Le récit de la traversée à pied d’Istanbul à Vienne puis jusqu’en Italie en suivant les différents massifs de Bulgarie puis les Carpates (Roumanie, Ukraine, Slovaquie…) et pour terminer dans les Alpes Autrichiennes. 4 mois de marche, 3800 kilomètres, 150 kilomètres de dénivelés positifs, un beau défi physique dans une succession de massifs montagneux mais aussi la découverte d’une partie de l’Europe de l’Est avec une grande diversité culturelle avec douze pays et langues, de multiples minorités, deux alphabets et toutes les variantes des religions du livre (islam, catholicisme, orthodoxie, protestantisme, judaïsme).
Sommaire
1 – Turquie
2 – Bulgarie-Serbie
3 – Roumanie
4 – Ukraine
5 – Slovaquie-Pologne
6 – Autriche
Fin du récit
Introduction
Le matin du 29 mai 1453, devant les murs de la vieille et riche cité de Constantinople, le sultan Mehmed II s’adresse à ses hommes : «La terre et les bâtiments, les armes et les instruments militaires sont à moi. Tout le reste, biens et richesses, vêtements et nourriture, sera du butin pour vous, les combattants». L’après-midi, le sultan pénètre, à cheval, selon la légende, dans la basilique Sainte-Sophie. Ses troupes pillent la ville suivant la coutume et avec la bénédiction du sultan. C’est la fin d’un millénaire de domination et culture grecque à Constantinople, l’ancienne Byzance, la future Istanbul. L’égale de Rome, la ville aux richesses qui émerveillaient et suscitaient la convoitise de tous, est tombée.
La victoire des Ottomans a un retentissement considérable en Europe. Elle marque la fin du Moyen-âge et le début de l’avancée des turcs en Europe. Moins d’un siècle plus tard, ils se sont enfoncés dans la péninsule des Balkans, la plaine du Danube et sont finalement arrêtés aux portes de Vienne.
Istanbul – Vienne, c’est là que je vais poser mes pas en 2019. Frontières de l’Europe, frontières entre les steppes d’Asie et les massifs montagneux de l’Europe Centrale et Occidentale, frontières entre le bassin méditerranéen et l’Europe du Nord, frontières entre de vastes empires. Je vais traverser des pays avec une histoire tourmentée. Coincés entre de puissants voisins, ils ont connus souvent une période de gloire plus ou moins lointaine, plus ou moins longue. Leurs frontières ont été très fluctuantes avec des périodes de grandeur et d’autres où ils ont été réduits à des statuts de vassaux. Ils ont ensuite disparu, vaincus, absorbés ou soumis. Ils n’ont retrouvé leur indépendance qu’au cours des 150 dernières années mais pour connaître ensuite presque un siècle de catastrophes. Théâtres de violents combats durant les deux guerres mondiales, dictatures, épuration ethnique, extermination des juifs, domination soviétique, conflits territoriaux pour certains, apprentissage douloureux de la démocratie pour tous… Ces pays sont à un tournant de leur histoire ; ils redécouvrent ou découvrent tout court cette démocratie mais les vieux démons ne sont jamais bien loin ; ils se tournent vers l’Union Européenne mais sans adhérer forcément aux valeurs de l’ouest ; capitalisme, étatisme, populisme… vers quelle voie s’engager ? Leur histoire est douloureuse, quel sera leur avenir ?
Dans cette zone frontière, cet espace mouvant et tourmenté, ma marche sera plus longue mais aussi plus dans l’inconnu que lors de mes expériences précédentes. Plus longue, puisque contrairement aux turcs qui, en 1529 et en 1683, se sont arrêtés aux portes de Vienne, je compte bien aller au-delà. Si le temps le permet, si les jambes tiennent le coup, si l’envie est toujours là, je poursuivrai jusqu’à la frontière italienne pour retrouver le chemin de ma traversée des Balkans de 2018.
3800 kilomètres m’attendent pour atteindre cet objectif. C’est plus long que mes précédentes marches et aussi beaucoup plus long que le parcours direct d’Istanbul aux Alpes Italiennes. Mon chemin fera un grand S inversé pour suivre la chaîne des Carpates en contournant la plaine du Danube. Éviter la plaine pour rester dans les montagnes, Rhodopes, Pirin, Rila, Balkans, Carpates, Tatras, Alpes… les chaînes de montagnes vont se succéder et je devrais arriver autour de 150 kilomètres de dénivelés positifs, plus de 1000 mètres quotidiens pendant 4 mois consécutifs.
Un peu plus dans l’inconnu, car même si je démarre comme l’année dernière dans les Balkans, l’essentiel du chemin sera de l’autre côté de l’ancien rideau de fer et même dans l’ancienne URSS en Ukraine. Hormis le départ en Turquie et la fin en Autriche et Italie, je ne connais aucun des pays traversés et je commence à découvrir leur histoire et leur culture. La Bulgarie, la Roumanie et la Slovaquie seront les gros morceaux mais au final, je devrais poser mes pas, parfois brièvement, dans 12 pays différents (Turquie, Grèce, Bulgarie, Serbie, Roumanie, Ukraine, Slovaquie, Pologne, République Tchèque, Autriche, Hongrie, Italie) et même 2 continents puisque, je débuterai symboliquement sur la rive asiatique du Bosphore.
Un peu plus long, un peu plus dans l’inconnu mais pour reprendre un aphorisme du roumain, Valeriu Butulescu, « Celui qui erre trouve toujours de nouveaux chemins« .
1 – Turquie
29 avril : Istanbul (Corne d’Or – Kadiköy) – Alibeyköy
Ça y est, c’est parti. 3800 kilomètres et plus de 4 mois de marche m’attendent. Je suis à Kadıköy, sur la rive asiatique du Bosphore pour …débuter ma traversée à pied de l’Europe de l’Est. Rarement, un voyage aura été aussi mûri, préparé, pensé. C’est lors de ma superbe traversée des Balkans l’année dernière que l’idée a commencé à germer. Un randonneur au long cours anglais avait posté des photos des Carpates roumaines ; une petite étincelle a jailli dans ma tête ; j’ai regardé les cartes et mon projet a pris corps. À peine digéré mes souvenirs de la Grèce, de l’Albanie… ma tête était déjà un peu plus à l’est en Bulgarie, en Roumanie, en Ukraine… C’était au mois de septembre et j’avais encore 8 mois à attendre. J’ai donc eu le temps de fignoler l’itinéraire aux petits oignons, de me documenter sur l’histoire, de découvrir la littérature de ces pays, de regarder des films (essentiellement roumains) et d’essayer de me dégrossir dans les différentes langues.
Après tous ces mois, j’avais hâte de démarrer mais il valait mieux attendre pour ne pas aborder les montagnes bulgares trop tôt dans la saison. Je suis maintenant enfin à pied d’œuvre et quel endroit pour commencer cette nouvelle aventure ! «Si le monde était un pays, Istanbul en serait la capitale» a dit Napoléon. Il est difficile de trouver des lieux aussi forts, aussi évocateurs qu’Istanbul avec ses deux millénaires d’histoire, Istanbul, là où l’Asie rencontre l’Europe.

Il y a un quart de siècle déjà, je traversais le Bosphore entre Kadıköy et Eminönü. J’en terminais avec la traversée de l’Asie depuis Hong Kong. Traversée terrestre seulement, pour celle pédestre, ce n’est pas encore à l’ordre du jour. Ce premier octobre 1993, j’écrivais : « C’est avec une certaine émotion que je vois la rive européenne d’Istanbul avec son horizon de minarets et de coupoles. Le ferry s’éloigne de l’Asie ; au loin, très loin, il y a plus de trois mois, j’étais à Hong Kong, à l’autre bout du continent« .
C’était la fin d’un voyage ; aujourd’hui, c’est le début d’un autre mais l’émotion est toujours intacte.
De l’Asie à l’Europe puis de la Corne d’Or à Alibeyköy, cette première journée est une itinérance urbaine de la Byzance antique à l’Istanbul moderne en passant par la chrétienne Constantinople. Sainte-Sophie, la colonne de Constantin, la mosquée Süleymaniye, mosaïques de Kariye, palais des Blachernes, café Pierre Loti, Grand Bazar et Bazar Égyptien, murailles de la ville, Mosquée Bleue, aqueduc de Valens… 18 petits kilomètres mais deux millénaires de l’histoire de la ville, c’est peu et déjà beaucoup pour une première journée. Demain, je vais commencer à sortir de la mégalopole stambouliote. Je vais aussi retrouver cette douce incertitude de la marche ne sachant pas jusqu’où vont me porter mes pas, quelles rencontres je vais (ou ne vais pas) faire, où je vais pouvoir dormir.
30 avril : Alibeyköy – Hacımaşlı
Sur des longs parcours, il y a aussi des parties moins séduisantes comme les sorties des agglomérations. Il faut traverser des espaces mal définis, mi zones industrielles, mi banlieues lointaines, dans la poussière des chantiers, la pollution de la ville, le long de routes embouteillées par la circulation des stambioulotes allant travailler, bercé par le bruit des moteurs et le coup des klaxons. Un million d’habitants en 1950, 14 millions aujourd’hui, il faut du temps pour laisser Istanbul derrière soi. La ville continue de s’étendre. De nouveaux quartiers se construisent. Justement, à l’endroit où j’avais prévu de rejoindre une zone encore non urbanisée, je bute sur le chantier d’une voie rapide et un chef de chantier me fait comprendre que je ne pourrai pas aller plus loin. Je retourne dans ces quartiers périphériques qui grossissent sans cesse avec l’arrivée des turcs venus des campagnes d’Anatolie. Les immeubles couvrent toutes les collines environnantes. Ici, toutes les femmes sont voilées, certaines en tchador ; les tapis sont lavés sur les trottoirs ; de la laine de mouton sèche dans les terrains vagues ; sur les balcons, j’entends parfois un coq qui chante et comme partout en Turquie, le muezzin lance ses appels à la prière.

Après quelques derniers kilomètres, particulièrement ingrats le long d’une voie rapide, je finis par retomber sur ma trace à Boğazköy İstiklal Mahallesi. Et là, comme d’un coup de baguette magique, la circulation trépidante, les immeubles à perte de vue, le bruit continu de la ville disparaissent. Je me retrouve en pleine nature. Je descends par un petit sentier dans un vallon. Un petit ruisseau coule. Les oiseaux chantent. J’ai quitté Istanbul.

Hacımaşlı est mon premier village turc. C’est tranquille. Dans le café à côté de la mosquée, les hommes boivent le thé en prenant leur temps. Personne ne parle une autre langue que le turc. Il me reste à trouver un endroit pour dormir.
1er mai : Hacımaşlı – Durusu Gölü
C’est finalement sur le canapé lit dans un appartement inoccupé au-dessus du bar que j’ai dormi. J’avais gardé un bon souvenir, certes assez lointain, des turcs. J’ai pu constater à Hacımaşlı que c’était toujours le cas. Mes quelques rudiments de turcs m’ont permis d’expliquer ce que je faisais en buvant tranquillement du thé offert par les clients ou le patron du bar.
Et ce matin, c’est bien reposé que je repars après une nuit à peine troublée par l’appel du muezzin à la mosquée mitoyenne à 5 heures du matin. Pour ma traversée de la Turquie, je suis en partie le Sultans Trail qui va de Vienne à Istanbul. Vu ce que j’ai lu, je m’attendais à un chemin assez confidentiel et je suis presque surpris de voir du balisage à Sazlıbosna. Plus surprenant encore, je discute au café avec un turc qui connaît l’existence de ce chemin et accueille de temps en temps des touristes. Ce qui n’est déjà plus surprenant, c’est qu’on me paye mon café. Les ennemis turcs et grecs partagent au moins une chose,le sens de l’hospitalité.
La suite de la journée est plus sauvage et je marche plusieurs heures en pleine campagne. Ce soir, c’est isolé au bord du lac de Durusu que je campe. Après deux trop longues étapes pour une première semaine, je vais pouvoir souffler un peu avec 4 journées plus raisonnables à venir.

2 mai : Durusu Gölü – Ormanlı
Cela fait partie de mes voyages de terminer dans les ronces, les jambes et les bras en sang. Il y a toujours un moment où le chemin se perd, où je m’entête, l’option demi-tour n’étant réservée qu’au cas extrêmes. Le début de la journée était pourtant prometteur sur un chemin au milieu des champs jaunes de soja ou vert de blé. Mais il faut toujours rester sur ses gardes et le beau chemin peut s’avérer traître. C’est ainsi que je me suis retrouvé dans les ronces avec une petite particularité inédite, j’étais aussi dans un marécage. Cela nécessitait une double attention : regarder en bas où je mettais les pieds et regarder devant moi pour éviter les ronces. Ce petit kilomètre a nécessité un temps assez long.

Heureusement, l’étape est assez courte et passée cette zone difficile, j’ai retrouvé de bons chemins. Ce n’est pas pour cela que j’avance vite : dès les premières maisons, je suis invité à boire un café puis à Hisarbeyli, je discute avec un retraité qui a travaillé pendant 20 ans en France. Un peu avant Ormanlı, je m’arrête dans un restaurant où l’on m’offre le repas, un poisson excellent tout juste sorti de l’eau. Hoşgeldiniz (Soyez le bienvenu) est le premier mot que j’entends quand j’arrive quelque part. Il faut que je profite de ces moments. À partir de lundi, d’après ce que l’on me dit, tous les cafés et restaurants seront fermés dans la journée. C’est le début du mois du ramadan. En attendant, les vacances s’annoncent avec une promenade en bord de mer pour les deux jours à venir.
3 mai : Ormanlı – Yalıköy
Les vacances, déjà ! Les vacances, c’est une étape pas trop longue sans difficultés, même pas de ronces et encore moins un marécage. C’est aussi, à 10 heures du matin, atteindre le rivage de la mer Noire, tremper les pieds dans ses eaux transparentes mais encore trop froides pour aller plus loin. C’est faire une longue pause, étendu sur le sable.

C’est une arrivée tôt avec une bonne douche et une sieste dans sa chambre donnant sur la mer Noire. C’est enfin une bière sur la terrasse toujours face à la mer. C’est ma première bière depuis mon départ. Dans les cafés dans les petits villages, c’est thé, voire café ou soda. De l’alcool, je n’en ai pas vu. Alors, cette première, je l’apprécie. La plage est déserte. La mer Noire est …bleue. Et oui, je me l’imaginais grise…
« Telle est la terre,
Dernière limite de ce continent,
Terre abandonnée des hommes et des Dieux,
Que j’ai près de moi » se lamente Ovide. Au début de notre ère, il est en exil sur son rivage, à Tomes, l’actuelle Constanța, plus au nord, en Roumanie. Et bien, pour moi, c’était pareil, une mer triste, un peu grise, au bout de notre continent avant les grandes steppes froides et désolées. Les publicitaires doivent s’arracher les cheveux d’avoir à faire la promotion du tourisme avec un nom pareil. Les Côtes du Nord sont devenues les Côtes d’Armor, les Basses Pyrénées, les Pyrénées Atlantiques et la Loire Inférieure a préféré, elle aussi, se lier à l’océan. Ici, la mer est restée noire. En turc, cette couleur est associée au nord. La Mer Noire serait ainsi une Mer du Nord, ce qui n’est pas mieux pour la promouvoir. Les grecs en avait fait une Mer « Hospitalière », le Pont-Euxin ; c’est déjà plus vendeur et cela correspond mieux à la réalité d’aujourd’hui. La mer est plate sans même une petite vaguelette. Le calme des bords de mer hors saison, le beau temps sans chaleurs, vive les vacances!
4 mai : Yalıköy – Kıyıköy

Je termine la brève partie en bord de mer de ma longue marche par une belle étape entre Yalıköy et Kıyıköy . Ce sont deux villages typiquement turcs, leurs noms, les drapeaux rouges au croissant qui flottent fièrement au vent, la mosquée…pourtant, il y a un siècle, ils s’appelaient Podima et Medea et comme dans beaucoup de villages en bord de mer Noire, les grecs y étaient installés depuis plus de deux millénaires.
En 1918, l’Empire Ottoman fait partie du camp des vaincus. Le traité de Sèvres en 1920 est particulièrement humiliant. La Grèce obtient la Thrace jusqu’aux portes d’Istanbul ainsi qu’une partie de l’ouest de l’Anatolie peuplée de grecs. Une grande Arménie est créée. Un état kurde est envisagé. Mustafa Kemal Atatürk organise la rébellion de la jeune république turque. La Grèce est battue et contrainte au traité de Lausanne, en 1923, de rétrocéder ses acquisitions territoriales. Plusieurs centaines de milliers de grecs périssent et un million et demi abandonnent leurs villages. C’est la « grande catastrophe » qui met fin à plusieurs millénaires de présence grecque en Asie Mineure et qui est un prélude aux transferts de population du XXè siècle. Dans le roman de Yachar Kemal, « Regarde donc l’Euphrate charrier le sang », les Grecs, à qui les Turcs annoncent leur prochaine expulsion, sont totalement incrédules. Ils continuent leurs travaux, ensemencent leurs champs. « Mensonges ! Qu’est ce donc que la Grèce aurait à faire de nous?…Cela fait trois mille ans que nous habitons ici !« . Et pourtant, ils partiront. Les villages désertés par les Grecs sont eux repeuplés par les 500000 Turcs expulsés de Grèce. Yalıköy et Kıyıköy sont maintenant complètement turcs. De la présence grecque, il ne reste rien hormis les ruines d’un monastère orthodoxe à Kıyıköy .
Je vais maintenant abandonner la mer et rentrer dans les terres pour traverser la plaine de la Thrace, théâtre aussi de violents combats et d’atrocités entre turcs, bulgares et grecs.
5 mai : Kıyıköy – Kızılağaç
Je boucle ma première semaine de marche. Je suis à peu près ma trace et respecte mon programme. Par contre, les jambes sont encore en rodage. J’ai coutume de dire qu’il faut trois semaines pour être en forme. J’en suis encore loin. Je sens bien que les muscles font encore la grimace quand il s’agit de partir le matin ou de reprendre la route après une pause.

C’est d’autant plus le cas quand il faut, comme aujourd’hui, trouver son chemin. Comme souvent depuis le départ, c’est quand j’ai récupéré une trace GPS que les choses se compliquent. Cette fois, j’essaie de suivre le Sakar Yildiz Trail, un chemin de randonnée entre la Turquie et la Bulgarie, financé par l’Union Européenne dans le cadre de programmes transfrontaliers. Mais du projet au sentier qui serpente tranquillement dans la campagne, il y a un fossé ou plutôt des ronces, des bras du lac que l’on ne peut pas traverser, des passages qui rebuteraient le plus sauvage des sangliers. C’est une fois que je m’écarte de la trace que je trouve une bonne piste qui m’amène à Kızılağaç. Là, je m’installe dans un hôtel en pleine campagne, isolé, avec d’agréables bungalows dans le jardin. Il n’y a rien de tel pour se reposer et reprendre des forces. Ce n’est pas pour aujourd’hui les 62km à pied.
6 mai : Kızılağaç – Entre Islambeyli et Kaynarca
Je viens de traverser les collines qui séparent la mer Noire de la plaine de la Thrace. Cette région est très sauvage avec des forêts à perte de vue et pratiquement aucune habitation. Il n’y a que parfois le bruit des tronçonneuses des bûcherons pour troubler le silence.

À Sergen, j’entame une partie plus plate et certainement moins attrayante. C’est mon premier village, le premier jour du ramadan. Les petits villages turcs sont paisibles mais là, c’est plutôt carrément endormi. Les hommes traînent dans les rues. Les cafés sont ouverts, il y a du monde à l’intérieur mais personne ne consomme. D’habitude, le patron est constamment en train de servir des tasses de thé. Là, la machine est arrêtée. Personne ne fume non plus alors que les Turcs sont de gros fumeurs. Je m’arrête dans un restaurant où l’employé me propose un coca que je bois presque en cachette. Il est originaire de Bulgarie, de la minorité turque qui, en nombre, a fui le pays pour se réfugier en Turquie. C’est peut-être pour cela qu’il a une position plus conciliante sur le ramadan. À Islambeyli, l’approche est plus conciliante. Au bar, certains clients, rares, boivent du thé. J’en profite et poursuis mon chemin. Sur ces chemins assez plats, la marche est facile. Je risque d’avancer assez vite avec le ramadan. Sur le calendrier des horaires que je consulte au bar, le petit-déjeuner doit être pris demain avant 4h10 du matin et le repas du soir après 20h19. À la fin du mois, avec les jours plus longs, ce sera 3h32 le matin et 20h46 le soir. Je serai alors dans l’orthodoxe Bulgarie.
7 mai : Entre Islambeyli et Kaynarca – Kırklareli
Le ciel a été longtemps menaçant cette nuit avec éclairs et tonnerre avant que l’orage finisse par tomber. Je démarre dans l’humidité et dans la brume pour une partie plus ingrate de mon parcours dans la plaine. Avec le ciel gris, cela n’arrange rien. Par contre, plus de difficultés, je marche sur des chemins dans la campagne et je profite des villages plus nombreux pour faire des arrêts dans les cafés.

Le décor commence à m’être familier. Il n’y a jamais de femmes ni clientes ni pour servir. Les hommes sont attablés. Ils sont rares à consommer pendant le ramadan. Ils sont pour la plupart âgés. Certains lisent le journal, d’autres discutent, il y en a qui attendent que le temps passe. La télévision est allumée. Les portraits de Mustafa Kemal Atatürk, un drapeau turc ornent les murs. Quand je rentre, il y toujours le hoşgeldiniz (Bienvenu) pour débuter, vient rapidement la curiosité des clients : d’où je viens, ce que je fais, si je suis seul, mon métier, mon âge, si je suis marié, si j’ai des enfants… Les clients viennent facilement s’asseoir à ma table pour discuter. Rarement, on accepte que je paye mon verre de thé . Après les informations sur moi, la conversation devient plus complexe : ce que je pense de la Turquie (çök güzel : très jolie), d’Erdoğan (je fais le signe « bouche cousue »), l’Europe…Au fil des journées, mon vocabulaire s’enrichit de quelques mots de turc mais cela reste très rudimentaire. De toutes façons, il va falloir bientôt passer à une autre langue.
8 mai : Kırklareli – Hacıumur
Sur un long parcours, ce n’est pas toujours un festival de paysages tous aussi somptueux les uns que les autres, illuminés sous un soleil radieux avec une température printanière idéale pour la marche. Les parties ingrates font moins travailler les jambes mais plus la tête. Il faut plus de volonté, de motivation pour abattre les kilomètres. C’est le cas aujourd’hui dans la Thrace, ce plat pays avec un ciel si bas et une température fraîche pour un mois de mai. La principale attraction, c’est finalement, quand tu commences à entendre de féroces aboiements et que des chiens de berger se précipitent vers toi tous crocs devant. Les kangals sont les plus impressionnants avec en plus autour du cou un collier hérissé de pointes. Comme en Albanie, une fois que les bergers sont à proximité, il n’y a plus de problème. Ils sont aussi surpris que leurs chiens de voir un randonneur occidental mais heureusement plus amicaux.
– Je marche d’Istanbul à Edirne (je fais simple pour ne pas passer pour un fou)
– Tu n’as pas de voiture ?
– Non (je crois qu’il m’a pris pour un fou).

