slovénie, je franchis le cap des 3000 kilomètres depuis Chypre, ce qui commence à être respectable. Mais aussi, j’ai presque l’impression de revenir au pays. La Slovénie a intégré l’Union Européenne en 2004 avec 7 autres pays de l’est ainsi que Malte et Chypre. C’est un pays solide et sérieux parmi les nouveaux entrants. Elle a été tout de suite dans l’espace Schengen et dès 2007, elle a adopté officiellement l’Euro. En arrivant en Slovénie, je termine avec les questions de passages de frontières et les changes de monnaie. Je suis presque à la maison.
À l’approche de cette frontière, je prête attention aux éventuels bruits de voitures mais le secteur est calme. Je suis dans de belles forêts de hêtres qui se traversent sans difficultés.

À un moment, je tombe sur un panneau. Je suis passé en Slovénie. C’est presque décevant de franchir cette étape importante comme cela. Je m’imaginais bondissant dans le fossé au bruit des voitures, avançant en me cachant d’arbres en arbres, rampant sous des barbelés…rien de tout cela.
Ce soir, j’ai 3000 kilomètres dans les jambes et je suis en Slovénie.
3 juillet : Mašun – Postojna
Demain, j’attaque la Via Alpina et, à Predjama, j’en aurai terminé avec la Via Dinarica.
Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Slovénie… C’est un soir dans un restaurant au bord de la nationale entre Zadar et Zagreb. Après une chaude journée d’été, il fait une température agréable ; la nuit est tombée ; il y a un beau ciel étoilé ; le barbecue grille des sardines ; quelques voitures passent sur la nationale, les grillons et cigales se sont tus et un groupe de clients chante « Yugoslavia », chant empreint de nostalgie qui célèbre l’union de l’ensemble des slaves du sud. C’était en 1981, c’est loin et je les entends encore chanter mais tout cela relève d’un passé désormais révolu.
La Yougoslavie a éclaté en 7 états différents (en incluant le Kosovo) où chacun joue sur le ressort du nationalisme. On pourrait même dire 9 états. La Bosnie-Herzégovine s’apparente plus à 3 pays qu’un seul. Kalinovik avec ses inscriptions en cyrillique, ses drapeaux serbes, le portrait de Poutine et de Ratko Mladic, Jablanica, un jour de fin de ramadan avec les jeunes fumant le narguilé dans un bar, Podhum, ses églises catholiques et le maillot croate vendu à l’épicerie et des habitants qui disent que c’est par un accident de l’histoire (Tito) qu’ils sont aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine…c’est de 3 pays qu’il s’agit.
Ce retour dans l’ancienne Yougoslavie a été rude. Le portrait de Ratko Mladic à l’entrée de Kalinovik, les champs de mines, les villages abandonnés par les Serbes… j’en étais resté à la vision idéalisée d’un adolescent de 16 ans.
J’arrivais d’Albanie où quand on demande où il y a de l’eau, on se retrouve à table à manger «bukë!» avec un ou plusieurs verres de raki.
Ici, c’est l’Europe, c’est comme en France, on t’explique que 200 mètres à droite, il y a une fontaine. C’est aussi, sous l’orage, courbé sous mon parapluie, dans la montagne , sur les flancs de la Dinara, une voiture de police croate qui s’arrête, qui contrôle ton passeport et repart sans aucun réconfort ni au revoir te laissant courbé sous ton parapluie.
J’ai marché sur la Via Dinarica après avoir connu des moments superbes en Grèce et en Albanie. J’avais lu, selon le National Geographic Magazine, que ce chemin était un des plus beaux au monde. On me l’a sur-vendu et mes attentes étaient peut-être trop grandes. Difficile de marcher en faisant table rase du passé récent et du présent de ces pays.
Difficile aussi la période de mauvais temps en Bosnie-Herzégovine puis en Croatie et qui, semble-t-il, va continuer sur mon parcours slovène. Bura, froid, brume, ciel gris, un peu de pluie… C’est quand l’été ? Quand on marche en montagne, la perception, le ressenti est très impacté par la météo et les trois dernières semaines n’ont pas été terribles.
Pour moi, la Via Dinarica s’apparente plus à l’Appalachian Trail, une marche dans des espaces sauvages avec peu de villages. Il m’a manqué ces arrêts dans les kafénios grecs ou les rencontres avec les albanais au hasard du chemin. Du coup, comme à l’Appalachian Trail, le défi physique a parfois pris le pas. 27 jours de marche de Vermosh en Albanie à Postojna en Slovénie, des montagnes, des dénivelés et 35 kilomètres en moyenne pendant ce mois et deux pointes à 62 et 57 kilomètres.