La Thrace, morne plaine et pourtant si convoitée par les Turcs, les Grecs et les Bulgares. À Koyunbaba, il y a les ruines d’une église bulgare témoignant de l’époque où les villages étaient pluriethniques. Aujourd’hui, il est peuplé en majorité de turcs qui ont fui la Bulgarie en plusieurs vagues au fil des défaites de l’Empire Ottoman. Le sort de cette région s’est joué dans les dix années de 1913 à 1923. Lors des guerres balkaniques, les Bulgares progressent dans la plaine en direction d’Istanbul. En 1913, Pierre Loti, le plus turcophile des français, s’indigne sur la route d’Edirne : «J’ai vu, de mes yeux vu, le désert que les bulgares ont fait de la Thrace. Cela dépasse en abomination tout ce que l’on m’avait conté, tout ce que j’imaginais!». S’en suit une longue description de massacres, viols, profanations, destructions, pillages commis dans les villages turcs «rageusement anéantis par les barbares de Bulgarie». Il termine en se faisant le porte-parole de la minorité grecque qui le supplie de «faire tout au monde pour ne pas tomber aux mains des monstres bulgares». Bulgares et turcs étant alliés de l’Allemagne pendant la première guerre mondiale, c’est la Grèce qui obtient la Thrace en 1920 avant de la perdre au bénéfice de la Turquie en 1923.
Sur cette plaine, de villages en villages, de bars en bars, de thés en thés offerts par les clients, j’ai avancé en direction d’Edirne. Demain, ce sera déjà ma dernière journée turque.
9 mai : Hacıumur – Edirne
J’arrive à Edirne, terme de ma marche turque. Le long de la longue avenue pour rejoindre le centre ville, j’ai l’impression d’être un top modèle lors d’un défilé de haute couture. Avec mon sac à dos, mon bâton, mes grosses chaussures de randonnée, mon short (il fait à nouveau beau et chaud), je longe une succession de bars. Les clients alignés sur la terrasse le long du trottoir ont les yeux braqués sur moi. Je les sens brûlants d’en savoir un peu plus, d’où je viens, ce que je fais, mon âge, ma profession, si je suis marié, si j’ai des enfants, si j’aime la Turquie, ce que je pense d’Erdoğan, des gilets jaunes… D’habitude, je m’arrête dans chaque village et l’information circule vite
– İstanbul’dan Edirne’ye yürüyor (Il marche d’Istanbul à Edirne)
Je les entends s’interpeller à travers la rue et l’information se répand à grande vitesse dans tout le village. Là, Edirne est une grande ville et je ne peux pas m’arrêter pour satisfaire leur curiosité.
Edirne, l’ancienne Andrinople, porte de l’Orient, carrefour entre Grèce, Bulgarie et Turquie. Edirne sur la voie reliant l’Asie à l’Europe qui a vu passer des hordes de barbares, armées à la conquête d’Istanbul ou de l’Europe, croisés sur la route vers la Terre Sainte. La ville a été la première tête de pont des Ottomans en Europe et leur capitale avant la prise de Constantinople. Aujourd’hui, la mosquée de Selimiye est le joyau de la ville construite par Sinan, le célèbre architecte de Soliman le Magnifique puis de Selim II au XVIè siècle. C’est son chef d’œuvre classé au patrimoine mondial de l’Unesco qu’il a réalisé à la fin d’une longue vie où il a construit 84 mosquées, 57 medersas, 35 palais, 17 caranvésarails… Sa coupole est plus vaste que celle de Sainte-Sophie (mais moins haute). Elle est superbe et on est saisi par sa dimension, la lumière, la légèreté quand on rentre dans la salle de prière.

C’est un final en beauté après une dizaine de jours de marche en Turquie. J’avais quelques interrogations. Le pays m’avait séduit lors de précédents voyages. J’ai passé plusieurs années à explorer les territoires turcophones de l’Asie Centrale à la Méditerranée. Et puis, le pays qui s’était ouvert, a fait un retour en arrière. Recep Tayyip Erdoğan, c’est pas trop ma tasse de thé. Mais après tout, comme me l’a dit un ami : tu as bien passé 4 mois chez Trump… Oui mais la Turquie d’Erdoğan est loin d’être une démocratie. Il est invraisemblable que ce pays aspire à intégrer l’Union Européenne tout en persévérant dans ce type de régime qui arrête des journalistes (170 journalistes emprisonnés) et censure ou interdit des médias (155ème pays sur 180 pour la liberté de la presse). Une petite anecdote révélatrice de cette situation : en recherchant des informations sur internet, le moteur de recherche propose souvent en numéro un, le site de Wikipedia. Je ne comprenais pas pourquoi je n’arrivais pas à me connecter. Je pensais que le site avait un problème momentané jusqu’à ce que je lise que Wikipedia est interdit en Turquie pour avoir publié des articles critiques sur le pays. Erdoğan va peut-être interdire Caminaïre !
Oublions Erdoğan et retenons le positif. Je ne m’attendais pas à un chemin extraordinaire dans la partie européenne du pays. La balade dans Istanbul, la côte de la mer Noire et le final à Edirne ne m’ont pas déçu. Mais une longue marche, ce n’est pas que des paysages, c’est aussi la découverte d’un pays et de ses habitants. Et pour cela, la marche est le moyen idéal en traversant des villages préservés du tourisme et en s’y arrêtant. Ce n’est pas dans les endroits touristiques standardisés ou folklorisés que l’on découvre le cœur d’un pays. Dans ces petits villages, les relations ont conservé leur authenticité. Et pendant ces 10 jours, j’ai découvert l’hospitalité turque. Dans ce domaine là, il n’y a pas conflit avec les grecs ou les albanais, ils partagent ce sens de l’accueil. Hier soir encore à Hacıumur, après m’être fait offert plus de thé qu’un homme est capable de boire, après m’être fait offert à manger, après avoir répondu aux nombreuses et traditionnelles questions, c’est chez un habitant du village que j’ai dormi plutôt que sous la tente, dans la fraîcheur et l’humidité.
À peine, je commençais à me sentir à l’aise en Turquie, à mieux communiquer qu’il est temps de passer à autre chose et d’abord d’aller faire un petit tour chez les Grecs.
10 mai : Edirne – Kyprinos
Sur un vieux pont avec en toile de fond les minarets et coupoles de la mosquée de Selimiye, je traverse la turque Meriç, l’Έβρος grecque, l’antique Hèbre, la Марица (Maritza bulgare) chantée par Sylvie Vartan. Symbole de ces Balkans morcelés, complexes, je vais me retrouver dans trois pays différents en l’espace d’une journée.

Passé Karaağaç, je marche sur une ligne droite. Il y a peu de trafic. Le va-et-vient des minibus turcs et la circulation ont cessé. Quelqu’un s’arrête, l’air un peu louche pour me demander si j’ai un passeport. Il peut m’en procurer ? Il peut me faire passer sans ? Je ne sais pas. Au bout de cette ligne droite, la frontière entre la Turquie et la Grèce, l’Union Européenne, l’Espace Schengen, la Terre Promise pour des millions de réfugiés, syriens, afghans, irakiens, africains. Une famille à pied, les femmes voilées, de gros sacs, des enfants, fait demi-tour. Au sommet des miradors, des militaires en faction surveillent. Je passe le poste turc. Le drapeau rouge à croissant fait face à celui bleu et blanc de la Grèce. Celui bleu, étoilé de l’Europe semble narguer la Turquie qui aspire à l’intégrer. Comme un pied de nez dans l’autre sens, ma dernière photo de Turquie aura été celle du monument de Lausanne, fièrement dressé, un peu pompeux, à la gloire de ce traité scellant la défaite grecque et donnant à la Turquie sa configuration actuelle.
Il me reste un kilomètre pour arriver à la douane grecque sur une route bordée de chaque côté par une clôture grillagée et surmontée de barbelés. C’est bizarre comme sensation. Avec mon passeport bordeaux de la république française, c’est pourtant simple : Hoşçakal Türkiye, Καλημέρα Ελλάδα (Au revoir la Turquie, Bonjour la Grèce). Je vais passer de nombreuses frontières durant ma marche. Celle-là est une vraie frontière. Frontière du paradis pour certains, frontière culturelle aussi. Mon ramadan est terminé ; les clochers ont remplacé les minarets ; l’alphabet, la langue, la monnaie sont différents.
À Kastaniès, je m’arrête au premier kafénio pour m’accorder le petit plaisir du café grec μέτριο. Ici, ce n’est plus du thé que l’on boit ; une femme fait le service mais à la fin, c’est bien un client qui paye ma consommation… Hier à Edirne, j’ai cherché un moment un bar qui servait de la bière. Dans celui que j’ai trouvé, je ne pouvais pas la boire en terrasse. Je suis resté à l’intérieur. Ce soir à Kyprinos, je bois une pression avec de la musique anglo-saxonne.
Curieuses ces frontières. Il fut un temps où dans les villages vivaient des turcs, des bulgares et des grecs. Puis les Turcs ont massacré les Grecs, les Grecs ont massacré les Bulgares, les Bulgares ont massacré les Turcs et vice-versa. S’en est suivi une logique d’épuration ethnique avec échanges de population. Du coup, on passe brusquement d’un monde à l’autre.
Aujourd’hui, ce petit coin de Grèce ressemble, sur la carte, à un coup de pied à la Bulgarie pour la remonter vers le nord et la priver d’un accès à la mer Égée et un coup de pied à la Turquie pour la repousser le plus loin possible de sa partie européenne.
Ce soir, j’ai traversé la Grèce à pied…Demain, je suis en Bulgarie.
2 – Bulgarie
11 mai : Kyprinos – Gornoseltsi
À nouveau une frontière à passer. Celle-là a un peu perdu de son importance. Il fut un temps où le rideau de fer passait par là, la Grèce membre de l’OTAN faisait face à la Bulgarie du pacte de Varsovie. Le communisme est tombé et la Bulgarie est rentrée dans l’Union Européenne en 2007 même si elle n’est ni dans l’espace Schengen ni dans la zone Euro.
La Bulgarie est une découverte pour moi. Qu’est ce que je vais trouver ? Comment va se passer le contact avec les bulgares, ces barbares décrits par Pierre Loti ? Vais-je plutôt y trouver la φιλοξενία grecque, la mikpritje albanaise, l’hospitalité turque ou la réserve et froideur slaves? Mais les Bulgares sont-ils des slaves ? Tous leurs voisins diront que ce sont des turcs. Ce n’est pas un compliment, c’est rentrer dans la catégorie du peuple oppresseur durant des siècles. La question des origines, de la primauté d’arrivée dans la région, voire se revendiquer peuple autochtone, est toujours un sujet sensible dans les Balkans. Les Bulgares sont originaires de l’Asie Centrale, au pied des montagnes du Pamir dans l’actuel Ouzbékistan. Les historiens les apparentent soit à des turcs soit à des indo-iraniens (aryens), les partisans de la première hypothèse étant bien-sûr plutôt les ennemis des Bulgares. Au fil des migrations, une Grande Bulgarie a existé sur les rives de la Volga puis des groupes se sont disséminés à l’est vers l’Oural, vers les Balkans et même quelques uns dans la péninsule italienne. Le groupe des Balkans s’est mélangé avec des Slaves venus d’un peu plus au nord et a fini par adopter leur langue.
C’est avec ces interrogations qu’à huit heures du matin, je passe la frontière. Dans un même bungalow, le douanier grec et son homologue bulgare contrôlent les papiers tout en discutant à travers le couloir. Quel contraste avec hier ! Je viens de passer l’ancien rideau de fer. Seuls un mirador abandonné et un bunker côté bulgare rappellent une époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.
À Ivaïlovgrad, première localité, je m’arrête pour faire des courses et prendre un café. Je fais quelques efforts pour sortir des mots en bulgare mais personne ne me demande d’où je viens, ce que je fais, mon âge, ma profession, si je suis marié, si j’ai des enfants, si j’aime la Bulgarie, ce que je pense de l’Europe, des gilets jaunes… Je suis un peu inquiet et poursuis mon chemin. J’ai quitté la plaine et marche sur de beaux chemins dans les collines et la forêt. Au moins, c’est agréable.

À Gornoseltsi, j’ai mon quota de kilomètres et demande s’il y a un endroit pour dormir dans ce petit village isolé, à moitié abandonné au sommet d’une colline. Et finalement, c’est dans une belle maison ancienne avec une treille devant qu’Ivan et sa femme m’accueillent pour la nuit. Je goûte dès ma première journée à l’hospitalité bulgare. Il va falloir maintenant être à la hauteur et mettre en pratique mon rude apprentissage de la langue. Добре дошли в България (Bienvenue en Bulgarie).

12 mai : Gornoseltsi – Rabovo
Quand au cœur de l’hiver, tu essaies chaque jour de te familiariser avec la langue bulgare, c’est parfois ingrat. Cela pourrait sembler facile quand quelqu’un t’explique que, dans un café (кафе ), sur un boulevard (булевард) devant une crème caramel (карамел крем), il en a oublié son portefeuille (портфейл) à la vue d’un beau décolleté (деколте). Mais, dans la réalité, c’est le genre de phrase qui n’est pas d’une grande utilité. Il faut apprendre tout le reste. L’alphabet avec ses pièges ; le « p » pour le « r », le « н » pour le « n », le « в » pour le « v », le « с » pour le « s », le « y » pour le « ou »…. cela commence à être труден (troudèn et non tpydeh, difficile en bulgare).
À peine habitué à lire les caractères en écriture scripte, à éviter les pièges, on tombe sur des mots en écriture cursive… Le son « p » était relativement simple, c’était « п », le п grec, notre « pi » (pour rappel le « p » cyrillique correspond au « r » latin). Mais c’est trop simple, en écriture cursive le « п » devient « n ». Plus surprenant, le « t » était le même dans les deux alphabets mais pourquoi alors s’écrit-il un peu comme « m » en écriture cursive ? Le « m », du coup, s’écrit un peu comme un « u ». Le mot «там» (« là » en bulgare qui se prononce tout simplement tam) devient ainsi quelque chose comme « mau » en écriture cursive mais se prononce toujours « tam »… Je ne veux pas blasphèmer mais, pour moi, saint Cyrille et saint Méthode, les créateurs de l’alphabet, seraient des diablotins plutôt que des saints.
Pour oublier les maux causés par ces mots bulgares, il faut maintenant s’habituer à la douce musicalité de la langue avec ч,ш,щ,ц : dans l’ordre tch, ch, cht, ts. Ainsi « ще учиш да четеш и да пишеш ! » se prononcera « chté outchich da tchétèch i da pichech ! » (Tu vas apprendre à lire et à écrire !). Euh, oui mais dites le moi plus gentiment…
Si vous abandonnez, il ne vous restera qu’à communiquer par signes, et là… le bulgare hoche de la tête en avant pour dire « non » et dodeline pour dire « oui » mais comme il sait que cela peut prêter à confusion, il adopte parfois la méthode occidentale et veut dire « oui » quand il hoche de la tête…
Mais tous ces efforts sont largement récompensés quand tu passes une soirée comme celle de hier soir. Même si parfois je me perdais dans les explications d’Ivan, j’ai pu avoir en une soirée un aperçu de l’histoire et du présent du pays.
L’histoire d’abord et la mémoire bulgare toujours à vif au sujet des turcs. Quand Pierre Loti décrit en 1913 les massacres des turcs par les bulgares dans la plaine de la Thrace, ici à Gornoseltsi, dans ce petit village, 47 personnes dont 9 enfants ont été tués par les Turcs. Ivan me raconte cette mère qui crie quand les turcs emmènent ses enfants. Un monument a été érigé mais dans les têtes, ce qu’il s’est passé il y a un siècle est toujours bien présent.
– Et aujourd’hui quelles sont les relations avec la Turquie ?
– Les dirigeants s’entendent bien mais ici on ne peut pas oublier ce massacre, me répond Ivan.
Bien sûr, la question macédonienne est venue sur la table. Difficile d’être dans les Balkans sans parler de Macédoine…
Mais nous avons également parlé de l’actualité. L’Europe et son pessimisme sur la capacité de la Bulgarie à rattraper son retard (c’est le pays le plus pauvre de l’Union Européenne). Rien n’a été fait pour empêcher les usines d’Ivaïlovgrad de fermer et pour lui, la situation empire. Il touche une retraite équivalente à 140€ après 37 années de travail comme directeur dans une usine. Le pays se vide. Dans le village, il n’y a plus que 3 habitants permanents. Certains sont partis à l’étranger, en Amérique. Beaucoup de maisons tombent en ruines. Ses filles s’en sortent plutôt bien. Elles ont de bonnes situations à Sofia. L’une travaille pour les laboratoires Allergan, voyage beaucoup à la fois dans un cadre professionnel et pour ses loisirs.
C’était une belle soirée à Gornoseltsi arrosée de rakia maison qui titrait tout de même à 50° d’alcool. Mais bon, j’ai fait l’Albanie, je sais ce que c’est.

Ce soir, après une longue étape avec les premières chaleurs, j’ai opté pour un hébergement plus traditionnel entre la chambre d’hôtes et l’hôtel. À 18€ la demi-pension, dormir sous la tente serait du vice.
13 mai : Rabovo – Kardjali
Hier soir à Rabovo, je pouvais entendre l’appel à la prière du muezzin. Ce matin à Svetoslav, il y a une mosquée au centre du village ; les antennes satellites turques sont installées sur les balcons et les femmes que je vois, portent un pantalon bouffant et un foulard sur la tête. Au café, c’est en turc que je parle. On me demande d’où je viens, ce que je fais, quel est mon âge… et on me paye mon café. Je suis revenu en Turquie. Svetoslav, Akpınar pour les habitants est un village majoritairement turc.

La région de Kardjali était à l’époque ottomane peuplée quasiment exclusivement de musulmans. Ils y sont encore plus nombreux que les chrétiens. La Bulgarie est très majoritairement orthodoxe et c’est un élément très fort de son identité. Pourtant il y a aussi de 10 à 15% de musulmans et ils sont notamment présents dans cette région des Rhodopes.
Pour la plupart, ce sont des turcs. Il faut imaginer la complexité de cette situation pour ce jeune état. La Bulgarie n’a obtenu sa pleine indépendance qu’il y a un peu plus d’un siècle, en 1908 après un demi-millénaire d’occupation, d’oppression, de massacres. Avec ce lourd passif avec la Turquie, elle se retrouve avec une forte minorité qui peut menacer son intégrité territoriale. La gestion de cette minorité a toujours été délicate. Ils seraient encore 800000 turcs en Bulgarie. Malgré une natalité souvent plus élevée que celle des Bulgares, leur nombre est en déclin. Ils ont connu plusieurs vagues de retour vers la Turquie : à l’indépendance de la Bulgarie, dans les années 50, au plus fort de la guerre froide. La Turquie était membre de l’OTAN et la Bulgarie fidèle alliée de Staline. La dernière vague de départ a eu lieu sous le régime de Jivkov, dans les dernières années du communisme. Ils subissent une bulgarisation forcée, doivent changer leurs noms. Le plus célèbre d’entre eux, l’haltérophile Naim Süleymanoğlu, né Naim Suleimanov, rapportera plusieurs médailles d’or à la Turquie.
Il n’y a pas que les Turcs comme musulmans dans le pays. Il y a aussi les Pomaks. Eux sont des Bulgares convertis à l’islam. Sous l’occupation ottomane, les chrétiens devaient s’acquitter d’une taxe supplémentaire. Leurs enfants pouvaient être enlevés pour faire partie du corps militaire des Janissaires. Convertis de force et élevés pour être soldats turcs, ils se retrouvaient ensuite à combattre les peuples d’où ils étaient issus. Certains bulgares préféraient la conversion. Ils sont moins de 100000 selon les estimations. Ils ont subi, comme les populations turques, une bulgarisation forcée et des tentatives récentes de rechristianisation.
Kardjali marque le terme de mon parcours à basse altitude. Je vais à partir de maintenant prendre progressivement de la hauteur.
14 mai : Kardjali – Lioubino
Kardjali est une des villes importantes que je traverse. La prochaine sera carrément la capitale, Sofia. Même si l’arrivée par les quartiers périphériques est ennuyeuse, cela donne une idée du pays. Rien que de très banal finalement. Quelques blocs de béton decrépis de l’époque communiste mais aussi des immeubles récents pimpants et la construction de résidences de standing. Des tsiganes par endroits, des bars branchés ailleurs. Des vieilles Renault 19 déglinguées mais aussi beaucoup de voitures récentes. La Bulgarie est le pays le plus pauvre de l’Union Européenne. Le salaire minimum est à 286€ par mois et le salaire moyen n’est que de 390€. Son PIB/h est 40% moins élevé que celui de la Grèce voisine. La différence se perçoit sans être flagrante. On est loin de l’énorme écart que j’avais pu voir l’année dernière en passant la frontière albanaise.
Il faudra quand même des décennies pour ramener le pays dans la moyenne européenne. À côté de cela, certains indicateurs feraient rêver nos dirigeants. Le taux de chômage n’est que de 5%. Le budget est excédentaire et le taux de la dette publique n’est que de 24,5% du PIB.

Cette première journée dans les montagnes a été aussi la première avec un temps médiocre. Ciel gris, un peu de pluie, de très rares éclaircies, rien de très anormal dans les montagnes. Il va falloir que je m’y habitue. Mon cadre a changé, vallées encaissées, villages perchés, hameaux abandonnés. Je vais maintenant aborder le massif des Rhodopes avec un passage autour de 2000 mètres d’altitude. Le relief n’est pas très escarpé et je ne devrais pas être trop inquiété par la neige. Ensuite, je vais à nouveau perdre de l’altitude avant de me retrouver rapidement face au Pirin. Et là, je suis beaucoup moins confiant. Il reste une dizaine de jours avant d’y être.
Ce soir, à Lioubino, je suis à 700 mètres d’altitude, pas encore de quoi avoir le mal des montagnes.
15 mai : Lioubino – Col au-dessus de Slaveïno
Un peu plus de deux semaines que j’ai quitté Istanbul et c’est à peine croyable la richesse des rencontres et la variété des lieux où je suis passé. Deux semaines, c’est court mais j’ai l’impression d’être sur le chemin depuis très longtemps tant cette première partie a été dense, enrichissante. J’ai énormément de la chance et j’ai une petite pensée émue pour ceux qui travaillaient pendant ce temps.
Après ces étapes avec villages, hameaux… je passe la journée sans pratiquement voir personne. Quelques biches, un lapin, c’est calme, je suis en pleine nature. Je marche sur des pistes forestières. De temps en temps, une trouée permet de voir les montagnes environnantes avec des petits villages sur les pentes. J’avance à un bon rythme. Je sens que maintenant les jambes encaissent mieux les efforts. Je viens d’enchaîner quelques grosses journées sans trop de difficultés. Ce soir en arrivant à une cabane située sur un petit col. J’hésite ; vais-je trouver mieux plus loin? Je choisis la sécurité et m’arrête. Il y a une fontaine, la cabane est rustique mais fermée et avec une cheminée. C’est là que je vais passer ma première nuit dans les montagnes.

Je retrouve aussi mes habitudes culinaires avec à nouveau la préparation d’un succulent couscous de la mer. Pour ceux qui voudraient la recette, les ingrédients et les astuces pour réussir ce plat exotique qui vous transporte de l’autre côté de la Méditerranée, voir le récit de la traversée des Balkans, le 14 juin. Et comme, chaque année, j’ajoute des petites variantes, ce soir, le couscous de la mer est agrémenté avec des sardines de Bretagne à la Luzienne. C’est un arrivage direct de France et je dois dire que les poivrons rouges, le jambon de Bayonne et l’huile d’olive (vierge extra!) améliorent à merveille l’ensemble.
16 mai : Col au-dessus de Slaveïno – Pamporovo
Hier soir, j’ai goûté au plaisir d’une nuit dans une cabane perdue, isolée dans les Rhodopes. Ce soir, autre ambiance avec une étape à Pamporovo. Ce soir, je dors dans une suite de 40 mètres carrés. À 30€ la nuit, j’ai cassé ma tirelire mais, comme on dit, on ne vit qu’une fois. Pour me détendre, j’ai profité du sauna et du hammam. Mais finalement, je n’y suis pas resté longtemps. Je pense que deux semaines de marche sont plus profitables pour éliminer les toxines. La bière est finalement ce qu’il y a de mieux après une (petite) journée de marche.
Avec Bansko et Borovets, Pamporovo fait partie du trio des stations de ski de classe internationale de la Bulgarie. Les touristes, notamment anglais, y viennent pour pratiquer le ski à des prix imbattables. Une station de ski hors saison, ce sont des immeubles déserts, d’autres en construction, des commerces fermés, les trouées des pistes encore marrons, les remontées mécaniques…rien de très pittoresque.

C’est presque étrange de se retrouver là après deux jours dans les forêts, en pleine nature. J’ai marché sur les hauteurs, à peu près au niveau de la ligne de crête. Le paysage ressemble un peu aux Vosges : des reliefs tout en douceur couverts de résineux avec ça et là des prairies et quelques habitations. La marche y est agréable avec de temps en temps le parcours du combattant pour traverser les zones où les sapins ont été abattus par les tempêtes hivernales. À 1700 mètres d’altitude, je suis à la limite où se trouve encore des restes de neige. Demain, je monte un peu plus haut.
17 mai : Pamporovo – Trigrad
C’était une belle journée dans la partie haute des Rhodopes. Ces montagnes sont toutes en rondeurs, en douceurs avec aujourd’hui une belle palette de couleurs avec le violet des crocus abondants à côté des champs de neige blancs ; les forêts de sapin, les prairies apportaient plusieurs nuances de vert et enfin, un beau ciel bleu complétait le tableau.

Comme prévu, j’ai trouvé la neige autour de 2000 mètres d’altitude. Heureusement, les pentes ne sont pas très marquées. J’ai donc passé mon premier massif montagneux sans trop de difficultés. C’était le plus facile. Pour la suite, le Pirin et le Rila, je peux commencer à préparer le plan B à plus basse altitude que prévu.
18 mai : Trigrad – Lac de Dospat
C’est à Trigrad, dans la grotte Dyavolosko Garlo (la Gorge du Diable) qu’Orphée aurait entrepris, selon la légende, son voyage vers l’enfer pour récupérer sa bien-aimée Eurydice prisonnière d’Hadès. La porte de l’enfer pourrait tout aussi bien être dans les gorges que je remonte après Yagodina. Le sentier du Diable comme il s’appelle remonte des gorges tellement étroites que je pense chaque fois que je vais buter sur une impasse. Mais sous le bruit assourdissant des cascades, l’humidité, il y a un système de passerelles, escaliers, échelles qui remontent contre les parois. Sujets aux vertiges, s’abstenir. Passé le pont du Diable, toujours lui, la vallée s’élargit et je retrouve ces paysages harmonieux, paisibles des Rhodopes qui n’ont rien de l’enfer.

Cette fois, les villages que je traverse sont majoritairement Pomaks. Pour ceux qui ont compris les subtilités ethniques de la Bulgarie, ce sont des Bulgares mais convertis à l’islam. C’est facile de savoir dans quel type de village je me trouve. Si je vois une mosquée, c’est bien sûr un village de musulmans et si, quand je m’arrête au café, personne ne me pose de questions, c’est qu’il s’agit d’un village de Bulgares et non de Turcs.
Ce soir, c’est dans un autre endroit paisible que je dors, au bord du lac de Dospat. Le lac est entouré de collines couvertes de sapin, un paysage reposant après une longue étape.
19 mai : Lac de Dospat – Kovatchevitsa
J’avais aujourd’hui une étape «satellite», c’est à dire imaginée en partie avec les vues aériennes. En général, si un chemin se voit de l’espace, il y a de grandes chances que cela passe sur le terrain. Le principal risque est de tomber sur des zones clôturées, même si depuis l’Espagne, j’excelle dans le franchissement de barrières et portails. Mon principal interdit est le terrain militaire. Je n’ai pas été confronté aujourd’hui à ce genre de difficultés. Je suis passé sans problème et ai rejoint Kovatchevitsa en début d’après-midi. C’est un des plus beaux villages de Bulgarie. Maison en pierre, balcons de bois, toits en lauze…c’est une image d’Épinal de la Bulgarie traditionnelle. Des films et séries ont été tournées ici.

Mais la Bulgarie a-t-elle un avenir? Hier soir, je discutais avec Stan, un bulgare qui, cette fois, était optimiste pour son pays. L’économie se porte bien me disait-il. Le taux de croissance navigue entre 3 et 4% depuis 2016 (plus du double de celui de la France). Certains qui étaient partis à l’étranger, reviennent. C’est son cas ; il a travaillé en Angleterre mais confiant dans son pays, il vit maintenant à Sofia. Espérons que l’avenir lui donnera raison car la Bulgarie détient un record mondial. C’est le pays qui se dépeuple le plus au monde. La population de presque 9 millions dans les années 80 est tombée à 7 millions. Les soldes naturel et migratoire sont négatifs et le pays devrait perdre encore 2 millions en un demi-siècle. La population aura alors été divisée pratiquement de moitié en moins d’un siècle. Stan est-il le contre-exemple (il a 3 jeunes enfants et est revenu en Bulgarie) ou le symbole d’une inversion de la tendance ?
Comme l’étape a été relativement courte, j’ai maintenant le temps de profiter de ce village de la Bulgarie éternelle.
20 mai : Kovatchevitsa – Tcharka (Breznitsa)

J’ai marché toute la journée avec le massif du Pirin en face de moi, comme s’il me narguait, me défiait avec ses cimes enneigées. Pour le moment, j’ai profité du spectacle sur de beaux chemins et à travers des villages Pomaks. Il ne faut pas généraliser sur les Bulgares plus froids que les Turcs ; la preuve, le patron du bar d’Ocikovo a refusé que je paye mon café et j’ai discuté avec les clients :
– французин ! макрон, жълти жилетки
Pour ceux qui malgré mes indications auraient encore quelques difficultés avec l’alphabet cyrillique, en alphabet latin, cela donne :
– Frantsuzin ! Makron, jeulti giletki
Et pour ceux qui butent sur les subtilités du bulgare :
– Français ! Macron, les gilets jaunes
Bon cela donne l’occasion de rigoler un coup. Il fut un temps où, quand je disais que j’étais français, on me disait : Ah Zidane ! Ou plus récemment : Ah ! Mbappé. Je ne sais pas si je ne préférais pas…
À Boukovo, c’est dans la petite épicerie que je prends mon café. Je baragouine avec trois femmes Pomaks, une grand-mère de 77 ans et deux plus jeunes. Dans ces villages, elles portent toutes de belles tenues traditionnelles avec pantalons bouffants, tabliers et foulards fleuris et très colorés. Elles ont l’air de bien s’amuser quand je réponds à leurs questions.
Breznitsa est le dernier village de la journée avant de remonter la vallée. Ça y est, je suis au pied du massif du Pirin. Dans mon introduction sur cette partie de la marche, j’avais écrit «Ce sont de vrais montagnes et je risque d’y être trop tôt dans la saison et passer par une variante en plus basse altitude». Je ne me suis pas trompé. C’est la première grosse difficulté du parcours. Les sommets culminent autour de 2600-2900 mètres d’altitude et j’avais prévu un parcours plein d’optimisme par les hauteurs. Peut-être au cœur de l’été mais mi-mai, c’est pas la peine d’y penser. Pour faire une comparaison, c’est un peu comme faire la HRP (Haute Route des Pyrénées) en solo, en hiver, sans crampons ni équipement adapté et une météo incertaine. Donc j’oublie. Heureusement, il y a des solutions alternatives dans le Pirin. Une piste à flanc contourne le massif en restant autour de 1400 mètres d’altitude. Je vais donc partir par cette voie avec une incursion un peu plus haut pour sortir de la forêt et «voir» un peu les montagnes. Cela me permettra de jauger la situation et si deux options avec soit un passage à 2250 soit à 2480 mètres d’altitude sont envisageables avec toujours la possibilité de redescendre sur la piste.
Avec le Pirin, le Rila, Vitosha et les Balkans, je commence une partie plus montagneuse. Je change aussi de cap et prends la direction du Nord. Depuis Istanbul, je marchais presque plein Est. Cette première partie bulgare a été superbe : de beaux chemins, de beaux paysages variés et une découverte du pays et de sa culture. C’est parti maintenant pour la séquence montagne avec, pour les deux prochains jours, des prévisions météorologiques beaucoup plus stables que les jours précédents. Tant mieux pour ce passage dans le Pirin!
21 mai : Tcharka (Breznitsa) – Dobrinichte
Ça y est, la première grosse difficulté, le Pirin est passé ou plutôt effleuré. Je ne gravirai pas le Vihren et ses 2914 mètres d’altitude. Je ne connaîtrai pas la crête de Koncheto, impressionnante arête vertigineuse qui fait le bonheur des youtubeurs. Même en été, elle est spectaculaire. Je ne sais pas comment j’ai pu, ne serait-ce qu’un instant, penser emprunter cette voie mi-mai.
Je ne regrette par contre pas l’option prise. La piste à flanc jusqu’à Dobrinichte était quand même une solution vraiment trop tranquille et les paysages du Pirin que j’ai découvert en montant plus haut, valaient vraiment l’effort supplémentaire. Là haut, la montagne a gardé son aspect hivernal, neige, lacs gelés et solitude des hauteurs en cette saison. Cela n’a pas été toujours facile mais jamais inquiétant. J’ai trouvé la neige vers 2000 mètres d’altitude à l’ombre et 2300 en versant sud. Elle était suffisamment molle pour faire de bons pas. Un chouïa même trop par endroit où je m’enfonçais.

J’ai donc profité de ces bonnes conditions pour monter à 2250 mètres d’altitude jusqu’au lac Popovo, gelé en cette saison. Je n’ai quand même pas poussé le vice à tenter l’option du col à 2450 mètres d’altitude. Il était assez raide alors que des douces pentes exposées au sud me permettaient de rejoindre le refuge de Bezbog.
Arrivé là, il était ouvert mais il n’y avait personne. J’ai patienté, pris une douche, me suis reposé puis finalement, je suis reparti. Ce refuge est à 2260 mètres d’altitude et je me suis dit qu’il valait mieux descendre sur la neige molle de l’après-midi que sur celle dure au petit matin. Mais, l’autre refuge plus bas était lui bien fermé. Résultat, je fais une nouvelle longue étape jusqu’à Dobrinichte. Et maintenant, c’est le massif de Rila que j’ai en ligne de mire.
22 mai : Dobrinichte – Dobarsko

Je traverse un curieux altiplano à 850 mètres d’altitude. Bansko en occupe le centre. C’est la station de ski la plus fréquentée du pays, très appréciée des Britanniques. Sur cette étendue presque plate, je suis cerné par des superbes chaînes de montagne. Devant moi, j’ai le Rila au programme des prochains jours et derrière moi, je laisse le Pirin. C’est un répit entre des étapes rudes.
Je suis dans la Macédoine bulgare. Et puisque j’y suis, il faut bien mettre les pieds dans le plat et parler de Macédoine. Le sujet est un classique de mes discussions avec les Bulgares. Évoquer la Macédoine Bulgare, c’est déjà presque une hérésie ici car toute la Macédoine est par nature bulgare. Chaque fois, on m’a fait comprendre que Bulgarie et Macédoine, c’est la même chose. Historiquement, culturellement, l’ensemble fait partie de la Grande Bulgarie. Certaines grandes heures de l’histoire du pays ont eu lieu sur le territoire actuel de la République de Macédoine du Nord puisque c’est son nom officiel depuis cette année. La langue est très proche, un simple dialecte bulgare pour tous mes interlocuteurs et qu’ils comprennent sans problème. Mais, ils ne sont pas les seuls dans la région à avoir des visées sur ce territoire. Bulgare pour les Bulgares, elle est grecque pour les Grecs du fait de l’héritage d’Alexandre le Grand. L’accord trouvé par Alexis Tsipras et son homologue macédonien sur «Macédoine du Nord» a provoqué de violentes manifestations en Grèce. Les macédoniens revendiquaient de nommer le pays simplement Macédoine ce qui était inacceptable pour les Grecs qui ont une région qui porte déjà ce nom. Depuis l’indépendance, le pays était officiellement appelé FYROM (Former Yugoslav Republic Of Macedonia – Ancienne République Yougoslave de Macédoine). Pour les Albanais, une partie du pays fait partie de la Grande Albanie du fait d’une forte minorité à l’est du pays. Pour les Serbes, le nom est simple : Serbie du sud ou bien Yougoslavie pour les nostalgiques. Et pour les macédoniens ? Dans le livre Balkans-Transit de François Maspero, un macédonien fait cette remarque pleine de bon sens :
– Ici, chaque peuple se croit forcé de faire quelque chose de grand. La seule chose de grand que nous avons à faire, c’est de vivre ensemble.
Ce vœu, les responsables politiques dans la région devraient essayer de le mettre en œuvre dans la plupart des pays des Balkans où le nationalisme est monnaie courante.
Après cette macédoine, un rien indigeste, se présente déjà devant moi un plat de résistance, autrement plus costaud, le Rila.

23 mai : Dobarsko – Monastère de Rila
Je retrouve ma trace initialement prévue au refuge Makedonia. Je suis maintenant au cœur du massif du Rila ; je suis passé à 2350 mètres d’altitude avec juste un peu de neige versant sud à l’arrivée au col et versant nord jusqu’au refuge, une neige qui ne portait pas, où je m’enfonçais régulièrement. Demain, j’ai un passage à 2600 mètres d’altitude ; ce sera la dernière partie en altitude avec encore beaucoup de neige. Entre ces deux points hauts, je suis redescendu à 1150 mètres d’altitude au monastère de Rila, perdu dans une vallée encaissée au cœur des montagnes.
J’avais fini par croire que la Bulgarie était un pays musulman. Depuis le départ, je n’ai pratiquement que traversé des villages soit turcs soit pomaks avec leurs minarets et femmes portant le foulard. Et puis hier soir, j’ai pu voir un premier trésor de la Bulgarie orthodoxe : l’église de Dobarsko. À contrario des minarets qui s’élancent haut au-dessus des toits des villages comme dans le petit village de Boukovo, aucune dimension ostentatoire pour cette église. Comme elle a été construite sous l’Empire Ottoman, elle ne devait pas dépasser la hauteur des maisons. L’église n’a ni clocher, ni coupole et est en partie enterrée. Ses fresques datant de 1614 sont superbes.
Après cette entrée en matière dans l’orthodoxe Bulgarie, je suis dans le saint des saints, le monastère de Rila. C’est un des endroits les plus touristiques du pays qui attire visiteurs et pèlerins. Les femmes portent le foulard, cette fois orthodoxe, embrassent les icônes dans une atmosphère de grand recueillement. Le monastère a d’abord une dimension religieuse forte. Il a été créé au Xè siècle au début de la christianisation du pays mais c’est aussi pour les Bulgares un symbole de la résistance à l’occupation ottomane. Un peu comme en Grèce, l’église orthodoxe, les monastères ont permis d’entretenir, de cultiver le sentiment national, de maintenir la culture et la langue du pays. Le monastère de Rila a été souvent détruit et l’essentiel des bâtiments et peintures datent du XIXè mais c’est une superbe réussite. La cour entourée des bâtiments monastiques avec leurs arcades, l’église au cœur avec ses peintures aux couleurs vives et au fond les sommets enneigés forment un décor exceptionnel. Le XIXe siècle, c’est la période de la renaissance bulgare. Le pays a commencé à se redresser et retrouver son identité.

« Tête courbée n’est point tranchée » selon un dicton bulgare et il résume bien ce qu’ont vécut les Bulgares pendant un demi-millénaire. À la fin du XIVe, les Ottomans conquièrent le pays un demi-siècle avant la prise de Constantinople. La Bulgarie est leur première conquête en Europe et la tête de pont pour leur expansion future. Mais tête courbée n’est point tranchée et pendant toute cette période, les Bulgares conservent leur identité, leur langue, leur culture. Au XIXe siècle, ils relèvent la tête. La lutte est d’abord menée par les haïdouks, brigands de grands chemins, qui combattent dans les montagnes et sur le plan culturel, religieux et linguistique par les moines. Ils entretiennent, glorifient, l’histoire de la grande Bulgarie et de ses deux âges d’or.
La lutte pour l’indépendance s’organise. Les comitadjis, combattants bulgares, tentent de mener une guérilla contre l’occupant. Bachi-bouzouks turcs contre haïdouks et comitadjis bulgares, ce n’est pas une bande dessinée de Tintin mais un combat inégal, voué à l’échec pour ces derniers.
En 1876, une première insurrection, mal préparée, échoue et aboutit à des massacres. Victor Hugo publie un article s’indignant du sort des Bulgares dans le village de Batak. Sur cette insurrection, Ivan Vazov a écrit « Sous le joug », un grand classique de la littérature bulgare.
En 1877, la Russie entre en guerre contre l’Empire Ottoman. 200 000 soldats russes meurent en Bulgarie. En 1878, le traité de San Stefano crée une grande Bulgarie qui englobe la Macédoine actuelle et va jusqu’à la mer Egée au sud.
Mais la même année, les occidentaux craignant une trop forte puissance russe, un nouveau traité, celui de Berlin revient sur l’indépendance de la Bulgarie. Le pays est divisé en deux entités vassales de l’Empire Ottoman et dans des limites territoriales réduites, proches de la Bulgarie actuelle.
Ce n’est qu’en 1908, que l’indépendance est enfin acquise. « Tête courbée n’est point tranchée », la Bulgarie s’est relevée et vit à nouveau.
Je dors ce soir dans le monastère. La chambre est monacale. Les portes ferment à 21 heures pour rouvrir à 6 heures du matin. Je suis au cœur de ce lieu symbole de la résistance bulgare.
24 mai : Monastère de Rila – Refuge de Volna

Je suis content et soulagé : j’ai passé le Rila après avoir effleuré le Pirin. La prochaine fois que je me retrouve dans des montagnes «rudes», ce sera dans trois semaines dans les Retezat en Roumanie. Je peux espérer que d’ici là, la neige aura bien fondu. La partie n’était pas gagnée aujourd’hui. Les prévisions météorologiques étaient moyennes pour la journée. Finalement ce matin, après de gros orages dans la nuit, le ciel était nuageux avec quelques trouées de ciel bleu. Je suis donc parti. La météo se trompe assez souvent alors tentons le coup. Le coup en question est le passage à 2603 mètres d’altitude par le point culminant de toute ma marche et cela un 24 mai. J’avais bien regardé les solutions alternatives mais à part redescendre dans la plaine et faire un long détour pour contourner le massif, je n’avais rien trouvé. La première partie s’est déroulée sans problème ; avaler du dénivelé, mes jambes commencent à être habituées. La bonne surprise est que la limite de la neige est assez haute. Je ne la trouve qu’à 2400 mètres d’altitude environ. C’est là aussi que je trouve la brume. La suite est moins séduisante. J’avance dans une purée de pois sur une neige souvent trop molle et où je m’enfonce. La progression est pénible. Arrivé au point haut, je trouve des traces. Dans ce brouillard, c’est rassurant et je les suis. Elles m’emmènent sur une croupe à l’Est alors que je voulais descendre sur les lacs de Rila au Nord. C’est finalement un mal pour un bien. Je n’aurais pas vu grand chose aux lacs et la descente versant Nord avait l’air plus raide. Là où je suis, les pentes sont douces et peu enneigées. Je descends rapidement content de quitter et la brume et la neige. Je trouve plus bas un refuge bien chauffé. Je suis au sec, je bois une bière et j’ai passé le Rila. C’est jour de fête.
C’est jour de fête aussi pour la Bulgarie ce 24 mai. Ce jour là, le pays honore les lettres, l’alphabet cyrillique, la littérature et la culture slave. Cela doit être un des rares pays à avoir un jour férié pour la littérature mais pour les Bulgares, ce jour là on fête un motif de fierté.
La Bulgarie en a un certain nombre de motifs de fierté avec dans le désordre : son histoire avec ses deux âges d’or, sa résistance face à l’occupation ottomane, Kostadinov qui marque à la dernière minute contre la France et qualifie son pays pour la coupe du monde de football aux États-Unis où la bande à Stoïkhov atteint les demi-finales, le lactobacillus bulgaricus, bactérie qui donne le yaourt dit bulgare, le parapluie, lui aussi bulgare, digne des romans policiers, à une époque où le pays, fidèle allié de l’URSS, exécutait les basses œuvres aux ordres de Moscou, Sylvie Vartan, sans doute la bulgare la plus connue en France… Ce que l’on fête ce 24 mai, c’est l’immense contribution de la Bulgarie au monde et spécialement au monde slave. Le pays est à l’origine de l’alphabet cyrillique. À la fin du IXe siècle, saint Cyrille et son frère, saint Méthode, évangélisent la Bohème et la Moravie. Pour mieux transmettre les textes sacrés à ces nouvelles populations, ils adaptent l’alphabet grec pour y intégrer les sons de la langue slave. C’est en Bulgarie, qu’ensuite, l’écriture va être simplifiée et codifiée. Saint Cyrille est resté à la postérité grâce à cet alphabet utilisé par plus de 200 millions de personnes et la Bulgarie honore sa brillante contribution à l’humanité (slave d’abord) par un jour de fête nationale.
25 mai : Refuge de Volna – Klisura
La soirée au refuge de Volna a été agréable. J’ai pu discuter longuement avec deux jeunes, Hristo et Elitza, au sujet de la Bulgarie, la Macédoine, la lutte pour l’indépendance du pays, la vie et l’avenir ici…Je pense pouvoir écrire une thèse prochainement sur la question macédonienne.