7
Via Alpina
4 juillet : Postojna – Idrija
La Via Alpina ? Hors sujet, pourrait être le commentaire. Le sujet, c’était la traversée des Balkans oui mais, à traverser les Balkans, il me fallait aller au bout.
Encore faut-il savoir où terminent les Balkans…Les slovènes aiment se différencier des autres peuples slaves du sud. Leur langue est, pour eux, différente. Bonjour se dit «Dober dan» alors qu’en serbe ou en croate, c’est «Dobar dan». La différence est en effet significative. Ils préfèrent se trouver des liens avec l’ensemble germanique.
Hier, je parcourais la brochure touristique de la randonnée en Slovénie. Y étaient présentés les grands itinéraires avec différentes versions de la Via Alpina, les sentiers européens E6 et E7 mais pas une ligne sur la Via Dinarica, comme si on voulait cacher sa nature balkanique pour afficher celle alpine et européenne.
Il est vrai que les églises avec les clochers à bulbe, les maisons à l’architecture soignée, les balcons fleuris de géraniums…tout cela fait plutôt penser à l’Autriche qu’à l’Albanie.
D’un point de vue géologique, le sud du pays, jusqu’aux limites des Alpes Dinariques, est communément rattaché aux Balkans alors que le nord, les Alpes Juliennes n’en font pas partie. Plus largement, l’ensemble des pays de l’ancienne Yougoslavie en fait partie.
Ces précisions techniques faîtes, il me fallait aller au bout des Balkans au sens large du terme et donc arriver à la frontière italienne. Mais s’arrêter alors qu’à une semaine de marche, alors que je serai en pleine forme, se trouvent les Dolomites, c’était vraiment dommage…
Donc, me voilà sur la Via Alpina pour conclure ma traversée des Balkans.

5 juillet : Idrija – Refuge de Porezen
Un slovène me racontait hier que son père, né italien, avait fait son service militaire en Sicile et en Afrique, puis sa carrière professionnelle en Yougoslavie avant de terminer sa retraite en Slovénie, tout cela sans déménager. En moins d’un siècle, de 1918 à 1991, cette région a été successivement austro-hongroise, italienne, yougoslave et slovène. On peut voir le long du chemin des éléments de défense, bunkers… que Mussolini avait fait construire pour défendre la frontière.
Mais c’est en Autriche que j’ai l’impression d’être. J’ai vraiment changé d’environnement et de paysage. Je marche au milieu d’alpages et forêts. Les prairies sont impeccables, bien vertes et l’herbe est rase. Au loin, les sommets des Alpes Juliennes commencent à se deviner. Des chalets, granges complètent ce paysage.

Puis, le relief devient plus marqué. Ce soir, au refuge de Porezen, je suis à 1550 mètres d’altitude. Face à moi, le Triglav, point culminant de la Slovénie avec ses 2864 mètres d’altitude domine le paysage. C’est la montagne emblématique du pays. Cela lui vaut d’être représentée sur le drapeau national. Je vais maintenant terminer mon parcours dans les montagnes avec d’abord les Alpes Juliennes puis les Alpes tout court.
6 juillet : Refuge de Porezen – Lac de Bohinj (Ribčev Laz)
Les deux dernières étapes ont été consistantes. Mercredi, outre les 41 kilomètres, j’ai fait du tourisme en visitant le château de Predjama, plus grand château troglodyte au monde. La visite vaut la peine, mais les séries d’escaliers avec mon sac à dos se rajoutent aux 41 kilomètres. Hier, rebelote avec à nouveau du tourisme. J’ai fait le crochet pour visiter l’étonnant hôpital des Partisans Franja. Pendant la seconde guerre mondiale, les partisans communistes de Tito avaient construit un hôpital caché au fond d’une gorge difficilement accessible. Là aussi, le détour valait la peine mais avec 2300 mètres de dénivelés, 36 kilomètres, il y a en plus le kilomètre et demi de visite.
Aujourd’hui, d’abord pour de pures considérations footballistiques, j’avais décidé de quitter les crêtes pour descendre au village de Ribčev Laz, au bord du lac de Bohinj. L’étape est plus courte, ce n’est pas plus mal pour récupérer.