Ce matin, le temps est toujours couvert mais je décide quand même de faire un tour jusqu’aux lacs de Rila. Je les ai loupé hier et je ne veux pas avoir de regrets. Le temps ne veut pas se lever. Il tombe même quelques gouttes. Les vues sur les lacs et les montagnes sont limitées. Tant pis pour le Rila. Je redescends par le refuge puis jusqu’à Klisura. Il me reste maintenant à traverser le massif du mont Vitosha pour arriver à Sofia. Il ne présente pas de difficultés et le point haut, le Pic Noir (Tcherny Vreuh) à 2290 mètres d’altitude ne doit plus être enneigé.
26 mai : Klisura – Aleko
Ce matin, alors que j’attaque les premiers flancs du massif du Vitosha, l’ensemble des montagnes du Rila se détachent derrière moi sous un beau ciel bleu. C’est magnifique. Dommage de ne pas avoir eu ce temps les deux derniers jours.

Je suis maintenant sur le sentier européen E4. Je le connais bien, je l’ai en grande partie suivi l’année dernière à Chypre, Crète, dans le Peloponnèse et dans la Grèce Centrale. Je le connais aussi à l’autre extrémité en Andalousie. De temps en temps, je vois des panneaux avec écrit Пиренеи (Pyrénées), je suis donc dans la bonne direction. Il n’y a plus qu’à suivre les indications pour rentrer à la maison.
Ce n’est pas la volonté d’atteindre les Pyrénées rapidement qui me pousse à marcher 44 kilomètres aujourd’hui. La météo est bonne alors j’en profite. Et puis, demain, je suis à Sofia et je voudrais y arriver tôt pour avoir le temps de visiter un peu la capitale bulgare. Au sommet du Tcherny Vreuh (Pic Noir), à 2290 mètres d’altitude, je vois la ville comme vue d’un avion. Elle est exactement 1700 mètres en-dessous. Elle s’étale sur cette plaine avec au fond la chaîne des Balkans où je vais poursuivre ma marche. Toute la journée, j’ai vu des marcheurs, vététistes, coureurs. Sofia est adossée à la montagne et le massif du Vitosha est un peu le parc, le poumon vert de la ville.
C’est aux portes de Sofia que je boucle mes 4 premières semaines. 906 kilomètres depuis Istanbul en 28 jours. 32 kilomètres par jour, le rythme est bon et j’ai 3 jours d’avance sur mon planning. Il est vrai que le début était assez plat mais la moyenne de 950 mètres de dénivelés quotidiens n’est pas ridicule. Demain sera une petite et une grosse journée : petite étape mais la visite d’une ville est parfois beaucoup plus fatigante qu’une longue étape.
27 mai : Aleko – Sofia
Istanbul, Sofia, Bratislava, j’ai 3 grandes villes sur mon parcours. C’est rare et pas forcément ce que recherche un marcheur mais cela s’explique par la géographie. Sofia est collée au pied du massif de Vitosha. Des télésièges partent de la périphérie de la ville pour monter à Aleko. Elle doit être une des rares capitales (avec Oslo) a être aussi une station de ski. Au nord, les premières hauteurs de la chaîne des Balkans sont à une journée de marche. Sofia se trouve à l’endroit le plus étroit entre les deux massifs et le chemin le plus court entre les montagnes passe par la ville.
L’arrivée sur cette ville de plus d’un million d’habitants est donc brutale. Ce matin, j’ai commencé la journée dans la forêt, le long d’un ruisseau avec juste le bruit du torrent et le chant des oiseaux. Rapidement, passé quelques quartiers résidentiels avec leurs villas luxueuses, j’ai atteint le périphérique avec le bruit assourdissant de la circulation, un lundi matin aux heures de pointe. Mais finalement, la marche jusqu’au centre ville n’est pas désagréable. Il y a de nombreux très grands parcs et je passe de l’un à l’autre en ayant presque l’impression d’être dans la nature.

La ville est assez verte, aérée ; son développement est récent. Elle existait dans l’antiquité mais n’a joué qu’un rôle secondaire avant l’indépendance de la Bulgarie. Des vestiges romains témoignent de son passé antique. Quelques monuments datent d’avant l’indépendance mais rien de bien important. Elle n’a pas été la capitale de l’Empire Bulgare lors de ces deux âges d’or. Elle jouait un rôle secondaire pendant l’occupation Ottomane. En 1878, elle ne compte que 20000 habitants. Il y en a aujourd’hui 1,2 millions. C’est quand Sofia a été choisie comme capitale de la Bulgarie indépendante qu’elle a réellement pris de l’importance. Ses monuments, son architecture est plutôt caractéristique de cette époque de la renaissance bulgare.
Cette après-midi et demain matin vont être consacrés à une visite un peu rapide de la capitale bulgare.
28 mai : Sofia – Novi Iskar
Comme prévu, la journée d’hier et cette matinée ont été rudes. Passé la petite promenade d’Aleko à Sofia, je me suis lancé consciencieusement dans la visite de la ville. Ruines romaines de l’ancienne Serdica, mosquée, église de Boyan avec ses superbes peintures, musée national d’histoire, musée d’archéologie et son riche trésor Thrace, monuments du Renouveau National, cathédrale… voilà de quoi avoir un bon aperçu du passé glorieux de la Bulgarie. Choisie comme capitale quand le pays s’est libéré du «joug ottoman», Sofia glorifie particulièrement la lutte pour l’indépendance, monuments, rues, bâtiments du Tsar Libérateur, le russe Alexandre II, des révolutionnaires et nationalistes Ivan Vazov, Hristo Botev, Vasil Levski…, panneaux rappelant le sacrifice des Bulgares, Russes pour lutter contre les Turcs…
Au musée national d’histoire, c’est aussi l’histoire de l’Empire Bulgare qui était à l’honneur. Je tendais l’oreille pour écouter les guides des groupes de touristes français et les entendre parler, au hasard de leurs explications, des mers Egée et Adriatique, de Grande Bulgarie. C’est l’histoire de ce peuple venu d’Asie Centrale qui va créer un Empire puissant et connaître deux périodes de grandeur. À la fin du premier millénaire et au XIIIe siècle, elle englobait la Macédoine et s’étendait en direction de trois mers : l’Adriatique à l’ouest au niveau des côtes albanaises, la mer Egée au sud et la mer Noire. La Bulgarie se pose en rival de l’Empire Byzantin. Constantinople est assiégée, un tribut est payé à l’Empire Bulgare mais ces périodes fastes sont de courtes durées. Basile II gagnera le titre de bulgaroctone, tueur de Bulgares, quand, en 1014, il renverra des milliers de soldats les deux yeux crevés, à l’exception d’un sur cent qui en conservait un pour guider l’armée vaincue jusqu’en Bulgarie. La suite, c’est un demi-millénaire d’occupation ottomane, mais «Tête courbée n’est point tranchée», les Bulgares vont se relever, croire à une renaissance dans les frontières de leur passé le plus glorieux puis finalement exister dans un espace laissant malgré tout regrets et amertume.

Le passé plus récent est lui moins présent. Les 50 ans de communisme sont à peine évoqués au musée national d’histoire et sont presque gommés quand on se promène dans Sofia. Au sommet d’une colonne, au cœur de la ville, c’est une statue de Sainte Sophie qui a remplacé celle de Lénine. La ville s’est résolument tournée vers l’ouest. Elle ressemble en fait à toutes les grandes villes du monde : enseignes internationales, bars branchés, pizzerias et fast food, ambiance cosmopolite avec un peu toutes les langues à la terrasse des cafés. Je ne suis plus dans la Bulgarie que je connais.
Avec cette pause touristique de deux demi-journées à Sofia, j’ai un peu l’impression d’avoir terminé mon parcours bulgare ici. Il me reste pourtant encore une semaine dans le pays avec notamment 60 kilomètres en autonomie sur les crêtes de la chaîne des Balkans et le passage à Belogradtchik. J’ai aussi l’impression d’avoir quitté mon univers habituel de ces 4 dernières semaines.
Il faut pourtant repartir. Il me reste tout de même 2900 kilomètres à pied jusqu’à Tarvisio et ce n’est pas en traînant dans les musées que je vais y arriver. Je quitte donc Sofia. Hier, j’y étais entré par une succession de vastes et beaux parcs. Aujourd’hui, je la quitte par une succession de terrains vagues, zones industrielles, banlieues défavorisées, décharges sauvages le long d’une rivière qui fait office d’égout. Le point positif est que je suis tranquille sur des chemins et un cheval du camp de tsiganes en train de brouter l’herbe tendre et le coassement d’un crapaud dans l’égout me rappellent que je suis en train de laisser la ville derrière moi. Plus loin, je retrouve un cadre bucolique plus propice à la marche.
Trente cinq kilomètres et 50 mètres de dénivelés sur deux jours, c’était bien la peine de faire le mariole avec mes moyennes journalières. À ce rythme, je ne vais pas arriver en Italie.
29 mai : Novi Iskar – Iskrets
J’ai quitté Sofia mais je ne suis plus dans la Bulgarie des deux premières semaines, de ces femmes Pomaks qui ne voulaient pas être photographiées, de ces villages turcs où les hommes passent des heures au café ou de ces villages bulgares où les maisons abandonnées s’effondrent. Hier soir, au restaurant de Novi Iskar, des parents ont organisé l’anniversaire de leur fille. Les invitées arrivent, avec cadeau et bouquet de fleurs, dans de belles voitures récentes, habillées comme pour un mariage. À l’intérieur, une personne est chargée de l’animation et je les entends s’amuser sous la musique de Luis Fonsi, des Daft Punks ou d’autres tubes internationaux.
J’ai aussi été surpris par le prix de l’hôtel. Quand à l’accueil, elle m’a dit 50 Lev, j’ai tiqué. Puis après conversion, 25€ cela reste raisonnable. Mais c’est vrai, je m’étais habitué à des tarifs autour de 20-30 Lev (10-15€).
Ce matin, je quitte les zones urbanisées autour de Sofia. Passé Novi Iskar, je suis en pleine campagne. Le mont Vitosha s’éloigne derrière moi et les Balkans sont juste devant. C’est cette chaîne de montagne qui a donné son nom à toute cette partie de l’Europe. Ici, on l’appelle plutôt Stara Planinata, la «Vieille Montagne». Selon certaines versions Balkan signifierait «de miel et de sang» pour souligner les contrastes de situations que l’on peut y trouver ; pour d’autres, il s’agirait de «Montagne boisée». Cette première journée sur des pistes forestières accréditerait plutôt cette version et j’espère que la suite sera plutôt de miel.

Pour aujourd’hui, je ne fais qu’un passage autour de 1100 mètres d’altitude avant de redescendre dans une vallée à Iskrets. Pour l’anecdote, c’est ici qu’en 1944 est née une certaine Силви Жорж Вартанян (Sylvie George Vartanian).
30 mai : Iskrets – Refuge Kom
La Stara Planinata, la vieille montagne, a bien mérité son nom. Je marche sur les hauteurs ; les sommets sont érodés ; le paysage est harmonieux avec des prairies et forêts. Aujourd’hui, les Balkans sont de miel et j’en profite pour avancer.

Entre le refuge Kom où je dors ce soir et le prochain, il y a 60 kilomètres sur les crêtes le long de la frontière avec la Serbie. Je n’ai rien identifié sur ces 60 kilomètres, ni abri, ni maison en restant en altitude. Le pic Kom, à deux heures de marche du refuge, est à 2016 mètres. Suit toute une succession de sommets qui dépassent les 1900 et au bout de la crête, le Midjor culmine à 2170m. En étant au refuge Kom, j’ai réduit la distance de ce passage sauvage. Reste à savoir comment va être le temps. Les prévisions sont mauvaises pour demain. J’aviserai en fonction de la situation mais après plus d’un mois à marcher et près de 1000 kilomètres, cela pourrait tout aussi bien être un «zéro day».
31 mai : Refuge Kom
Un refuge, c’est une bonne tablée où les randonneurs, aux joues rouges après une journée de marche, partagent leurs souvenirs et leurs expériences. Ce n’est pas tout à fait comme cela au refuge Kom. C’est un grand refuge pas complètement isolé dans les montagnes. Il est en bout de route, en bas d’une petite station de ski. Du coup, il y a l’électricité, des chambres avec salles de bain et télévision. Cela ressemble à un hôtel mais un peu spartiate. Le mobilier est un peu hors d’âge, la literie usée, la plomberie défectueuse. Une odeur d’humidité flotte dans cette immense bâtisse déserte. Oui, parce que le refuge Kom est très grand. La salle à manger doit pouvoir accueillir plus de cent personnes. Et dans cette vaste salle, je suis le seul client.

L’animation provient de la télévision allumée sur une chaîne sans doute privée vu la quantité de publicités qui coupe le feuilleton bulgare. C’est ma soirée au refuge Kom, seul à regarder la télévision bulgare. Je n’ai pas de chance parce que non seulement, je suis le seul client et en plus, je n’ai pas droit à une danseuse de pole dance. Au refuge Kom, au centre de la salle à manger, il y a, sur une estrade, une barre de pole dance… À défaut de spectacle, d’après les avis internet sur ce refuge, la télévision dans les chambres propose de très nombreuses chaînes. Il y aurait même des programmes interdits aux moins de 18 ans. C’est pour quand, dans les refuges du CAF, des barres de pole dance et des programmes télévision pour adultes?
Ce matin, comme prévu, le ciel est bas, gris, il fait froid et il bruine. Pas facile de se décider, les conditions ne sont pas catastrophiques et surtout les prévisions météorologiques pour demain sont contradictoires : deux sites prévoient une alternance d’éclaircies et de rares averses, un site lui prévoit un temps se dégradant. Je me laisse convaincre par la majorité et parie sur une amélioration pour demain et puis, la perspective d’assister, ce vendredi soir, à un spectacle de pole dance au refuge de Kom fait définitivement pencher la balance pour un jour de repos. Ce sera donc «zéro day» ce 31 mai.
1er juin : Refuge Kom – Camp après le pic Kopren
Il n’y avait pas de spectacle de pole dance non plus le vendredi soir ; j’aurais pu attendre le samedi soir mais c’était sans certitude. Une journée complète de oisiveté, cela suffit. Alors, je suis reparti. Le temps était clair ce matin, l’option de la journée de repos hier était la bonne. J’ai pu avoir de belles vues sur toute la première partie et notamment le passage par le pic Kom.
Ce sommet est le terme du chemin de randonnée Kom-Emine qui traverse toute la chaîne des Balkans depuis la mer Noire au cap Emine. Ce sentier a été imaginé entre les deux guerres et est maintenant intégré au sentier européen E3. Comme le E4, c’est une vieille connaissance. À l’autre extrémité, dans la péninsule ibérique, il débute en deux branches : une au Portugal qui suit en partie le Camino Portugués et l’autre en Espagne avec la Via de la Plata et le Camino Francés. En France, la Voie du Puy en fait partie et il passe aussi à Vézelay. J’aurai l’occasion de le retrouver par petits bouts en Roumanie, en Slovaquie et en Pologne.
Le pic Kom est aussi un sommet emblématique de la chaîne des Balkans. Ivan Vazov a écrit un poème «Sur le Kom» dont on trouve un extrait sur une stèle en son honneur au sommet. Avec le lyrisme de cette époque, il évoque la vue sur toute sa Bulgarie du Danube aux Rhodopes en passant le Vitosha et le Rila ; il en appelle aussi aux héros nationaux Hristo Botev et Vasil Levski.
Je poursuis ensuite le long de la frontière avec la Serbie. Le temps s’est embrumé et quand j’arrive à une prairie relativement plate à côté d’un ruisseau, je décide de m’arrêter là. Il est encore tôt mais je ne suis pas sûr de trouver plus loin un aussi bon endroit pour camper. J’avais oublié que j’avais une tente. C’est le moment de la ressortir pour une nuit en Serbie.

2 juin : Camp après le pic Kopren – Refuge Gorski Raï
La chaîne des Balkans n’est pas que de miel. Ce matin, il pleut à l’heure de plier la tente. Je suis dans la brume et une timide éclaircie au moment du départ me laisse espérer une amélioration. L’espoir est de courte durée. Je poursuis entre courtes averses, éclaircies éphémères et horizon bouché par les nuages. Sur ces 60 kilomètres entre les refuges Kom et Gorski Raï, hormis les coureurs du trail sur un court tronçon commun, je ne vais croiser personne. Quand la brume se lève, je ne vois que des vallées encaissées, des forêts. Dans la brume, la sensation de solitude est encore plus forte. Je n’entends que les bruits de mes pas et le souffle de mes efforts.

Au pic de Midzor, je ne fais qu’un bref arrêt. À 2170 mètres d’altitude, c’est le plus haut sommet de la Serbie amputée du Kosovo. Disons pour ne pas froisser le pays qui va m’accueillir dans quelques jours que c’est le second sommet le plus haut. Par beau temps, la vue doit être belle mais je ne m’attarde pas. Les prévisions météorologiques que j’avais consulté avant de quitter le refuge Kom allaient plutôt à l’aggravation pour l’après-midi.
Je descends sans perdre de temps. Le refuge Gorski Raï est complet ; un groupe qui organise un séminaire de chamanisme l’a réservé. Ils acceptent que je reste. Tant mieux, car un violent orage de montagne éclate avec éclairs et tonnerre fracassant. Le Balkan n’est pas de miel aujourd’hui.
Je m’en sors pas trop mal sur ces 60 kilomètres en pleine montagne dans des conditions moyennes ; je n’ai pas eu de grosses pluies en marchant et pu avoir un aperçu des paysages. Rhodopes, Pirin, Rila, Vitosha, Balkans, j’en ai terminé avec les montagnes bulgares. J’ai maintenant un répit d’une petite dizaine de jours dans des collines et avec des villages avant d’attaquer les prochaines difficultés en Roumanie.
Et puis ce soir, après la pole dance que j’ai loupé au refuge de Kom, c’est chamanisme au refuge Gorski Raï. Décidément, les refuges bulgares sont à la pointe et ont des activités très variées. Mais que fait donc le CAF? C’est sur ces réflexions que je m’endors au son des tambours et des chants des chamans.
3 juin : Refuge Gorski Raï – Belogradtchik
Les chamans ont dû implorer les esprits de la pluie hier soir. Cette nuit, j’entends les trombes d’eau s’abattre sur le refuge Gorski Raï. Au chaud, au sec, je pense à la chance d’être passé hier dans les montagnes. Ce matin, les esprits de la pluie continuent leur sérénade et les salamandres s’en donnent à cœur joie. Moi, un peu moins, heureusement, je quitte la montagne. Si pluie, il doit y avoir, qu’elle tombe ces jours-ci et cesse en Roumanie.
En descendant, je laisse le relief bouché par les nuages. Le ciel est plus clair. Je retrouve les villages bulgares avec leurs maisons abandonnées et leurs maisons effondrées. Certaines sont occupées par des tsiganes. Il y a du monde sur les devants de porte, familles nombreuses, toutes générations confondues. Tous m’observent passer. Les enfants jouent dans la rue, des chevaux tirent les carrioles. Une bulgare vivant depuis 20 ans en Angleterre me dit que cette région est la plus pauvre de Bulgarie, pays le plus pauvre de l’Union Européenne. J’ai commencé dans l’extrême sud-est ma traversée de la Bulgarie. Ce soir, à Belogradtchik, je suis dans le Far-West.

4 juin : Belogradtchik – Podgoré

Sur les derniers contreforts de la chaîne des Balkans, je domine une vaste plaine, celle du Danube. La frontière roumaine n’est pas loin mais je vais la passer plus à l’ouest, justement pour éviter cet espace plat et plutôt marcher sur les reliefs les plus méridionaux des Carpates, en Serbie. J’ai bien failli d’ailleurs être accusé d’être passé illégalement de Serbie en Bulgarie. Aujourd’hui, j’avais une étape satellite. Pour passer légalement cette frontière tout en évitant la route, j’avais trouvé via les vues satellites des possibilités en pleine nature. J’ai passé la plupart de mon temps sur des chemins boueux, dans la végétation gorgée d’eau par les pluies d’hier et de la matinée. C’est en débouchant d’un vague chemin que je suis tombé sur la police des frontières bulgare. En me voyant trempe et sans doute hirsute, ils ont dû penser : Ça y est, on a gagné notre journée, on a enfin attrapé un clandestin dans ce coin paumé.
Il a fallu du temps pour être autorisé à reprendre mon chemin. Vérification du passeport, questions sur ce que je faisais, où j’avais dormi la veille (je n’avais pas gardé le reçu…), par où j’étais entré en Bulgarie (venant de Grèce, je n’avais pas de tampon sur le passeport…), appel à son chef qui, apparemment, ne trouvait pas crédible d’arriver de Belogradtchik par là…Je patiente, montre ma trace GPS (qui est prise en photo), le site Caminaïre (en pensant après coup à la photo de ma nuit de camping en Serbie…). J’ai entendu ensuite le policier plaider ma cause auprès de son chef.
Finalement, je ne me suis pas fait expulser en Serbie et ce soir, je peux passer ma dernière nuit en Bulgarie. Plus de trois semaines passées dans le pays, c’est court mais c’est long à la fois. J’ai l’impression d’être ici depuis très longtemps. On finit par s’attacher, par avoir ses habitudes, par mieux comprendre le pays et ses habitants. L’occupation turque, la Macédoine qui devrait être bulgare, l’Europe à laquelle on croit ou qui suscite une déception, un avenir porteur d’espoir ou de craintes…
Ma traversée de la Bulgarie, près de 800 kilomètres à marcher, c’est aussi la découverte d’un superbe pays, un bonheur pour le randonneur sur des chemins avec des paysages superbes, montagnes harmonieuses des Rhodopes et des Balkans, sommets alpins du Rila et du Pirin, villages pomaks et turcs, monastères et églises orthodoxes, Sofia… L’ histoire du pays est riche et les Bulgares que j’ai rencontré se sont attachés à me la faire découvrir et aimer. Ils en sont fiers.
Les Bulgares, justement parlons-en. Ah bougres de Bulgares, pourrais-je écrire si cela n’était un pléonasme ! Au Xè siècle, l’hérésie bogomile se répand en Bulgarie. Par la suite, le sud de la France connaît le même phénomène avec les cathares. Le Bulgare puis par déformation, le boulgre est devenu, en langue d’oc, synonyme d’hérétique avant de prendre la forme et le sens de bougre en français moderne. Le bougre est donc un Bulgare et vice-versa. Après les Turcs si liants, si curieux, le premier contact est froid. Un étranger, dans une région reculée qui essaie d’engager la conversation en bulgare, cela ne suscite aucune question. Une fois passé cette période glaciaire, je suis souvent tout aussi surpris par la chaleur du contact comme avec Ivan et sa femme qui m’ont invité à Gornoseltsi, Stan au bord du lac de Dospat, Hristo au refuge de Volna.. Heureusement que j’ai fait l’effort d’apprendre un peu le bulgare sinon certains échanges auraient été réduits à néant. Finalement, le manque d’intérêt, la difficulté d’engager une conversation couplé à la barrière linguistique auront été difficiles. Quand j’ai réussi à passer ce cap, j’ai passé des moments agréables. Finalement, des bons bougres, les Bulgares !
Je vais passer maintenant en Serbie. Une petite semaine sans avoir fait l’effort préalable de mieux connaître le pays, à ne pouvoir communiquer qu’avec mon bulgare et mes souvenirs de serbo-croate de l’année dernière. Positive ou négative, cela sera court avant la longue séquence roumaine.
5 juin : Podgoré – Zaječar
Avec l’Union Européenne, on a un peu oublié ce que sont des frontières terrestres. Celle entre la Bulgarie et la Serbie est moins impressionnante que celle que j’avais passé entre la Turquie et la Grèce mais cela reste une vraie frontière. La Bulgarie est membre de l’Union Européenne et de l’Otan. La Serbie ni l’un ni l’autre et a été bombardée par les forces de l’Otan lors du conflit du Kosovo. Le pays a commémoré cette année les 20 ans de ces bombardements notamment sur Belgrade qui auraient fait 500 victimes civiles. Plus loin en arrière, la Yougoslavie du Maréchal Tito a rompu avec Moscou alors que la Bulgarie en était son plus fidèle allié. Pendant les deux guerres mondiales, la Bulgarie était côté allemand, la Serbie dans l’autre camp. Et puis, bien sûr, il y a la Macédoine. Comme me le disait Hristo au refuge de Volna :
– Ce sont les Serbes qui ont inventé un pseudo peuple macédonien ; les macédoniens sont des bulgares ; cela ne souffre d’aucune discussion.
Et ça, avec la Macédoine, c’est imparable pour brouiller deux pays voisins.
Ils ont pourtant beaucoup de points communs. Ils arrivent à se comprendre tant les deux langues sont proches. Ils partagent le même alphabet (les Bulgares, créateurs de l’alphabet cyrillique sont plus stricts ; en Serbie, l’alphabet latin est par exemple plus largement utilisé que le cyrillique dans les commerces de Zaječar et la majorité des moins de 50 ans écrivent d’abord en alphabet latin). Ce sont aussi deux pays orthodoxes. Ils pourraient donc être amis mais ce n’est pas tout à fait le cas.
Cette frontière n’est donc pas anodine. Il y a les barbelés, les miradors de chaque côté et au moment de quitter la Bulgarie, après avoir répondu à toute une batterie de questions, mon sac à dos est vidé et fouillé de fond en comble. C’est quand même plus agréable de passer la frontière espagnole au Val d’Aran !

Pour le reste, la journée a été maussade, pluvieuse, froide, dans un paysage où rien n’accroche le regard. J’ai fait plusieurs demi-tours après des tentatives infructueuses de trouver un chemin et à la fin de la journée, ma trace comptabilise 42 kilomètres dans le mauvais temps, l’humidité, un paysage monotone et des villages à moitié abandonnés (des deux côtés de la frontière). Dans ces cas là, ce n’est pas les jambes qui font avancer mais la tête. Je positive en me disant que j’ai de la chance d’avoir eu cette période instable sur ces étapes et non en montagne. Et demain, il devrait encore pleuvoir, ensuite la tendance est à l’amélioration. Tant mieux, c’est au moment où je vais aborder les Carpates, certes encore modestes, mais les Carpates serbes.
6 juin : Zaječar – Bor

À quoi tient une bonne journée? Ce matin, en partant, il ne pleut pas et il y a même un rayon de soleil. C’est quand même plus agréable. Je vais marcher toute la journée les pieds au sec. La pluie ne va arriver qu’une fois arrivé à Bor. J’ai ensuite une étape sur de bons chemins certes un peu boueux parfois mais je ne vais pas faire le difficile après ce que j’ai eu ces jours derniers. L’étape n’est pas très longue, je ne fais pas de demi-tours. Cela me permet un peu de souffler après ces grosses journées. Enfin, peut-être est-ce dû au soleil mais ce coin de Serbie est quand même beaucoup plus riant que la fin de la Bulgarie.
J’ai terminé mon parcours bulgare dans une région rurale déshéritée, vieillissante dans un pays où la population chute rapidement. La soirée à Zaječar a déjà été une bouffée d’air frais. Cela fait plusieurs jours que je traverse des villages où tout paraît à l’abandon, où il n’y a pratiquement que des personnes âgées, où l’on sent la pauvreté et tout cela sous la pluie et la grisaille. Depuis Sofia, je n’avais pas traversé de villes importantes. Ici, il y a des jeunes, des bars avec de la musique, la plupart des gens avec qui j’ai affaire, parlent un excellent anglais, je retrouve des magasins bien achalandés, des boulangeries (le luxe), des pâtisseries (le luxe suprême)… Et puis aujourd’hui, la campagne serbe a meilleure allure que de l’autre côté de la frontière. Je vois des maisons pimpantes avec de beaux jardins. On a l’impression que la Serbie est plus riche que la Bulgarie, alors que si on regarde des indicateurs comme le PIB par habitant, c’est le contraire.
Enfin, les serbes que je rencontre, me posent des questions ; cela change de la réserve ou de la froideur bulgare. Mon petit passage en Serbie débute donc sur de bonnes bases.
7 juin : Bor – Refuge Stol
Au bar de Veliki Krivelj, en écoutant les clients discuter, je reconnais des mots roumains. Ils parlent valaque, une langue latine. J’avais déjà rencontré des valaques en Grèce et en Albanie. Ils sont un peu éparpillés dans tous les Balkans. Leur origine serait liée à un peuple de bergers pratiquant la transhumance. Cela expliquerait qu’ils se trouvent disséminés partout dans les Balkans. Pour arriver ici depuis Bor, j’ai fait un grand détour. Tout la zone entre est une gigantesque mine de cuivre. C’est une des plus grandes d’Europe et 5000 personnes y travaillent. Jadis, un des fleurons de l’économie yougoslave, elle est depuis l’année dernière, propriété des chinois.
Passé Veliki Krivejl, je commence à prendre de la hauteur. Le refuge Stol est à l’altitude certes encore modeste de 800 mètres mais je suis dans les Carpates.
Pour ceux qui ne connaissent ce massif, je pourrais à la fin de ma marche, leur donner de plus amples informations. Je suis pratiquement à la pointe sud des Carpates. Nous sommes le sept juin et dans deux mois et demi, la deuxième quinzaine d’août, je serai toujours dans les Carpates. Sur plus de 2000 kilomètres, sept pays, je vais traverser ce massif. La chaîne s’étend de la Serbie, un peu plus au sud de Bor jusqu’à une colline en Autriche face à Bratislava.

Je vais donc avoir l’occasion de laisser quelques litres de sueur dans ces montagnes. Aujourd’hui, j’ai un peu peiné avec les premières chaleurs dans la dernière montée mais après l’effort, le réconfort. Le refuge est confortable avec eau chaude et électricité. Il n’y a pas de barre de pole dance, ni de séminaire de chamanisme mais une carte des sentiers de randonnée et le gardien m’accueille avec un verre de rakia. J’ai l’impression d’être dans un refuge du CAF. La conversation risque quand même d’être limitée. Je suis le seul client et le gardien ne parle que serbe.
8 juin : Refuge Stol – Plavna
À Plavna, j’ai à peu près fait ma journée. Il est encore tôt mais j’ai marché 30 kilomètres. Avec les journées longues et une température autour de 30 degrés, je préfère partir tôt. Aller au-delà de Plavna, c’est à peu près 25 kilomètres jusqu’au prochain village sans trop savoir si entre, je vais trouver notamment de l’eau.
Alors plutôt que de continuer, je trie les champignons chez Milé. Si vous mangez des cèpes venus de Serbie, ils auront peut-être été mis à sécher par moi. Sur la quantité, de champignons qui arrivent et repartent en une après-midi, cela reste peu probable. Milé achète les cèpes aux particuliers et les revend à des grossistes. Toute l’après-midi, c’est le défilé, chacun apportant des cagettes pleines. À la fin de la journée, c’est à peu près 600 kilogrammes qui sont collectés.

Donc pour reprendre le fil de ma journée, j’ai encore eu une belle étape ensoleillée dans les Carpates serbes sur des chemins bordés de fleurs au milieu de paysages de moyenne montagne et dans la campagne verdoyante. Arrivé à Plavna, je savais qu’il n’y avait rien pour dormir et en posant la question à Milé, il m’a invité à dormir chez lui. C’est ainsi que j’ai assisté au défilé des cueilleurs de champignons et donné un coup de main. Hier avec le gardien, la conversation était limité au serbe. Ce soir, les possibilités sont plus larges. Milé parle aussi valaque et russe et sa fille un peu anglais.
9 juin : Plavna – Camp entre Mirotz et le Veliki Štrbac
Après une après-midi à s’occuper de champignons, c’est une après-midi très buissonnière que j’ai eu aujourd’hui. Arrivé à Mirotz en fin de matinée après 25 kilomètres, je n’avais pas fait mon quota quotidien. Mais, vers midi, le soleil commence à taper alors je décide de prendre mon repas au restaurant du village. Je partage l’apéritif avec un serbe qui a travaillé à Sochaux et à Marseille.
Comme souvent dans ces pays, les portions sont pantagruéliques et à la fin du repas, j’étais incapable de reprendre le chemin. Je me suis autorisé un moment de repos à l’ombre. Il était 16 heures quand je suis reparti. J’étais encore dans le village quand un couple en train de boire un café m’a interpelé pour m’inviter à me joindre à eux. J’envisage un objectif ambitieux : un sommet dominant le Danube à une bonne quinzaine de kilomètres. La femme me répète plusieurs fois «e daleko, e daleko» (c’est loin) mais je repars plein d’espoir.
Je marche sur un chemin de terre dominant la vallée avec les collines de la Roumanie sur l’autre versant. Le paysage est harmonieux et je suis optimiste sur la suite de mon programme.
Cinq kilomètres plus loin, dans un endroit improbable en pleine campagne au bord d’un chemin, c’est sur un café que je tombe. L’endroit ne paye pas de mine : sol brut, vieilles tables, quelques clients mais le ciel est un peu menaçant. Un groupe de musique s’apprête à jouer. Alors, je refais une nouvelle pause. C’est quand même pas la grosse ambiance mais quelques gouttes se mettent à tomber quand je suis prêt à repartir. Ici, comme hier chez Milé, beaucoup de gens parlent valaque. J’arrive bien à comprendre quelques mots par ci par là mais je suis loin de comprendre le sens de la conversation. La Roumanie est à deux pas, il va falloir que je révise sérieusement le roumain. Mais mon niveau est suffisant pour impressionner un client qui me paye une bière. Je retrouve en Serbie cette convivialité des Balkans que j’ai connue en Grèce et en Albanie, alors, je ne boude pas mon plaisir.

Il est 19 heures ; depuis Mirotz, j’ai consommé deux litres de carburant (bière = carburant) ; l’ambiance n’est pas montée de niveau ; l’orage s’est éloigné ; je reprends le chemin. C’est dans une vieille maison abandonnée que finalement je m’installe. Je suis sur une colline dominant la vallée du Danube. Je n’ai pas atteint le Veliki Štrbac mais j’ai passé une journée très balkanique, ce qui n’est pas pour me déplaire.
10 juin : Camp entre Mirotz et le Veliki Štrbac – Frontière

Du Veliki Štrbac, je domine de 600 mètres le Danube qui se fraye un chemin à travers les Carpates. Il n’est pas bleu mais boueux mais la vue n’en est pas moins spectaculaire. Autrefois, ce qui est la plaine hongroise, la pustza, était la mer intérieure de Pannonie. On raconte que pour le Danube, fleuve fier et puissant, terminer son cours dans cette mer intérieure, était déshonorant. Un tel fleuve devait se déverser dans une vaste mer, un océan. Le jeune et puissant Danube réussit à percer un passage à travers la barrière des Carpates. Les Portes de Fer lui ouvrent la voie vers l’Est. Mais, par cet effort, il a perdu de sa jeunesse et sa force. Il est plus sage. Il continue sa course lentement et finalement la termine dans une autre mer fermée, la Mer Noire. Dans son roman « Les Amazones du Danube », Constantin Virgil Gheorghiu écrit « Passé les Portes de Fer, le Danube est un fleuve paresseux, fatigué avec ses eaux jaunâtres. Au fur et à mesure qu’il avance, il se rend compte de la faute immense qu’il a commise en se dirigeant vers l’est. Avant de tomber dans la prison de la Mer Noire, le Danube veut retourner en Occident. Mais aucun fleuve ne peut faire marche arrière. »
Je domine un fleuve domestiqué. Là où il déployait sa fougue, là où les bateliers devaient lutter contre les rapides, là où de nombreux naufrages se produisaient, il n’y a qu’un long ruban d’eaux calmes et marrons. Au mépris de toutes considérations écologiques, un premier barrage en 1972 puis un second en 1984 ont été construits. Les esturgeons ne remontent plus le fleuve mais le Danube a été maté et les bateaux traversent tranquillement, en toute sécurité, les Portes de Fer. Le barrage a aussi englouti des villages et leur histoire. Quand l’anglais, Patrick Leigh Fermor (« Dans la nuit et le vent »), lors de sa marche de Londres à Istanbul, passe par là, entre les deux guerres, il s’arrête dans une île sur le fleuve peuplée de turcs, derniers témoins de l’occupation ottomane.
Après le Veliki Štrbac, je poursuis par le Mali Štrbac (Petit Štrbac). Les vues sont tout aussi magnifiques. En suivant le balisage, je retombe sur la route et après une bonne pause, décide de remonter sur les hauteurs. Aux heures les plus chaudes, la montée est rude. Je dégouline de sueur. Quand je retrouve le Danube presque au passage frontalier, j’en suis à 46 rudes kilomètres. Mais je ne pouvais pas passer en Roumanie aujourd’hui. La Serbie qui, à l’origine, n’était qu’un trait d’union entre la Bulgarie et la Roumanie, me laissera finalement d’excellents souvenirs. Je suis accueilli ce soir par Rilé et Rudja. Elle est serbe de langue valaque. Il est monténégrin. Je passe une dernière bonne soirée en Serbie toujours dans un mélange de roumain, bulgare et serbe. La Serbie, un pays à découvrir !
3 – Roumanie
11 juin : Frontière – Băile Herculane
Après un café et un verre de rakia (un peu raide, à jeun, au réveil mais Rilé a insisté), je quitte la Serbie.
Apropo, sunt deja in România! (A propos, je suis déjà en Roumanie ! mais la traduction est-elle nécessaire?). Après, « ще учиш да четеш и да пишеш български! » (« chté outchich da tchétèch i da pichech beulgarski ! » pour ceux qui auraient oublié la traduction de cette courte et mélodieuse phrase : «tu vas apprendre à lire et à écrire le bulgare !»), je vais découvrir la latine Roumanie.
Je passe la frontière par où les colonnes de l’armée romaine sont entrées en Dacie, juste en amont du lieu où se trouvait l’antique pont de Trajan construit après la première campagne des romains contre les Daces. C’est par ce pont que les troupes de Trajan franchirent le fleuve lors de la deuxième campagne. Le chef dace, Décébale est vaincu et se suicide. Rome annexe la Dacie.
Deux millénaires plus tard, la Roumanie est restée un îlot de latinité dans le monde slave (et magyar pour la Hongrie). Les roumains sont les héritiers de la Rome antique et chantent fièrement dans leur hymne national :
« Maintenant ou jamais montrons au monde
Que dans ces mains coule toujours un sang romain
Et que dans nos cœurs nous gardons avec fierté un nom
Triomphant dans les batailles, le nom de Trajan!».
Oui, ce sont les fils de Rome et non des barbares comme tous les peuples autour, les bulgares et les hongrois les premiers.
Du pont de Trajan, il ne reste que les bases d’une pile et c’est sur le barrage que je passe le Danube, pris en autostop par des Serbes. Pas désagréable, cette traversée à pied de l’Europe de l’Est, tranquillement installé à l’arrière d’une voiture, à discuter et à regarder le paysage ! Et, oui, il est interdit de passer à pied sur le barrage. Sur les 3800 kilomètres d’Istanbul à l’Italie, il restera cette tache indélébile du kilomètre en voiture pour traverser le Danube.

Passé cet épisode motorisé, je me retrouve très vite sur des chemins en pleine nature. Mon premier contact roumain est avec un paysan qui me montre sa ferme puis appelle un berger plus loin pour qu’au passage, il m’explique le chemin. À Bahna, les clients du bar me proposent de m’installer avec eux pour boire un café. Souvent la première impression d’un pays est un bon indicateur pour la suite. C’est encourageant pour le gros mois que je vais passer dans ce pays. Et pour cette première soirée dans la latine Roumanie, je ne pouvais être qu’à Băile Herculane (Les Bains d’Hercule).
12 juin : Băile Herculane – Dobraia
J’entame la partie la plus sauvage de ma traversée de l’Europe de l’Est. De Băile Herculane à Petrosani, il y a 143 kilomètres sans refuge gardé, sans aucune localité. Je vais marcher en permanence en altitude sur la ligne de crête avec un point haut à 2509 mètres d’altitude et toute une série de sommets au-delà des 2000 mètres d’altitude.
Je laisse la populaire et animée station thermale de Băile Herculane. La partie ancienne a du charme avec ses vieux bâtiments de l’époque de l’empire austro-hongrois, certains bien rénovés, d’autres à l’abandon. Sissi l’impératrice a passé plusieurs jours à Băile Herculane.
Le sentier est raide et je gagne rapidement de l’altitude. Souvent dans la forêt, j’ai de temps en temps de belles vues sur les montagnes.

À Poiana Lungă, le paysage se dégage sur les alpages et les Carpates roumaines. Il est encore tôt mais il y a de l’eau et je décide de chercher un endroit pour dormir en redescendant vers des maisons. Je finis par arriver à l’école en cours de rénovation. Un groupe de 8 jeunes français y travaille pour une association d’aide au développement. L’objectif est de créer une structure d’accueil et de créer un peu d’activité dans cet endroit isolé.
Je passe finalement une soirée très animée et arrosée avec bière et țuică (l’alcool local). Il y a de la musique. Les roumains et les français dansent dans le bâtiment encore en travaux. Je prévoyais une nuit solitaire dans les montagnes, je suis presque en boîte de nuit ; c’est tout le charme de ces journées de marche.
13 juin : Dobraia – Camping au bord du ruisseau Ses
Pas de soirée à danser et de țuică ce soir. Cette fois, je suis bien seul dans la montagne. Je campe à 1750 mètres d’altitude au bord d’un ruisseau. Le cadre est beau, tranquille. Il y a encore quelques plaques de neige.
La journée a été solitaire. Je n’ai vu que quelques bergers et qui dit berger, dit chiens de bergers. Malgré mon expérience albanaise et la révision turque, cela reste impressionnant d’être entouré de six chiens qui aboient férocement et semblent prêts à chaque instant à se jeter sur toi. Un des bergers me disait qu’il y avait quelques ours dans les environs et qu’il avait déjà eu des moutons tués. Les chiens sont là pour effrayer les ours. En tout cas, cela marche pour faire peur à un randonneur français.
J’ai passé la journée à monter et descendre en suivant la ligne de crête. Je n’aime pas cela. Je trouve que cela casse les jambes et je n’arrive pas à trouver le bon rythme. Je suis épuisé. Au final, j’ai quand même fait 1880 mètres de dénivelés. Je monte la tente, prépare mon écrasé de pommes de terre aux sardines. Ce soir, je ne vais pas en boîte de nuit et ce n’est pas la peine de m’appeler après 20 heures (19 heures en France). Je serai couché, le téléphone sera coupé (de toutes façons, il n’y a pas de réseau). Les ours peuvent faire la java, ils ne me réveilleront pas.

14 juin : Camping au bord du ruisseau Ses – Lac de Bucura
Ni les ours, ni les voisins ne m’ont dérangé. Seul le bruit du torrent m’a bercé. J’ai bien récupéré cette nuit. Heureusement, car une longue journée m’attend.
Au lac de Bucura, je termine à 35 kilomètres et 2260 mètres de dénivelés. Comme hier, j’ai passé la journée à monter et descendre sur la ligne de crête et comme hier, la journée a été solitaire : un berger et sa meute de chiens, quelques chamois et un pêcheur en redescendant dans la vallée.