En plus le temps est maussade, humide avec quelques gouttes. Quand je suis passé au sommet du Črna Prst, j’étais dans la brume. La suite de la Via Alpina est sur une crête étroite, exposée. Autant redescendre et dommage pour les belles vues sur les Alpes Juliennes et le Triglav. Demain, le temps devrait être légèrement meilleur. Autant marcher dans de meilleures conditions.
7 juillet : Lac de Bohinj (Ribčev Laz) – Trenta (camping)
J’ai du mal à y croire. Demain, je devrais être en Italie et le jour suivant en Autriche. Il y a moins d’une semaine, j’étais en Croatie. J’ai l’impression que le temps s’est accéléré. La fin est maintenant toute proche.
Il faut que je profite de ces dernières journées et aujourd’hui, avec le soleil revenu, j’ai parfois touché le sublime. Ce matin, la marche le long du lac Bohinj annonçait déjà une belle étape. Puis, le sentier s’est mis à grimper sur 1200 mètres de dénivelés. J’aime ces longues montées régulières. Je trouve mon rythme et pratiquement sans pause, je monte lentement. Le sentier était remarquablement aménagé avec mains courantes, échelons dans les passages un peu raide.
Arrivé au lac Dvojno, il est impossible de ne pas rester béat d’admiration. Le paysage est une composition parfaite avec le lac, les prairies fleuries, les sommets escarpés et le joli refuge en bois. La suite est toute aussi belle avec lacs, sommets, fleurs.

En ce samedi de juillet et avec le beau temps, je ne suis pas seul à profiter de ce paysage. Jamais depuis le départ, je n’avais vu autant de randonneurs. Slovènes, anglais, belges, tchèques, français, italiens… je croise un peu de toutes les nationalités.
La descente sur Trenta était aussi remarquable avec un excellent sentier, large, aménagé avec murs de soutènement, presque un ouvrage d’art.
Si le temps se maintient, je pense que je peux avoir un superbe bouquet final dans les Alpes et les Dolomites.
8 juillet : Trenta (camping) – Tarvisio
À la Porticina Ponza, passage entre la Slovénie et l’Italie, je pousse un cri de joie. J’ai traversé les Balkans à pied. Cette fois, c’est bon. Jusqu’au dernier jour, je n’étais pas à l’abri d’une entorse, d’un claquage. Ces trois mois et demi, j’ai eu des caps importants comme la traversée de la Grèce. Là, je me disais, au moins, s’il m’arrive quelque chose, j’aurai terminé cette partie. Ensuite, c’était l’arrivée dans l’ancienne Yougoslavie, puis la fin de la Via Dinarica. Maintenant, si je me foule une cheville, c’est pas grave. Je prends l’avion et rentre à la maison.

J’espère que cela ne sera pas le cas car la fin du programme est alléchante. Même si le soleil a été moins généreux que la veille, j’ai quand même pu bénéficier de paysages superbes.
Et puis, ce soir, je suis en Italie. Même si j’ai pas mal perdu de mon italien, je peux avoir une discussion presque normale, ce qui était le cas avec des randonneurs à la Porticina Ponza. Il faut que j’en profite. Demain, je suis en Autriche et pour l’allemand, c’est zéro.
9 juillet : Tarvisio – Naßfeld
Après Chypre, la Grèce, l’Albanie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Slovénie, l’Italie, me voilà en Autriche, mon neuvième et dernier pays. Impossible de se tromper : des alpages, des chalets en bois, des vaches dans les prés, c’est cliché, c’est carte postale ou poster à accrocher dans sa salle à manger, mais c’est beau.

J’avais plus ou moins prévu de rejoindre Naßfeld en deux petites étapes et d’être demain soir, tranquille à l’hôtel. Pas assez pour moi, je suis, en ce moment, en forme olympique. En fin de journée, après presque 40 kilomètres et 2000 mètres de dénivelés positifs, j’ai attaqué la dernière montée vers le haut des pistes de la station de ski, comme un véritable mort de faim. Ce que je ne suis pas. Au contraire, je termine en randonnée grand confort. J’ai le soir, un litre de bière pour me réhydrater et un copieux repas. Je dors dans un bon lit. Je démarre après un bon petit déjeuner. En cours d’étape, un café, une pâtisserie me permettent de reprendre un peu d’énergie. C’est presque étonnant que je n’aille pas plus loin avec de telles conditions.
10 juillet : Naßfeld – Timau
J’ai passé la journée entre l’Autriche et l’Italie, à cheval sur la frontière, passant d’un pays à l’autre. Cette zone a été le théâtre de violents combats entre autrichiens et italiens lors de la première guerre mondiale. Des routes avaient été construites pour défendre la frontière et on passe devant des vestiges des tranchées et des bunkers construits à près de 2000 mètres d’altitude. On imagine la dureté des combats à cette altitude.