Au fur et à mesure que j’avance, les monts Retezat se précisent : relief alpin, plaques de neige. Au lac de Bucura, je suis entouré de sommets escarpés. Le site est superbe et populaire. Subitement, sortis de je ne sais où, je vois plus de randonneurs que je n’en ai vu durant ce premier mois et demi. Il y a des dizaines de tentes. Beaucoup de roumains bien sûr mais aussi un couple tchèque, un canadien.
Ma journée a été longue. Douze heures sur les chemins alors une fois montée la tente, pris mon repas, je me glisse dans mon duvet pour une nouvelle nuit de récupération. Demain, je passe par un sommet à 2500 mètres d’altitude.
15 juin : Lac de Bucura – Refuge Tulişa

On me pose parfois la question : pourquoi je fais cela? Aujourd’hui est une parfaite illustration des raisons qui me motivent à faire ces longues marches : découvrir des pays, rencontrer des gens et aussi un peu la pratique physique et sportive. Je peux dire que cette partie là a été particulièrement servie ces deux derniers jours. Trop même avec des étapes qui me laissaient épuisé en fin de journée. Celle d’aujourd’hui peut paraître raisonnable en comparaison mais j’ai quand même eu ma ration. Du lac Bucura, j’ai crapahuté plusieurs heures dans un relief très alpin avec des crêtes aériennes et escarpées. Je suis passé et je suis content car j’étais inquiet. Je craignais des névés infranchissables. Mi-juin, avec des altitudes de plus de 2000 mètres, il reste encore pas mal de neige mais les seules fois où j’en ai eu, c’était sur des parties planes.
La découverte de nouveaux paysages a été pleinement satisfaite ces dernières journées. Cette région des Carpates avec lacs, sommets, alpages est magnifique.
Enfin, si depuis mon arrivée en Roumanie, j’ai beaucoup marché dans des endroits isolés et n’ai pas pu rencontrer et échanger avec beaucoup de personnes, ce soir, je passe une excellente soirée au refuge de Tulişa. Un groupe d’amis est venu passer le week-end. Je suis tout de suite invité à leur table. La soirée se passe autour d’un bon repas avec grillades, bières et bien sûr la țuică. Cela conclut en beauté une nouvelle bonne journée de marche à travers l’Europe de l’Est.
16 juin : Refuge Tulişa – Petroșani

Alors qu’un orage éclate sur Petroșani, je me repose tranquillement dans ma chambre d’hôtel après 5 jours de marche, 147 kilomètres, des journées à monter et descendre. C’était une rude et belle marche et j’ai eu beaucoup de chance avec le temps sur cette longue partie sauvage.
La douche, la bière pression, le repos dans un bon lit sont particulièrement appréciés. C’est dimanche. L’après-midi habituellement consacrée à la logistique est là consacrée au repos. Demain, je partirai beaucoup plus tard que d’habitude pour régler quelques problèmes matériels notamment de cordonnerie. Les chaussures, après 1500 kilomètres, commencent à donner des signes de faiblesse.
Alors, je profite de cette oisiveté. En plus, Petroșani est loin d’être un lieu touristique avec des lieux à visiter. La principale activité de la ville est la mine de charbon. Dans le groupe d’amis avec qui j’ai passé la soirée au refuge Tulişa, plusieurs étaient d’anciens mineurs. Ces mineurs se sont rendus célèbres par leurs violentes manifestations à Bucarest dans la période post-communisme. Appelés alors par le pouvoir en place, composés pour beaucoup d’ex-membres du parti, ils s’étaient affrontés aux manifestants, étudiants et intellectuels qui réclamaient plus de liberté. Je n’ai bien-sûr pas évoqué le sujet hier soir.
Le secteur de la mine est aujourd’hui en crise. Les effectifs ont été réduits drastiquement et pour rentrer dans Petroșani, je passe devant des bâtiments industriels abandonnés et des quartiers peu reluisants. Je pourrais presque dire que j’apprécie la situation. Je n’ai pas mauvaise conscience à ne rien faire du reste de la journée. Je vais avoir rapidement de nouvelles occasions de me dépenser physiquement. Demain, je repars vers les hauteurs. Le massif de Parâng est tout sauf anodin avec un passage à 2519 mètres d’altitude.
17 juin : Petroșani – Haut de la station de ski de Parâng
La ville de Petroșani n’est roumaine que depuis un siècle. Elle faisait partie de l’Empire Austro-Hongrois et comme toute la Transylvanie, elle n’a été rattachée au pays qu’en 1918. Quand je marchais sur la ligne de crête, ces jours derniers, il y avait parfois des restes des tranchées de la grande guerre. La ligne de front entre l’Empire Austro-Hongrois allié à l’Allemagne et la Roumanie d’alors passait par là.
Contrairement à la Bulgarie avec ses périodes de gloire et de vastes extensions, la Roumanie, en tant qu’état indépendant, n’est qu’une création récente. Elle n’a jamais existé en tant que telle. L’histoire nationale n’a guère à se mettre sous la dent que le territoire des Daces dans l’antiquité ou le bref règne de Michel le Brave. Les roumains existent, parlent leur langue mais sont vassaux d’autres pays. Ce n’est qu’en 1878 que la Roumanie apparaît sur la carte de l’Europe avec l’union (« mica unire » la petite union par opposition à la suivante) de deux principautés, la Valachie et la Moldavie.
La Transylvanie est restée austro-hongroise. Géographiquement, cela pourrait paraître logique. Quand on regarde la carte de la Roumanie actuelle, le pays est bizarrement coupé en deux par la chaîne des Carpates mais cette région au-delà des montagnes est peuplée majoritairement de roumains avec une très grosse minorité hongroise (il y a encore environ 10% de hongrois à Petroșani).
C’est avec une sacrée réussite que la Grande Roumanie va se créer. Au déclenchement de la première guerre mondiale, le pays hésite pour choisir son camp. D’un côté, les alliés dont la Russie qui est crainte pour ses visées hégémoniques à l’Est, de l’autre côté, la Triple Alliance dont la Hongrie qui possède la Transylvanie que la Roumanie revendique… La neutralité s’impose d’abord mais le pays choisit finalement en 1916 de s’engager du côté des alliés. C’est un fiasco. Isolée, l’armée roumaine est défaite par les allemands et les bulgares. Bucarest est occupée. La Roumanie est contrainte de signer un traité de paix défavorable avec pertes de territoires.
Puis par un renversement soudain de situation, la révolution russe lui permet de récupérer un grand territoire à l’est avec la Bessarabie mais surtout la défaite de la Triple Alliance lui octroie le statut de vainqueur à l’heure de récupérer les restes des vaincus. À l’ouest, toute la Transylvanie, depuis près d’un millénaire sous domination hongroise lui revient.
Gain au détriment des russes à l’Ouest et des austro-hongrois à l’Est. Les roumains réussissent un improbable strike ; le pays a plus que doublé en superficie ! C’est la « Mare Unire », la grande union qui crée la « României Mari », la grande Roumanie. Le traité de Trianon en 1920 entérine les nouvelles frontières de la Roumanie et le dépeçage de la Hongrie. Trianon est depuis célébré à Bucarest et honni à Budapest. Le centenaire de la « Mare Unire », la grande union a été fêté en grande pompe en 2018 et en commençant à m’intéresser à la Roumanie l’année dernière, il était difficile d’échapper à ce sujet.
Mais cette « Grande Roumanie » est éphémère. En 1939, le pacte germano-soviétique entre Hitler et Staline attribue la Bessarabie à l’URSS. Cette région deviendra la République Socialiste Soviétique Moldave puis avec la chute du communisme, la République de Moldavie. Cela explique qu’il y a aujourd’hui deux pays de culture et langue roumaines. Hier en arrivant à Petroșani, il y avait un tag sur un mur «Basarabia e România». Mais cette réunification est loin de faire l’unanimité. Un quart des Moldaves y serait favorable. Côté roumain, on est partagé entre l’idée romantique d’une union qui aboutirait à une grande Roumanie presque dans son extension maximale et la réalité avec un coût économique et les problèmes de la Moldavie à gérer.

Aujourd’hui, c’était jour férié, le lundi de Pentecôte dans le calendrier orthodoxe. Je n’ai pas pu faire tout ce que j’avais prévu mais j’en ai profité pour m’accorder une petite journée. J’ai juste pris un peu de hauteur avant de poursuivre sur cette ancienne frontière entre la Roumanie et l’Empire Austro-Hongrois.
18 juin : Haut de la station de ski de Parâng – Cabana Plaiul Poienii

Le matin, je marche maintenant avec le soleil dans les yeux. C’est bizarre d’aller d’Istanbul en Italie direction plein Est. Autre désagrément, c’est en regardant derrière soi que les vues sont les plus belles. Il va me falloir plusieurs jours de marche avant de changer de cap et partir cette fois plein Nord…
Je suis à nouveau dans les montagnes. Je passe par le Parâng Mare à 2519 mètres d’altitude. Le chemin est bon, le paysage est agréable, alpin avec des passages en crêtes. Le temps alterne nuages et éclaircies et semble mieux tenir que prévu. Après une petite journée, j’avance à un bon rythme. Il n’est que 14h30 quand j’arrive à la route Transalpina où j’avais plus ou moins prévu de faire étape. C’est la route la plus haute de Roumanie. Le col est à 2145 mètres d’altitude et elle n’a réouvert qu’il y a huit jours. Cet hiver, ils ont eu 3,5 mètres de neige.
Alors que je m’apprête à repartir un ciel noir sur les monts Latoritei où je vais et le tonnerre qui gronde me poussent à patienter. Je finis par me décider malgré un ciel toujours menaçant.
Après la Transalpina, c’est sur la strategica que je poursuis. Cette piste à flanc des monts Latoritei a été construite par les allemands en 1916 pendant la première guerre mondiale. Cette zone était sensible puisque comme chacun sait, la Transylvanie faisait alors partie de l’Empire Austro-Hongrois et au sud la «petite Roumanie» était alliée à la France. La piste est presque plane ; il y a peu de dénivelés ; j’avance d’un bon pas. J’ai un peu de pluie, un peu de brume. C’est dommage, les paysages dans les monts Latoritei sont très harmonieux : des alpages d’un vert intense avec les pluies de ces derniers jours, des bergeries en bois, les sommets enneigés du massif de Parâng derrière moi, un lac dans la vallée… Comme souvent depuis quelques jours, après un temps médiocre en début d’après-midi, le ciel se dégage en soirée. Je termine avec le soleil dans le dos et jouit de la beauté de ce paysage.
Dernière bonne surprise de la journée, là où je m’attendais à dormir dans une cabane sommaire, je trouve le grand confort. La Cabane Plaiul Poienii a l’eau courante, des salles de bains, des lits avec draps blancs immaculés, couettes, l’électricité… Plus de 2000 mètres de dénivelés, 46 kilomètres, de beaux paysages et une nuit confortable à venir, c’est une bonne journée.

19 juin : Cabana Plaiul Poienii – Bergerie sous le mont Negru

En traversant Voineasa, je pensais aux images de la Roumanie que j’avais dans ma tête : une révolution en direct à la télévision pendant les fêtes de fin d’année, le procès vite expédié et l’exécution de Ceausescu, la Securitate, la destruction des villages roumains pour reloger les habitants dans des barres d’immeubles et mieux les surveiller, une architecture de béton, triste, à la soviétique.
Norman Manea écrit sur cette Roumanie en 1986 avant son exil :
« Il y avait en Roumanie, dans ces années-là, une atmosphère de fin du monde, et la petite ville de mon adolescence, autrefois lumineuse et animée, s’était comme effondrée elle aussi. La tristesse, l’amertume, une rage souterraine se lisaient sur les visages aux âpres rides, dans les saluts crispés, les dialogues anodins.
Surveillés et surveillants paraissaient condamnés à une même peine, à un même huis clos qui empoisonnait leur vie« .
Dans un autre registre, avec plus d’humour, une blague que les Roumains racontaient : quand le cosmonaute Dimitru Prinariu est parti en mission dans l’espace du temps de l’URSS, il va saluer sa mère :
– Je serai de retour dans un mois
– Je pars acheter de la viande, je ne sais pas quand je reviendrai, répond sa mère.
Je pensais à cela dans les rues de Voineasa avec ses maisons pimpantes, colorées, fleuries. L’époque du communisme semble loin derrière.
Moins riante est la suite. Comme d’habitude, le temps s’est couvert vers midi, sauf que cette fois, j’ai eu droit à un vrai, gros orage de montagne. Accroupi sous mon parapluie, j’ai attendu. Deux heures comme cela, le temps ne passe pas vite et on a le temps de se poser des questions :
J’y vais où j’y vais pas ? Prêt à repartir à une première accalmie, j’ai vite déchanté quand la grêle est arrivée.
Le temps va-t-il s’améliorer comme chaque jour en fin d’après-midi ? C’est malheureusement resté couvert même si la pluie s’est arrêtée.
Je redescends à Voineasa, 7 kilomètres dans un sens et à refaire demain dans l’autre où je poursuis mon chemin en espérant trouver plus haut un abri ? J’ai poursuivi. Je n’aime pas faire demi-tour et je suis plutôt optimiste en pensant que la chance me permettra de trouver plus loin un endroit au sec.
Ensuite en marchant, arrivé à un torrent bouillonnant et boueux, je traverse ou ne traverse pas ? Je n’ai pas pris le risque de traverser. Cela m’a valu de gros détours dans la végétation gorgée d’eau. Ai-je bien fait ? Je ne sais pas.
Finalement après avoir un peu crapahuté, j’ai entendu les cris d’un berger guidant son troupeau. Cette fois, je n’ai pas craint la meute de chiens. Le berger m’a indiqué une bergerie abandonnée à proximité où j’ai pu m’installer au sec. J’ai mis les affaires à sécher, fait un feu de bois. Ai-je pris les bonnes décisions aujourd’hui? Je ne suis pas trop mal, au sec, c’est déjà pas mal.
20 juin : Bergerie sous le mont Negru – Câinenii
Je suis à Sibiu. J’ai rejoint la ville depuis Câinenii dans l’espoir de trouver un cordonnier. Mais cela semble difficile de trouver quelqu’un qui puisse en plus travailler rapidement. Je vais donc continuer avec mes chaussures qui commencent à fatiguer en espérant qu’elles vont tenir jusqu’à la prochaine ville, Brașov. Avant cela, j’ai à nouveau une longue section en montagne avec le massif des Făgăraș. De Câinenii, il y a une bonne centaine de kilomètres avant de retrouver un village. Contrairement à la partie entre Băile Herculane et Petroșani, ce massif est mieux équipé en refuges. Il doit être plus fréquenté. C’est là que se trouve le toit de la Roumanie, le mont Moldoveanu à 2544 mètres d’altitude.

Je profite de l’escale à Sibiu, pour visiter celle qui est considérée comme la plus belle ville de Roumanie. Sibiu en Roumain, Hermannstadt en allemand, Nagyszeben en hongrois était une ville où il y a un peu plus d’un siècle, les roumains étaient une petite minorité. Les hongrois étaient à peu près aussi nombreux. Sibiu était très majoritairement allemande. Ce sont des colons qui ont fondé la ville au XIIe siècle. Je suis dans le pays saxon, le Siebenbürger en référence aux sept villes fortifiées (Sibiu-Hermannstadt, Brașov-Kronstadt, Cluj-Klausenburg, Sighișoara-Schässburg …).
Des près de 800 000 allemands en Roumanie avant la seconde guerre mondiale, il n’en reste que 30 000 environ aujourd’hui. Ils sont partis par vagues successives. Ceausescu moyennait les droits à émigrer : 10000 marks par tête pour avoir le droit de quitter la Roumanie. Ils n’étaient plus que 100 000 à la chute du régime communiste.
Herta Müller, prix Nobel de littérature en 2009 qui a émigré de Roumanie en 1987 ou Klaus Iohannis, le président roumain actuel sont issus de cette minorité.
Aujourd’hui, les roumains sont ultra majoritaires. Il reste des petites communautés allemande et hongroise mais la ville a gardé un charme tout germanique.
21 juin : Câinenii – Abri Scara
Après une nuit dans une bergerie, difficile de se retrouver plongé dans une ville comme Sibiu : les rues noires de monde, du bruit, la chaleur, les chaînes de fast-food…Je repars avec plaisir dans les montagnes.
Il me faut d’abord prendre de la hauteur. Câinenii est à peine à 340 mètres d’altitude au bord de la rivière Olt qui traverse les Carpates du Nord au Sud. J’ai pratiquement 2000 mètres de dénivelés en continu sans descente et en montée régulière. J’aime ces montées régulières.

Après des massifs au relief doux, les monts Făgăraș sont à nouveau des montagnes très alpines : relief escarpé, lac en partie glacé, névés. Le temps est couvert avec un peu de pluie mais je prends du plaisir à avancer dans ces paysages. C’est calme, il fait frais, c’est silencieux. J’avais prévu de camper au bord du lac Avrig. Je décide de faire un petit peu de rab. La météo est incertaine et il y a peut-être un abri un peu plus loin. Après 2350 mètres de dénivelés, j’arrive à l’abri Scara. L’abri dôme est détruit comme je l’avais lu mais il y a, à côté, un petit abri métallique avec des couchettes. Je suis bien sûr seul. À peine ai-je eu le temps de m’installer, qu’une bonne averse se met à tomber. Je me repose tranquillement sur ma couchette, j’écoute la pluie tomber. Je suis mieux qu’à Sibiu et ce soir, je vais pouvoir me régaler avec ma purée-sardines à l’huile.
22 juin : Abri Scara – Lac Bâlea
À l’hôtel au bord du lac Bâlea, on peut dire que j’ai mérité ma bière. 12 kilomètres, 1160 mètres de dénivelés mais quel parcours ! De l’abri Scara au lac Balea, le sentier suit grosso modo l’arête rocheuse. De nombreux passages escarpés, aériens sont équipés de chaîne. J’ai crapahuté six heures dans ces rochers. Dans ces cas là, la moyenne chute drastiquement. Chaque pas nécessite de l’attention. En plus, il reste encore beaucoup de neige. J’ai parfois traversé des névés ; parfois, je les ai évités au prix de passages à escalader les rochers.

J’ai encore eu de la chance que le temps tienne sur cette partie exposée. L’orage a éclaté peu avant d’arriver au lac Bâlea. Il était pourtant encore tôt, à peine midi trente. Le lac est au bord de la route Transfăgăraș. Elle est encore bloquée par la neige mais il y a plusieurs hôtels à l’entrée nord du tunnel au bord du lac. J’avais prévu d’aller plus loin mais sous cette pluie battante, alors que le tonnerre gronde et que le ciel est zébré d’éclairs, cela ne serait pas raisonnable. Au remarquable service de secours en montagne roumain, Salvamont, ils m’ont dit que j’allais encore avoir quelques passages avec de la neige ou dans les rochers mais que la suite serait plus facile qu’aujourd’hui. Pour la météo, la question est de savoir si la pluie va me laisser le temps d’avancer ou se mettre à tomber tôt comme aujourd’hui.
En attendant, je suis confortablement installé à l’hôtel. Demain sera un autre jour.
23 juin : Lac Bâlea – Abri Curmătura Zârnei
La pluie tombe sur le toit métallique de l’abri Curmătura Zârnei en faisant un boucan d’enfer. Pas sûr que cela m’empêche de dormir. La journée a encore été rude. Mais cette fois, contrairement aux prévisions météorologiques, la pluie m’a laissé le temps de faire mon étape. Tant mieux car certains passages étaient à nouveau délicats. Il reste encore beaucoup de neige. Cet hiver a dû être rude dans les monts Făgăraș. J’ai encore crapahuté pour éviter certains névés. Mais cette fois, je pense en avoir fini avec la neige après le passage dans l’après-midi au sommet du Viștea Mare. À 2524 mètres d’altitude, il est juste sous le point culminant de la Roumanie, le Moldoveanu qui le domine de 20 mètres. De nombreux roumains faisaient ce dimanche son ascension. Ils étaient surpris que je ne fasse pas le crochet jusqu’au sommet. J’étais content d’être arrivé au Viștea Mare. Le temps était en train de se couvrir et mon objectif était d’avancer pour sortir de la partie centrale, alpine, rude des monts Făgăraș.

À l’abri Curmătura Zârnei, je suis dans un paysage de montagne beaucoup plus doux. Tant mieux car les prévisions météorologiques sont plutôt mauvaises pour demain.
24 juin : Abri Curmătura Zârnei – Cabana Garofița
J’ai plutôt de la chance avec la météo. Malgré un temps perturbé, je ne me suis pas retrouvé dans les endroits difficiles comme les Retezat ou la partie centrale des Făgăraș avec le mauvais temps. Il y a deux jours, l’orage est arrivé alors que j’approchais du lac Bâlea. La tempête, je l’ai eu cette nuit avec un vent violent et de la pluie. J’étais heureux d’être dans un abri en bon état. Dans ces cas là, on pense que l’on aurait tout aussi bien pu camper et bien au chaud dans son duvet, l’abri a des airs d’hôtel cinq étoiles. Et déjà, je me voyais passer une journée là, à attendre.
Puis contrairement aux prévisions météorologiques, la pluie a cessé au moment de partir et j’ai même eu droit au soleil. J’ai pu avancer, laisser derrière moi les Făgăraș. Il ne me reste plus que la crête calcaire de Piatra Craiului à passer pour retrouver un village.

En attendant, je suis dans un refuge gardé. Ceausescu y est venu pour chasser l’ours. Je suis passé devant plusieurs panneaux prévenant que c’était ici, le pays des ours. Il fallait entre autres, rester sur les chemins balisés (l’ours évite-t-il de passer là où il y a des balises? J’ai un doute). Des bergers rencontrés sur le chemin (avec leur meute de chiens) se plaignaient plutôt des loups. Des ours ou des loups, je n’en ai pas encore vu. Ce soir, pas de risque. Je peux me reposer en écoutant, comme d’habitude, la pluie tomber. J’ai à nouveau été épargné dans la journée. Mais, entre le temps et la faune, c’est véritablement pas un endroit pour camper.
25 juin : Cabana Garofița – Bran
J’ai terminé ce qui est pour le moment la partie la plus difficile de ma marche. Je sens ces cinq journées dans les jambes. La dernière journée pour franchir la Piatra Craiului n’aura pas été une promenade. Sous un temps humide avec un peu de pluie, pour franchir cette crête calcaire, certains passages s’approchait de l’escalade avec en plus un rocher glissant. Il me reste demain à remonter à 2509 mètres d’altitude pour passer le pic Omul, dernier haut sommet des Carpates roumaines.
En attendant, la douche, la lessive à Bran ont été bienvenus et je peux boire tranquillement la bière. Elle est rouge bien-sûr, je suis chez Dracula. C’est le meilleur atout de promotion touristique de la Transylvanie.
Dracula a existé et Vlad III Țepeș est son vrai nom. Son père était membre de l’ordre du Dragon (Dracu en roumain) et il est plus connu, à l’occident par son surnom « Draculea » (fils du Dragon). Avant que l’écrivain irlandais, Bram Stoker, n’en fasse le personnage central de son roman, la renommée de ce prince de Valachie n’a guère dépassé les frontières de la Roumanie. Il est ici surnommé Țepeș, l’Empaleur pour son goût pour le supplice du pal…Il est parfois représenté, ripaillant devant le réjouissant spectacle de ses victimes. La légende raconte qu’il aurait empalé des centaines de soldats turcs pour impressionner son ennemi. Cela ne l’empêchera pas de terminer décapité avec sa tête présentée au sommet d’un pieu dans la cour du sultan à Istanbul.
Un empaleur, des châteaux isolés, des montagnes sauvages et des mœurs qui le sont tout aussi, Bram Stocker avait suffisamment de matière pour créer son personnage de vampire et donner à Vlad III Țepeș une renommée mondiale.

Le château de Bran a flairé la bonne affaire et se revendique être celui de Dracula ou plutôt de Vlad III Țepeș. Selon les historiens, il n’y a jamais mis les pieds. Peu importe, des hordes de touristes arpentent les rues du village. Moi, je bois une bière rouge mais je ne vais pas monter au château, trop haut pour mes jambes fatiguées. Demain, il y a encore un peu de dénivelés. La bonne nouvelle, c’est que pour la première fois depuis plusieurs jours, il n’y a pas de pluie prévue.
26 juin : Bran – Bușteni
Au mont Omul, je suis à 2507 mètres d’altitude. Je me retrouverai à une altitude équivalente dans la première quinzaine du mois d’août, dans les Hautes Tatras, à la frontière entre la Slovaquie et la Pologne. La Roumanie va m’offrir un peu de répit. Je vais juste dépasser les 2000 mètres d’altitude à deux occasions et rester plus bas le reste du temps.

Pour cette dernière journée en altitude, j’ai quand même fait près de 2000 mètres de dénivelés. Mais que c’est agréable sous un ciel bleu, une température idéale, de marcher dans les beaux paysages des monts Bucegi. Comble du bonheur, j’ai passé la journée en gardant les pieds secs !
Après cette dernière semaine intense, je pose un jour de congé. La dernière fois, c’était il y a près de un mois, le 31 mai, en Bulgarie, au refuge Kom pour cause de mauvais temps. Demain c’est à Brașov que je vais passer la journée. Cela va me permettre de régler mes problèmes de chaussures et de profiter de cette belle ville.
27 juin : Brașov
Après Sibiu/Hermannstadt, je suis dans une autre ville saxonne Brașov/Kronstadt. Les roumains y étaient minoritaires en 1930 avec une majorité de hongrois et presque à part égale d’allemands. Et comme, en Transylvanie, la question de savoir qui était là le premier est sensible, les roumains ont transformé en musée le bâtiment qui a été la première école de roumain du pays. Dans la présentation du bâtiment, il est mis en avant la continuité entre les Daces et les Roumains. Les Hongrois et les Allemands peuvent afficher des revendications, ce sont les Roumains qui étaient là les premiers…

Ces villes ne sont peut-être pas représentatives du pays mais elles donnent l’impression d’un bon niveau de vie. Bien que les chiffres du PNB par habitant sont assez proches de ceux de la Bulgarie, la Roumanie semble plus riche. Les prix sont aussi plus élevés, assez proches de ceux du Portugal ou de l’Espagne.
L’économie se porte plutôt bien. La Roumanie, ce n’est pas que les Dacia, c’est aussi un des plus gros fabricants de cartes mères d’ordinateurs ; dans un autre registre, mes chaussures de randonnée sont fabriquées ici. La croissance est une des plus fortes d’Europe avec 7% en 2017, 4% en 2018 et du même ordre cette année. On parle parfois du boom économique de la Roumanie. Du coup, le marché du travail est sous tension. Le taux de chômage n’est que de 4%. Les entreprises roumaines ont des difficultés à trouver de la main d’œuvre. L’immigration venue de la République de Moldavie roumanophone ne suffit plus. L’information, non avérée, que la Roumanie allait accorder cinq cents mille permis de travail à des pakistanais a agité les médias européens. Du coup, les salaires augmentent. Ils étaient équivalents à 30% des salaires moyens de l’Italie il y a 10 ans, ils seront à 60% l’année prochaine. Avec les prix plus bas qu’en Europe de l’Ouest, des études montrent que le niveau de vie des roumains est de 60% de celui de l’Allemagne.
Malgré cela, les roumains continuent de quitter le pays. Comme en Bulgarie, la population est en baisse, même si c’est dans une moindre mesure. La Roumanie a perdu 3 millions d’habitants depuis la révolution de 1989 et sa population est passée en dessous des 20 millions d’habitants. 4 millions de roumains sont partis travailler dans un autre pays de l’Union Européenne principalement en Italie et en Espagne. À cela s’ajoute un taux de fécondité bas, très loin de celui de la France et du niveau pour assurer le renouvellement de la population.
Cette baisse est encore plus accentuée pour les minorités. Après la quasi-disparition des Juifs et des Allemands, la minorité hongroise est en train de perdre rapidement de son importance. Les facilités d’émigration vers la Hongrie expliquent cette évolution.
Après cet intermède urbain, je repars dans les montagnes, propre comme un sou neuf avec des chaussures réparées qui devraient me permettre de terminer la Roumanie et des nouvelles chaussures qui m’attendent à la frontière.
28 juin : Bușteni – Camp avant de monter au Vârful Bobul Mic
Hier c’était sensé être une journée de repos. En fait entre les visites touristiques, le réapprovisionnement, la logistique, cela vaut une journée de marche. Le départ ce matin est poussif. J’avais oublié mon bâton de marche dans un café de Bușteni avant hier et je caressais le maigre espoir de le récupérer. C’est un paysan turc qui me l’avait donné. Il avait belle allure ; c’était presque une canne avec sa tête courbée et son bas renforcé. C’est idiot, mais cela m’embêtait de perdre ce bout de bois. Je pensais l’amener en Italie et cela faisait presque deux mois que je marchais avec. Des rivières à traverser, des passages difficiles, des terrains glissants, des chiens menaçants, il m’a été d’un bon secours. Mon bâton turc termine son parcours à Bușteni en Roumanie. Celui ardéchois pour le chemin de Compostelle avait tristement fini à l’aéroport de Porto ; celui des Balkans avait été scié en deux pour pouvoir être mis dans mon sac à dos à l’aéroport de Venise.
J’ai rapidement trouvé un nouveau bâton. Il est presque déjà adopté et a eu, dès sa première journée, pas mal de travail. Une fois quitté la forêt au dessus de Bușteni, je me suis retrouvé sur des crêtes herbeuses avec de très belles vues sur les monts Bucegi.

Qui dit crête herbeuse, dit pâturage pour les moutons et donc meutes de chiens. Mon bâton dans une main, des cailloux dans l’autre, j’ai dû montrer ma force. Plusieurs fois, le berger a dû intervenir pour calmer ses bêtes. Je suis passé sans être mordu. Ce soir, près d’une petite source, je suis suffisamment loin de la première bergerie. Pour les chiens, cela devrait être bon. Pour les ours, je suis au-dessus de la forêt mais j’ai quand même suspendu toute la nourriture à un arbrisseau. L’ours pourra se servir mais ne devrait pas venir chercher à manger dans la tente.
29 juin : Camp avant de monter au Vârful Bobul Mic – Dalghiu
Ce matin, à deux mètres de ma tente, je trouve une patte de mouton bien sanglante, en partie dévorée, qui n’était pas là hier soir. Sans doute une bête, surprise de voir ma tente, qui a abandonné sa pitance. Un ours? Un loup? Je ne sais pas. Quelque soit l’animal, il a eu l’élégance de ne pas me réveiller. En tout cas, j’ai de quoi manger, pas la cuisse de mouton bien-sûr mais la nourriture qui est resté sur son arbrisseau.
À Cheia, ça y est, j’arrête d’aller vers l’Est. Outre le désagrément de marcher l’essentiel du temps avec le soleil dans les yeux, c’est aussi frustrant de s’éloigner de sa destination. Je suis pratiquement revenu à la longitude de la frontière entre la Turquie et la Grèce que j’ai passée il y a un mois et demi. À défaut de mettre le cap à l’ouest, je pars maintenant vers le nord.

Ce petit crochet via les Monts Ciucas en tout cas valait la peine. Les paysages étaient superbes même si le temps était incertain et surtout très froid. Le grand nord, j’y suis déjà. Ce matin, le thermomètre de ma montre affichait un petit 9°C. Toute la journée, un vent glacial a soufflé et même en marchant, j’ai eu du mal à me réchauffer. Pas de canicule ici ! Demain, je descends dans la plaine. Peut-être vais-je me réchauffer.
30 juin : Dalghiu – Anghelus
Sur ma trace qui suit grosso modo la ligne de crête des Carpates, je fais exception et suis redescendu en plaine. La chaîne de montagne fait une courbe plus large à l’Est. J’ai décidé de couper un peu pour récupérer un chemin balisé plus au nord. Cela m’amène dans le pays Sicule.
Ici, il faut oublier le «Bună ziua», bonjour en roumain et adopter le «jo napot» hongrois. Parler roumain à Reci, c’est un peu comme lancer un tonitruant «Buenos días» aux clients d’un bar de Ripoll dans les Pyrénées Catalanes. Au mieux, on récolte de l’indifférence quand ce n’est pas du mépris ou de l’hostilité. 98% de la population est magyarophone et protestante autrement dit, à part quelques représentants de l’état roumain, toute la population parle hongrois et parfois uniquement. J’avais vu un reportage à la télévision roumaine où les habitants même s’ils avaient appris le roumain, faisaient mine de ne pas comprendre. D’ailleurs, une des personnes que j’interroge à l’entrée d’Anghelus me dit qu’elle ne parle pas roumain.
L’origine des Sicules est, comme tout ce qui est lié à l’origine des peuples dans les Balkans, un sujet à controverse. Selon la légende, le fils d’Attila, Csaba a amené une partie des Huns en Transylvanie et serait à l’origine des Sicules, une minorité magyarisée de Roumanie. La continuité entre les Daces et les Roumains est contestée. Ces derniers se seraient établis ultérieurement. Les roumains n’auraient donc pas une légitimité sur ce territoire. Comme tout ce qui touche la région, c’est compliqué.

Je pensais m’arrêter à Reci mais je n’ai pas trouvé pour me loger. À Anghelus, au magasin, après mon «jo napot» hongrois, j’explique en roumain que je cherche à me loger. Ervin, le frère de la propriétaire accepte de m’héberger. Il m’a d’abord dit qu’il parlait un petit peu le roumain mais quand même beaucoup mieux que moi…Après 15 années en Hongrie, il est revenu dans son village. J’essaie péniblement d’apprendre quelques mots de hongrois mais c’est en roumain que finalement, se fait la discussion.
1er juillet : Anghelus – Băile Bálványos
Premier juillet, le temps passe. J’ai entamé mon troisième mois. 63 jours de marche et deux jours de repos depuis mon départ d’Istanbul. La moitié du trajet a été franchie et la barre des 2000 kilomètres le sera dans les tous prochains jours.
Depuis la pause de Brașov, j’avance à un bon rythme. Les conditions sont idéales pour cela. Il n’y a plus de difficultés, pas de neige, le relief est moins marqué. La météo est stable sans chaleur, les journées sont longues. Les chaussures, bien réparées, devraient me permettre d’aller jusqu’à la fin de la Roumanie.
J’ai repris un peu de hauteur en passant à 1241 mètres d’altitude mais j’avais plutôt l’impression de marcher dans des collines. Le relief était doux soit dans des prairies soit en forêt avec juste quelques bergeries de temps en temps.

Après les monts Ciucas le week-end avec beaucoup de randonneurs, ici, je n’en vois aucun. Seul dans la forêt, j’essaie de manifester ma présence. La boucle de l’attache pectorale de mon sac à dos fait aussi fonction de sifflet. Alors de temps en temps, j’envoie deux trois sifflements. Mais, je ne passe pas mon temps à le faire notamment dans les montées où je garde mon souffle pour l’effort. Dans ces cas là, le silence de la montagne m’entoure. C’est justement dans cette situation, en montant vers le mont Cărpiniș, que j’ai vu mon premier ours des Carpates, une belle bête adulte à une quarantaine de mètres de moi. Surpris, il m’a regardé puis il a eu peur de moi et s’est enfui. Il n’a même pas attendu que je le prenne en photo ! Qui va me croire ? Pourtant, je suis l’homme qui a vu l’ours dans les montagnes, plusieurs fois dans ma vie. Je peux en tout cas confirmer qu’il y a des ours en Roumanie et ici autour de Băile Bálványos, ils sont nombreux. L’hôtel est entouré entièrement d’une clôture électrique pour s’en protéger.
Il est probable que j’en vois encore. Sur les 150 prochains kilomètres, je vais être dans des endroits assez sauvages avec juste un petit village entre.
2 juillet : Băile Bálványos – Egerszék
Il y aurait 5000 ours, 4000 loups, 2000 lynx en Roumanie. Il n’est donc pas étonnant d’en voir. Ce matin, au dernières maisons de Băile Bálványos, c’est une ourse qui se promenait tranquillement, pas effrayée du tout par les chiens qui l’entouraient. Pourquoi une ourse ? Je ne fais pas la différence au premier coup d’œil entre un mâle et une femelle. C’est qu’il y avait 3 oursons avec. Je ne les ai pas vu tout de suite, sinon j’aurais été plus prudent. J’ai sifflé, elle est partie avec ses petits sans se presser, sans doute habituée à la présence humaine. Je fais le malin mais dans la raide montée après Băile Bálványos, souffle coupé ou pas, je sifflais allègrement.

Au col de Nyergestető, je suis dans un petit coin de Hongrie. Drapeaux, rubans vert-blanc-rouge ou bleu avec une lune et le soleil (le drapeau sicule reprend ces symboles Huns) ornent un monument célébrant une bataille lors de la révolution hongroise de 1848. Ici, les soldats hongrois et sicules ont affronté les forces russes alliées de l’Autriche.
Le patron de l’hôtel est sicule et fier de l’être.
– Tu ne te sens pas roumain, je lui demande
– Non, pas du tout. La Transylvanie a été un millénaire hongroise et est roumaine depuis à peine un siècle. Elle redeviendra hongroise, c’est le sens de l’histoire, m’explique András.
Sur le mur est affiché une carte de la grande Hongrie englobant Slovaquie, Croatie, Istrie et Transylvanie.
Il m’explique aussi la symbolique du cimetière des soldats hongrois avec ces bois à la place des croix. Cela reprend la tradition des huns qui sculptaient la lance du défunt avec des motifs rappelant sa vie et la plantaient sur sa tombe.
Pour András, mon parcours suit pratiquement sur 1800 kilomètres, les anciennes frontières de la Hongrie. En tant que français, c’est une sorte de marche expiatoire pour notre responsabilité dans le traité de Trianon qui a démantelé la Hongrie.
Je pensais faire juste un bref passage dans ce pays avec une soirée à Sopron et me voilà avec la moitié de mon parcours dans l’ancienne Hongrie.
En arrivant à Egerszék, j’en fais l’expérience. Cette après-midi, j’ai suivi le balisage qui s’écartait de ma trace puis j’ai perdu le balisage et me suis retrouvé dans ce village où je n’avais pas prévu de passer. Assoiffé par cette première journée très chaude, il a fallu que je communique par signes pour demander de l’eau aux premiers habitants rencontrés. Ils ne parlaient que hongrois. À la petite épicerie du village, même situation, rien à faire avec mes mots de roumain. J’ai fait l’impasse sur le hongrois. C’était peut-être pas une bonne idée…
3 juillet : Egerszék – Izvor Trotuşului
Quand je pars le matin, je ne sais jamais trop où vont me mener mes pas, jusqu’où je vais marcher, est-ce que je vais rencontrer du monde, est-ce que je vais passer une bonne journée…Cette incertitude, cette part laissée au hasard fait aussi tout le charme de cette aventure.

Aujourd’hui, j’ai constamment basculé de la bonne à la mauvaise journée.
Ce matin, la campagne était belle, bucolique, un paysan avec sa faux, des troupeaux de moutons et de vaches, des chevaux dans les prés, le bruit du ruisseau d’un bêlement ou d’un aboiement…Arrivé à Făgețel, je suis surpris par un violent orage. Subitement, l’environnement devient hostile.
Je me réfugie dans une grange avec des paysans qui faisaient les foins dans le pré à côté. Je passe un bon moment. On discute, on boit de la bière. Un des paysans m’invite pour la nuit chez lui. Cela m’arrange. L’endroit où j’avais prévu d’aller ne travaille pas.
Installé tranquillement chez András, je pense passer une après-midi tranquille à me reposer. À peine est-il parti pour reprendre son travail que ses parents débarquent chez lui et, agressivement me demandent de partir immédiatement, vérifiant au passage que je n’ai rien volé. Agréable! Me voilà pour une fin de journée qui s’annonce mal.
Je poursuis mon chemin, demande s’il y a des endroits pour dormir. Sans succès.
Je fais finalement du stop pour descendre à Lunca de Sus, petite ville où je suis sûr de trouver un hôtel.
À peine descendu de la voiture, je suis accueilli par un bonjour dans un très bon français. Surpris, mon interlocuteur me dit m’avoir vu sur la page Facebook de Nyergestető en train de montrer mon tour de la grande Hongrie. Et me voilà, avec un groupe de joyeux convives sicules à ripailler et boire du vin blanc de Transylvanie. J’ai appris un nouveau mot hongrois «egészség» (Santé! Je sais, ce n’est pas facile à retenir). Ils se plaignaient du traitement des minorités en Roumanie, les restrictions à l’usage dans le public et l’administration du hongrois, de la centralisation à Bucarest. Nous avons bien-sûr aussi discuté du traité de Trianon. Le patron de l’hôtel refuse même que je paie ma chambre. Les joyeux convives poursuivent la soirée et j’entends, de ma chambre, les chants nostalgiques sicules. La journée a finalement basculé du bon côté.
4 juillet : Izvor Trotuşului – Cabana Piatra Singuratică
«Pe un picior de plai
Pe o gură de rai,
Iată vin în cale,
Se cobor la vale
Trei turme de miei,…»
« Au pied de cols
Portes du paradis,
Vois, sur le sentier
Descendre dans la vallée,
Trois troupeaux d’agneaux »

Si je n’étais dans une région magyarophone, les célèbres vers de la Miorița se prêteraient bien aux paysages champêtres, bucoliques que je traverse aujourd’hui. Des prairies fleuries, des alpages verdoyants, des troupeaux de moutons et de vaches, des chevaux dans les prés, des paysans faisant les foins avec la faux, des bergeries, le calme de la montagne… Comment ne pas se sentir l’âme bucolique, alors que je chemine dans de tels paysages?
La Miorița est le poème que tous les écoliers roumains apprennent. De nombreuses études et thèses ont été écrites. Ce berger qui préfère la mort, cette mort décrite comme une fête, seraient des illustrations du fatalisme, du mysticisme roumain ou symboles de son destin tragique.
Je me régale sur ces chemins et ce soir, c’est dans un autre très beau site que je dors. La Piatra Singuratică (Pierre Isolée) est une formation rocheuse au milieu de ces paysages plutôt doux et harmonieux. Il y a un refuge. Je suis le seul client, tranquille dans cette belle montagne de Transylvanie.

5 juillet : Cabana Piatra Singuratică – Col sur la piste entre Tulgheş et Ditrău
Du refuge de Piatra Singuratică à la ville de Toplița, il y a 65 kilomètres avec juste quelques traversées de col. Je suis la plupart du temps dans la montagne, dans un environnement plus sauvage que hier et plus de passages en forêt. Il n’y a pas d’autres solutions que faire ces 65 kilomètres en deux jours avec toujours la question de trouver un endroit pour dormir si possible avec eau et pas trop sauvage pour être dans le territoire des ours.
Le chemin est bon, j’avance plutôt à un bon rythme. Il est encore tôt quand j’arrive à une piste carrossable avec quelques habitations. J’ai fait à peu près la moitié du chemin. Je préfère commencer à demander s’il y a un endroit pour dormir. Finalement, un habitant me propose de m’installer dans une roulotte pour travailleurs forestiers. C’est un peu spartiate mais répond tout à fait à mes critères de choix : eau à proximité et protégé des ours. Je n’hésite pas, une fin d’après-midi tranquille dans ma roulotte, c’est pas mal et demain, il me restera une petite trentaine de kilomètres pour retrouver la civilisation.

6 juillet : Col Ţengheler/Cengellér-Hago (entre Tulgheş et Ditrău) – Toplița
L’option nuit dans la roulotte s’est avérée bonne, non pas que les ours se sont manifestés dans le secteur mais il a plu une bonne partie de la nuit. Dans ces cas là, on se sent mieux au sec et le matin, prendre son petit déjeuner dans la roulotte, même rustique, est plus agréable que sous une tente mouillée dans une atmosphère baignée d’humidité.

Après plusieurs jours en altitude, je redescends dans la vallée et en ville. Le passage à Toplița est bienvenu. Les réserves de nourriture commençaient à s’amenuiser et le pain à rassir.
Comme souvent dans les localités roumaines, je commence par traverser le quartier rom. Ils sont assez facilement identifiables : des maisonnettes de bric et de broc, parfois d’autres plus grandes mais souvent pas finies, beaucoup de gamins, du monde dans les rues et sur les devants de porte, des femmes aux jupes longues, du linge étendu, des tapis qui sèchent sur les palissades… Celui de Toplița est moins étendu qu’à Băile Herculane ou à Câinenii. Là bas, c’était une longue succession de maisons serrées dans une vallée étroite.
Le sujet des roms revient régulièrement dans les discussions avec les roumains que j’ai rencontré. Ils soulignent d’abord qu’il ne faut pas confondre roms et roumains. Malgré la similitude sémantique, les deux mots n’ont rien à voir. Le roumain est fils de Rome. Le rom, lui, vient de « l’homme » dans la langue des Tziganes et est originaire d’Inde. Cette confusion est renforcée par le fait que les roms sont une minorité importante du pays. Selon les estimations, ils seraient de 600000 à 2 millions.
En plus, beaucoup de roms en France viennent de Roumanie. Et comme chez nous, ils sont accusés de tous les maux. Un roumain se plaignait qu’ils étaient là depuis 6 siècles et toujours pas intégrés à la société roumaine.
Après ce bref intermède citadin, je repars dans les montagnes. J’avance vers le nord en Roumanie. Petit à petit, le «Bună ziua» roumain remplace le «jo napot» hongrois et il me reste une semaine environ pour arriver à la frontière ukrainienne.
7 juillet : Toplița – Abri Curmatura Tihului
La pluie est arrivée en début d’après-midi. Je termine l’étape dans la brume et l’humidité au petit abri Curmatura Tihului. Je suis seul en altitude dans les monts de Călimani. Entre montagnes et ciel, je pense à Yves.

8 juillet : Abri Curmatura Tihului – Piatra Făntănele
Les Carpates ne sont pas le meilleur endroit pour camper. Je ne comprends pas ceux qui préfèrent planter la tente plutôt que le confort même sommaire d’un abri. Outre les ours, la météo est assez incertaine. Il a encore plu cette nuit. J’ai laissé passé une dernière grosse averse avant de quitter mon petit abri de Curmatura Tihului.
Les premiers cent mètres, le chemin traverse une prairie d’herbes hautes gorgées d’humidité. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, mes pieds baignent dans l’eau. Pas très agréable, les efforts pour repartir les pieds secs sont anéantis et toute la journée se fera les pieds mouillés.