Ce soir, j’ai basculé côté italien. C’est pas pour avoir du beau temps. Des deux côtés, c’est pluie. Demain, cela devrait être plus mauvais. Ce sera peut-être même un zéro day. Le dernier date du 14 mai, à Ioannina, au nord de la Grèce, presque une éternité.
Une soirée, voire une journée en Italie, n’est pas désagréable. Le café est bon, la nourriture aussi et je peux communiquer plus facilement. Côté autrichien, c’était nuit dans un refuge. À Timau, je suis à l’hôtel et je pourrai regarder le match ce soir.
11 juillet : Timau – Wolayersee (refuge Lambertenghi Romanin)
Au réveil, ce matin, le ciel laisse apparaître des trouées de ciel bleu. Ce ne sera pas une journée de repos. Je repars en altitude et repasse en Autriche. Les rares éclaircies matinales ont laissé place à un temps couvert sans grande visibilité. Tant pis pour le paysage, mais au moins, il ne pleut pas. Je ne tente pas le diable en allant au-delà de Wolayersee. Les prévisions météorologiques ne sont pas bonnes pour l’après-midi et le prochain refuge est à 14 kilomètres. L’étape aura été courte, ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai quand même fait mes 2000 mètres de dénivelés.

Je termine la journée en milieu de journée. Je vais avoir une après-midi de repos. Autant la passer en Italie, je traverse la frontière pour aller au refuge Lambertenghi Romanin. Au moins, j’aurai du bon café et je pourrai communiquer plus facilement.
12 juillet : Wolayersee (refuge Lambertenghi Romanin) – Porze Hütte
Le 30 avril, à Delphes, je n’ai pas été suffisamment généreux avec la pythie. Mai, juin, juillet, depuis les quelques gouttes reçues lors de la visite du site antique, je n’ai pas eu de prévisions météorologiques avec deux jours consécutifs de beau temps. Maintenant, je sais que cette instabilité va m’accompagner jusqu’à la fin de ma marche. En effet, le compte à rebours a débuté. Il ne me reste que 4 à 5 jours avant Bolzano.

C’est dommage de ne pas pouvoir profiter pleinement des vues sur les montagnes. Quand le soleil daigne se montrer, les paysages sont superbes. C’était parfois le cas aujourd’hui. Impressionnants tout le long de l’étape, les vestiges de la première guerre mondiale. Sur des kilomètres et kilomètres, à 2000 mètres d’altitude, le chemin longe tranchées, bunkers, casemates de la grande guerre.
Le principal avantage de ce temps instable est que, pour le moment, je n’ai pas de problème pour trouver une place dans les refuges. Hier soir, à Lambertenghi Romanin, j’étais seul. C’est un grand refuge d’une soixantaine de places, très confortable, presque un hôtel, on y mange très bien et l’accueil est des plus sympathique. C’est presque dommage pour eux de ne pas le remplir un peu plus en semaine. Ce soir, il y a plus de monde à Porze Hütte. Maintenant, je crains un peu la foule dans les Dolomites, alors que je vais m’y trouver en plein weekend.
13 juillet : Porze Hütte – Lac Misurina
Quarante trois kilomètres magnifiques ! Quand j’ai décidé de poursuivre ma traversée des Balkans par un bout de Via Alpina, cette étape faisait partie de celles dont j’attendais beaucoup. Je n’ai pas été déçu. Les orages de la veille avec trombes d’eau et grêle ont nettoyé le ciel. Ce matin, le ciel est d’un bleu azur que je n’avais pas vu depuis longtemps. Je me presse pour prendre mon petit déjeuner et démarre le premier du refuge. Pas question de gâcher cette journée. Au fur et à mesure que je monte les cimes acérées des Dolomites se dévoilent. Au-dessus de Moos, j’ai tout le massif devant moi.

L’après-midi, les nuages restent inoffensifs et je poursuis sur le très touristique sentier au pied des Tre Cime de Lavaredo. C’est un spectacle en cinémascope tout le long du chemin jusqu’au lac Misurina. J’ai une journée splendide pour traverser des paysages de montagnes parmi les plus beaux au monde.
L’étape aura été longue. Comme je le craignais, les refuges étaient complets et j’ai prolongé jusqu’au lac Misurina, mais quelle réussite !
14 juillet : Lac Misurina – Col de Campolongo
Pour un 14 juillet, j’aurais pu m’arrêter après 15 kilomètres à Cortina d’Ampezzo, faire la java dans une boîte de nuit à la mode, dormir dans un hôtel de luxe…Non, j’ai préféré marcher. D’abord, je n’ai pas la tenue adaptée. Certes, il est facile de s’habiller dans les magasins des marques de luxe italiennes qui ne manquent pas dans le centre ville.

Cela m’aurait permis notamment de changer de tee-shirt. J’en ai deux, un en coton que je réserve à mes soirées et un en laine mérinos. Je suis un grand adepte de cette matière, confortable, sans odeurs et qui sèche rapidement. Celui que je porte, je l’ai acheté à Tirana. C’était le dernier exemplaire et il était soldé… Depuis plus de deux mois, je le porte chaque jour et je le lave presque aussi régulièrement. Il est maintenant dans un triste état ; une manche est en lambeaux ; le dos, avec le contact du sac à dos, est tout troué. Quand, deux italiennes, élégantes et sûrement fortunées (elles passent leur été à Cortina) m’ont accompagné pour me montrer comment rejoindre le centre ville par des voies piétonnes, j’ai eu un peu honte de ma tenue. Quand elles ont, en plus, insisté pour me payer un café, je n’étais pas fier. Non seulement, je devais faire pitié mais en plus, comme un goujat, je laisse des dames payer la consommation…
Un peu honteux, j’ai quitté Cortina d’Ampezzo. À Bolzano, je m’achète une tenue un peu plus chic, un peu plus italienne. L’étape m’a, à nouveau, offert des paysages magnifiques. J’ai réussi à éviter de marcher trop sur du bitume autour de Cortina d’Ampezzo. Je n’ai, malheureusement, pas pu éviter le bruit des motos, des voitures, l’animation par endroits. C’est un peu la foire cette zone en pleine saison touristique.
Ce soir, je suis suffisamment loin de la ville. Mine de rien, je viens de faire en deux jours, deux marathons avec chaque fois 2000 mètres de dénivelés et en portant un sac à dos d’une dizaine de kilos. Demain, je vais être plus raisonnable et arriver à l’étape suffisamment tôt pour la finale.
15 juillet : Col de Campolongo – Col de Rodela (Friedrich August Hütte)
Au col de Pordoi, je suis passé de la Vénétie au Trentin – Haut Adige. Les serveurs du refuge Friedrich August sont en tenue très autrichienne avec une chemise à damiers rouges et blancs (ce n’est quand même pas le maillot croate) ; la sono diffuse des musiques folkloriques très germaniques. Le Trentin – Haut Adige est une des cinq régions autonomes d’Italie pour prendre en compte certaines spécificités comme ici, le bilinguisme allemand et italien.

Après deux longues étapes, j’ai une toute petite journée. Je fais étape à 2300 mètres d’altitude en refuge. En fait de refuge, la Friedrich August Hütte, n’en a que le nom. Sur les pistes de ski, accessible par une piste carrossable, je suis logé en chambre individuelle avec salle de bain et … télévision. J’en profite, cela devrait être ma dernière nuit de ma traversée des Balkans. Demain soir, je serai, en principe, à Bolzano.
16 juillet : Col de Rodela (Friedrich August Hütte) – Bolzano
Bolzano. J’aurais pu aller plus loin. J’ai les jambes et la forme pour cela. Mais, il faut bien, à un moment, mettre le mot «Fin». J’ai choisi de le faire ici, au cœur des Alpes Italiennes. C’est la fin d’une belle aventure, de belles journées de marches, de rencontres, de découvertes.
Qu’il est loin le cap Greko à Chypre ! Pourtant, j’y étais, il y a juste 4 mois. Ces quatre mois ont été si riches que j’ai l’impression d’avoir commencé à marcher depuis cette plage du bout de l’Europe, il y a une éternité, dans une autre vie. Le petit café dans la banlieue de Larnaka avec des chypriotes qui partagent avec moi leur repas, ces chemins dans les champs d’oliviers, la Pâque orthodoxe avec une famille crétoise, une baignade dans les eaux turquoises de la Méditerranée, la descente du mont Taygète sur la neige, le petit μέτριο du matin dans un kafénio grec en discutant avec les vieux du village, la marche merveilleuse dans les montagnes grecques, le raki, les rakis avec tous ces albanais si hospitaliers, le choc de Ratko Mladic à l’entrée de Kalinovik, la bura qui souffle alors que je domine la côte adriatique, un samedi avec des vues splendides dans le parc du Triglav en Slovénie, un final de rêve dans les Dolomites… toutes ces images, ces moments se percutent, se mélangent dans ma tête. J’ai tant de souvenirs que je ne peux résumer en quelques lignes cette traversée des Balkans.
Je terminerai juste avec un petit retour sur la Grèce que j’ai tant aimé avec ces mots de Platon : «La victoire sur soi est la plus grande des victoires».