Il fait froid, c’est humide, il y a de la brume, je ne vois rien du paysage. Dans ces cas là, pour avancer, la tête doit être forte. En début d’après-midi à Piatra Făntănele, le soleil fait son apparition. Mais je ne vais pas plus loin. Il y a de quoi se loger. Je fais sécher les affaires. Demain, je pourrai repartir dans de meilleures conditions et à priori sans pluie.
9 juillet : Piatra Făntănele – Anieș (8km en amont dans la vallée)
Hier soir, j’ai discuté un long moment avec un couple de randonneurs roumains. Ils marchaient pendant une semaine sur un nouveau chemin, la Transilvanica qui a vocation à terme de traverser toute la Roumanie depuis le Danube mais sur un itinéraire moins montagneux, plus facile que le mien. C’est assez rare de pouvoir discuter avec des randonneurs roumains. Je me suis souvent retrouvé seul dans les abris et refuges où j’ai dormi et avec les marcheurs rencontrés sur les sentiers, les échanges sont brefs. Le roumain est latin de langue mais pas méditerranéen de comportement. Je le trouve finalement assez proche du bulgare. Le premier contact est souvent un peu froid, méfiant. Il ne faut pas s’arrêter là et passé ce stade, les contacts peuvent être très chaleureux. J’ai pu le vérifier en plusieurs occasions comme au refuge Tulişa ou l’autre soir où j’ai dormi dans la roulotte. En campagne, avec les bergers ou les paysans, les contacts sont plus faciles. On me pose des questions. La discussion n’est pas à sens unique. Et on me salue d’un «Drum bun» (Bonne route) ou «Doamne ajută!» (Que le Seigneur vous vienne en aide!).
C’était donc agréable de pouvoir échanger avec ce couple hier. Ils étaient moins optimiste que moi sur la situation du pays. Les villes que j’ai visitées, Sibiu et Brașov, les régions que j’ai traversées ne sont pas représentatives du pays. Ils trouvent que leur pays ne s’est pas développé comme il le devrait après la chute du communisme.
Comme en Bulgarie, ils se plaignent de la corruption. Il faut dire que les deux pays partagent les dernières places en Europe dans ce domaine. En Roumanie, Liviu Dragnea, chef du parti social démocrate a été condamné à trois ans et demi d’emprisonnement pour corruption. Le parti social démocrate est l’héritier de l’ancien parti communiste et est celui qui a le pouvoir actuellement. C’est donc un des hommes les plus influent du pays qui est en prison.
On pourrait se féliciter que la justice ait pu faire son travail. Mais, les juges n’ont pas la partie facile. Laura Codruta Kovesi, connue pour sa lutte contre la corruption a été elle-même mise en examen. Elle était pourtant candidate au prestigieux poste de chef du parquet européen, instance pour lutter contre la corruption et la fraude. Très appréciée en Europe pour son travail, elle gênait le pouvoir en place et des personnalités haut placées.

Corruption, sous-développement, c’est pourtant dans des paysages presque suisses que j’ai marché aujourd’hui, petites maisons et chalets dans la campagne, prairies fraîchement coupées ou encore fleuries, harmonie des douces collines et monts Rodnei en arrière plan.
10 juillet : Anieș (8km en amont dans la vallée) – Col Şetref
Après les monts Mehedinți, Retezat, Parâng, Latoriței, Lotrului, Făgăraș, Piatra Craiului, Bucegi, Baiului, Grohotiș, Ciucaș, Bodoc, Hășmaș, Călimani, je termine mon tour des montagnes roumaines dans les monts Rodnei. C’est avec une certaine satisfaction que je passe ce dernier obstacle. Neuf cents kilomètres presque en permanence dans les montagnes, c’est beaucoup d’efforts. Depuis un mois, j’en ai avalé des montées et des descentes. Car, contrairement à ma vision pyrénéenne d’une chaîne de montagne, continue avec peu de points bas, dans les Carpates, les massifs sont souvent séparés par des vallées très basses. Le cas le plus significatif est le passage de la rivière Olt qui traverse la chaîne de part en part. Il y a presque à chaque fois un gros dénivelé pour reprendre de l’altitude. Ce matin, j’étais à 600 mètres d’altitude ; je suis passé, au plus haut, à 2020 mètres d’altitude et à la fin de la journée, j’ai, à nouveau, cumulé plus de 2000 mètres de dénivelés positifs.
Cela donne aussi des paysages variés, très typés. Chaque massif a son identité propre. J’ai vu beaucoup de monts différents mais aussi beaucoup de merveilles. J’ai traversé des reliefs alpins, difficiles, escarpés avec rochers, neige. Je suis passé par des massifs calcaires aux parois verticales. J’ai marché dans des paysages tout en douceur, en rondeur, harmonieux. Les monts Rodnei étaient au diapason des autres massifs. Malgré un temps couvert, des sommets souvent bouchés et une température glaciale (des tchèques qui avaient campé m’ont dit qu’il avait gelé cette nuit), j’ai pu profiter de beaux paysages dès que le soleil faisait son apparition.

Après toutes ces journées en altitude, il me faut passer la frontière ukrainienne par le passage officiel de Sighetu Marmației. Je vais terminer mon parcours roumain dans la région touristique et rurale des Maramureș.
11 juillet : Col Şetref – Botiza
Le Maramureș est une région rurale de Roumanie qui est notamment connue pour le travail du bois. Portails, oratoires, maisons, églises, le bois sculpté, travaillé, est utilisé partout. Je dors ce soir dans une superbe maison en bois. Les églises sont aussi magnifiques. Je visite celle de Ieud qui est considérée comme la plus belle de la région. Elle date du XVIIIè et est utilisée par les Uniates ou gréco-catholiques. Leur rite, l’iconostase est orthodoxe mais ils reconnaissent l’autorité du Pape et non celle du patriarche. La personne à l’accueil m’explique, dans un très bon français, que cette église était interdite au temps de Ceausescu. Les fidèles étaient obligés de se baptiser comme orthodoxes.

Comme à l’église de Ieud, il n’est pas rare de rencontrer des roumains qui ont appris le français. Ce soir, à la maison d’hôtes, ils sont plusieurs de la famille à le parler. Hier, dans les monts Rodnei, le berger chez qui j’ai fait une pause en connaissait quelques mots.
La Roumanie et la France, c’est une longue histoire. Les deux pays partagent des racines latines. Le combat pour l’indépendance, comme pour beaucoup de pays s’est nourri des idées de la révolution. À la suite de la création de la Roumanie, le pays se tourne vers l’occident et particulièrement vers la France. Bucarest est surnommée le petit Paris. Les élites apprennent le français et avec un certain snobisme, truffent leurs conversations de mots français.. Sans prendre en compte les mots ayant la même racine latine, 40% du vocabulaire roumain (20% du vocabulaire courant) vient du français.
Alliés pendant la première guerre mondiale, le traité de Versailles puis celui du Trianon permettent de créer la Grande Roumanie. Les roumains avec l’aide de troupes françaises du Général Berthelot combattent le régime du communiste hongrois de Bela Kun et vont jusqu’à occuper Budapest. Au nord du parc national de Retezat, une commune porte toujours le nom de « General Berthelot » et dans les pâtisseries, on peut commander la « Tort Mareșal Joffre », un gâteau au chocolat…
Il y aussi tout un courant d’intellectuels et artistes roumains qui se sont partagé entre les deux pays et parfois ont écrit en français comme Eugène Ionesco (Eugen Ionescu en roumain), Emil Cioran, Panaït Istrati, Elie Wiesel, Lucian Boia, Mircea Eliade, Constantin Virgil Gheorgiu…
J’ai encore le souvenir de ces reportages lors de la chute de Ceausescu de roumains parlant un excellent français sans faute alors que pour la plupart, ils ne pouvaient pas sortir du pays. Le français est la première langue étrangère chez les plus de 55 ans. Bien que détrônée par l’anglais, aujourd’hui, dix pour cent des Roumains déclarent maîtriser le français (17 % pour l’anglais). Ce taux monte même à 15% pour les jeunes de 15 à 34 ans (32% pour l’anglais).
12 juillet : Botiza – Giulești

Demain soir, je serai probablement en Ukraine. Cela fait 31 jours que je marche en Roumanie. Plus de 31 kilomètres et 1500 mètres de dénivelés quotidiens, mon parcours roumain aura été physique. Cela aura été aussi un beau chemin dans les montagnes. J’ai marché dans des paysages magnifiques. Quand je regarde les photos prises durant ce mois, beaucoup de moments où j’ai été en admiration devant ce spectacle me reviennent en mémoire. Une autre belle réussite aura été de traverser tout le pays pratiquement en permanence hors routes goudronnées et sur des sentiers et chemins très souvent balisés. La journée d’aujourd’hui ferait presque exception avec toute une partie dans une forêt dévastée où j’ai passé mon temps à enjamber des arbres couchés. Je regrette un peu de ne pas avoir eu plus de contacts avec les roumains. Souvent dans les montagnes, j’ai eu des journées assez solitaires.
Est-ce que je vais avoir le «dor» de la Roumanie? Le «dor», c’est la nostalgie, le spleen, le languissement du pays qu’éprouvent les roumains quand ils ont quitté leur pays. Le « dor » est à la Roumanie ce qu’est le « saudade » est au Portugal. « Mi-e dor de Romania mea, de țara mea », je me languis de ma Roumanie, de ma terre… Il suffit de quelques notes de doïna pour ressentir cela. La flute de pan, la neige qui tombe dans la campagne du Maramureș, le vent qui souffle dans les plaines du Danube, des moutons dans les prairies des Carpates, une charrette sur un chemin de terre et le roumain est pris par la nostalgie et se met à entonner des chants qui évoquent sa terre.
Je n’en suis pas là. Passer la Roumanie, c’est aussi pour moi, avoir fait un grand pas en avant dans mon parcours. C’est le pays où je serai resté le plus longtemps. Et puis, cette marche, c’est le plaisir de découvrir de nouveaux pays, de nouvelles personnes et j’ai maintenant hâte de goûter à l’Ukraine.
Un petit air de doină pour cette dernière nuit roumaine :
13 juillet : 1ère partie de Giulești à Sighetu Marmației
À Sighetu Marmației, je quitte la Roumanie. La ville abrite deux lieux de mémoires. Une ancienne prison est aujourd’hui un mémorial aux victimes du communisme. Ici, entre 1948 et 1955, ont été torturés, exécutés un grand nombre d’opposants. Dans tout le pays, des centaines de milliers de personnes ont été incarcérées sans procès et 600000 arrêtés et condamnés pendant la période communiste. Il y avait dans le pays plus de 300 lieux de détention, camps de travaux forcés, centres psychiatriques et bureaux de la Securitate. Il y a beaucoup de monde, groupes d’enfants, jeunes qui visitent le musée ce samedi. C’est plutôt positif que les roumains s’intéressent à cette page sombre de leur histoire.

Autre lieu de mémoire, la maison natale d’Elie Wiesel, prix Nobel de la paix. Avant la deuxième guerre mondiale, 40% de la population était juive. Je suis dans ce que parfois on appelait le Yiddishland.
Près de 800000 juifs vivaient en Roumanie avant la guerre. C’était la communauté la plus importante en Europe après l’URSS et la Pologne. Ceux qui résidaient en Transylvanie, rattachée à la Hongrie dès le début de la guerre, seront victimes de l’extermination mise en œuvre par le régime hongrois allié aux nazis. Ceux qui habitaient en Bucovine et en Bessarabie (la république de Moldavie actuelle) subiront déportations, pogroms, extermination. Au moins 6000 juifs ont été tués lors du pogrom de Iaşi. 48000 ont été fusillés et brûlés pendant deux semaines de fin décembre 1941 à début janvier 1942 dans le camp de Bogdanovka. La quasi totalité des 300000 juifs de ces régions a péri sous le régime du fasciste roumain Antonescu, allié d’Hitler. « Ce n’est pas un combat contre les esclaves, mais contre les Juifs. Ou nous vaincrons et le monde sera purifié, ou ils vaincront et nous deviendrons des esclaves » écrit-t-il en 1941.
Le sort des juifs des régions fondatrices de la Roumanie (Valachie et Moldavie) sera un peu meilleur. À la fin de la guerre, la Roumanie comptait encore 350000 juifs. Cela a permis d’alimenter l’histoire officielle durant la période communiste et après la révolution selon laquelle le pays avait résisté à la pression d’Hitler en protégeant sa minorité.
Après la guerre, ils seront nombreux à émigrer en Israël ou dans les pays occidentaux. Comme Ceauşescu le faisait en «vendant» ses allemands à la RFA, les juifs émigraient une fois payé par Israël les droits à quitter le pays. Aujourd’hui, il reste moins de 5000 juifs en Roumanie.
Côté ukrainien, un million et demi de juifs ont été exterminés. Dans la Pologne où je serai dans une dizaine de jours, c’est 3 millions.
Je suis dans une région au passé tragique, une région aux frontières mouvantes, une région qui semble être un peu loin de tout et qui est pourtant au cœur de l’Europe.
Il est temps de quitter la Roumanie et d’entrer en Ukraine. La revedere România.
4 – Ukraine
13 juillet : 2ème partie de Solotvino à Seredne Vodiane

C’est par un pont au parapet en bois que l’on passe la frontière. Le trottoir n’est pas assez sûr et les piétons partagent la chaussée centrale avec les voitures . Добрий день Україна (Bonjour, l’Ukraine). C’est parti pour un nouveau pays. Nouvelles aventures et nouvelles chaussures. Les précédentes ont fait 2300 kilomètres. Depuis la remise en état de Brașov, elles tenaient plutôt bien la route et auraient pu aller plus loin mais, il fallait bien changer en cours de parcours. Les nouvelles ont pour mission de m’amener en Italie. 1500 kilomètres, ce n’est pas la mer à boire. À Solotvino, je retrouve le monde slave. J’y serai sur les mille prochains kilomètres en Ukraine, Pologne et Slovaquie. Avec la langue slave, c’est l’alphabet cyrillique qui refait son apparition.
Солотвино, Solotvino était Aknaszlatina en 1917 sous l’Empire Austro-Hongrois. En 1918, elle devient Slatinské Doly et Tchécoslovaque. Pendant la seconde guerre mondiale, elle redevient hongroise puis Soviétique après. Solotvino est maintenant le poste frontière de la jeune Ukraine. Je suis en Ruthénie Subcarpathique, au cœur de l’Europe. C’est ici que certains situent le centre géographique de l’Europe. La première impression est que je suis vraiment à l’Est de l’Europe et non au centre. Solotvino, c’est un mélange de vieilles barres d’immeubles en béton de l’époque communiste, de routes défoncées, d’usines abandonnées mais aussi d’immenses et luxueuses maisons un brin clinquantes et de rutilantes voitures allemandes. En fait de centre, c’est plutôt une région isolée, oubliée, loin de tout, une sorte de trou noir dans l’espace ou l’œil d’un cyclone. Tout autour le monde évolue, bouge. À l’ouest et au sud, l’Union Européenne avec ses subventions, ses projets de développement pour remettre à niveau ses régions périphériques ; au nord et à l’est, les montagnes forment une barrière ; au-delà, s’étendent le reste de l’Ukraine, les plaines et les steppes, puis la Russie. La Ruthénie Supcarpathique est au centre mais elle est coincée contre les frontières de l’Union Européenne et Kiev, la capitale ukrainienne est, de l’autre côté des Carpates, à plus de 700 kilomètres.
Il faut aussi que je trouve mes repères. Un mois en Roumanie en arrivant à comprendre et se faire comprendre pour l’essentiel, c’est confortable. Mes quelques leçons d’ukrainien sont oubliées. Je ne trouve pas mes marques. Je récupère un gros paquet de billets en hrvynia, la monnaie locale, me mets à la recherche d’une carte SIM locale. C’est en roumain que les mots viennent et c’est en roumain que l’on me répond. En fait, les villages de ce côté ci de la frontière sont aussi roumanophones. Je me sens tout de suite plus à l’aise. À Seredne Vodiane, je peux facilement expliquer ce que je fais et que je cherche un endroit pour dormir. Une dame m’indique une maison où je peux demander et un sympathique couple d’octogénaire me propose de m’héberger gracieusement dans une petite maison qu’ils ont à proximité. Ils me préparent le dîner, me laissent de quoi prendre le petit déjeuner. Nous discutons en roumain. Je suis en Ukraine mais encore un petit peu en Roumanie.
14 juillet : Seredne Vodiane – Krasna
Seredne Vodiane était roumanophone. Le village voisin, Verhne Vodiane est ukrainophone. Cette fois, il me faut abandonner le roumain et passer à l’ukrainien. À la caserne des pompiers du village, j’arrive quand même à me faire comprendre et on m’offre le café. Puis, je quitte la vallée pour les collines et montagnes des Carpates ukrainiennes. Dans cette campagne paisible, silencieuse, je marche en pensant à tout ce qu’a connu cette terre, famine et purges staliniennes, avancée des troupes nazis, extermination des juifs, guerres, misères…
Pauvre Ukraine à l’histoire tragique. Taras Chevtchenko, le grand poète ukrainien, déjà se lamentait au XIXè siècle et il n’a pas connu le XXè siècle !
« Il fut un temps, en Ukraine,
Où il faisait bon vivre
Souvenons-nous en !
Notre cœur, peut-être,
Connaîtra un répit »
C’était quand ce temps où il faisait bon vivre en Ukraine ? Il est sûrement très lointain. Peut-être au XIè siècle quand l’état de Kiev, le Rus de Kiev était le plus grand état de l’Europe et le berceau de la future Russie. Parce que la suite est moins heureuse : invasions mongoles, domination polonaise, autrichienne ou russe… Ce n’était finalement pas grand chose à côté du XXè siècle que vivra l’Ukraine. Après la première guerre mondiale, l’indépendance est éphémère et le pays tombe sous la coupe des Soviétiques. Dans les années trente, la collectivisation brutale planifiée par Staline provoque l’holodomor (extermination par la faim en ukrainien). Combien d’ukrainiens sont morts de faim dans les années trente, il y a moins d’un siècle, au cœur de l’Europe ? 2 millions ? 5 millions ? Le sujet est sensible entre les ukrainiens qui qualifie l’holodomor de génocide et les russes qui tentent d’en minimiser les conséquences. Vient ensuite la seconde guerre mondiale et le pays est au cœur des combats entre les allemands et les russes. Un million et demi de juifs sont exterminés et quatre millions et demi d’ukrainiens périssent.
La suite pourrait presque paraître anecdotique. Tchernobyl et sa radioactivité équivalente à 400 bombes d’Hiroshima, l’annexion de la Crimée par la Russie, la guerre en cours à l’Est du pays avec les sécessionnistes du Donbass.. Pauvre Ukraine où pourtant « il fut un temps, où il faisait bon vivre ».
Passé cette paisible campagne ukrainienne, j’attaque mes premières hauteurs et, tradition oblige, ce 14 juillet est arrosé. L’orage est arrivé en début d’après-midi. Je suis habitué, c’est presque un rituel depuis un mois. Le ciel se couvre en fin de matinée. Ensuite, avec de la chance, il tombe 3 gouttes. Il y a la version plus rude : tonnerre, trombes d’eau et grêle. C’est le cas aujourd’hui. Heureusement, il est arrivé peu de temps après m’être installé dans une cabane où des ukrainiens avaient organisé un pique-nique dominical. J’ai patienté avec quelques verres de rakia. Pas une seule personne du groupe ne parlait anglais mais c’était plutôt agréable.

La suite était humide avec une descente sauvage dans le lit du torrent. J’ai connu des 14 juillet plus flamboyants.
15 juillet : Krasna – Kolotchava
Je remonte sur ces crêtes herbeuses caractéristiques des Carpates et suis à nouveau un chemin balisé. Bien sûr, il n’y a pas de randonneurs. La montagne est calme. Il y a quelques ramasseurs de myrtilles, c’est la saison et j’en profite. Je croise aussi quelques bergers. Comme c’était le cas en Albanie, un me demande si je peux lui procurer du travail en France. L’Ukraine connaît les mêmes problèmes de chute de la population que la Bulgarie ou la Roumanie.
Le pays est un peu plus grand que la France et a eu un temps une population équivalente mais depuis l’indépendance, l’Ukraine a perdu 10 millions d’habitants. De 52 millions, la population est tombée à un peu plus de 42 aujourd’hui et pourrait atteindre à 33 millions en 2050, une perte de 20 millions d’habitants en guère plus d’un demi-siècle… Le taux de natalité est parmi les plus faibles au monde et les ukrainiens fuient en nombre le pays pour trouver du travail et de meilleures conditions de vie à l’étranger. Le rythme ne faiblit pas et ils seraient 100000 chaque mois à partir. Deux millions d’ukrainiens sont en Italie mais c’est surtout vers les pays voisins qu’ils migrent en priorité. Ils sont notamment deux millions en Pologne. La Pologne était avant la chute du communisme au même niveau que l’Ukraine. Aujourd’hui, le PIB par habitant y est 5 fois plus élevé. Alors que 2 millions de polonais travaillent à l’ouest, le pays a besoin de main d’œuvre pour maintenir la croissance économique. Les ukrainiens sont blonds aux yeux bleus, chrétiens même catholiques pour certains ; pour la Pologne, c’est idéal. Et quand il s’agit de se répartir en Europe, les musulmans ou africains qui arrivent dans l’Union Européenne, la Pologne s’abrite derrière le fait qu’elle accueille déjà de très nombreux migrants.

16 juillet : Kolotchava – Camp sous le Polonina Kouk
J’ai encore du mal avec la conversion de la hryvnia en euro. Ce n’est pourtant pas très compliqué. Il faut en gros diviser par 30. 100 hryvnia font 3,4€. Quand hier pour me loger à Kolotchava, on me demande 200 hryvnia, j’ai toujours un doute. Cela ne peut pas être 68€, nous ne sommes pas en France. C’est bien 6,8€ pour la nuit. À Krasna, c’était un peu plus mais toujours moins de 10€… À l’épicerie, j’achète du pain, des biscuits, 2 pommes, 2 tomates, une glace, un morceau de fromage pour 75 hryvnia soit 2,5€. Je suis presque surpris de payer mon dîner 250 hryvnia (près de 9€) pour une soupe, un plat, des frites, un dessert et un litre de bière…
En Ukraine, je suis passé dans un autre monde. C’est le pays le plus pauvre d’Europe juste après la Moldavie. Son PIB par habitant ne représente qu’un tiers de celui de la Roumanie, un cinquième de celui de la France. Le pays se situe au 118ème rang mondial, au niveau du Maroc ou du Guatemala. Pourtant, l’impression globale est loin de celle que j’avais eu en arrivant en Albanie. Certes les routes sont défoncées, on trouve de vieilles Lada dont on se demande comment elles peuvent encore rouler mais globalement, ce n’est pas une impression d’une grande pauvreté. Les villages sont plutôt plus coquets qu’en Bulgarie. Les épiceries bien fournies. Les ukrainiens sortent le soir endimanchés. Le niveau de vie du pays ne me semble pas très éloigné de la Roumanie.

Ce soir, ce n’est pas pour économiser 6,8€ que je dors sous la tente. Il y a 68 kilomètres et 3840 mètres de dénivelés entre Kolotchava et Volovets et il me faut bien deux journées. J’avais oublié depuis un moment ma tente dans un coin du sac à dos. La pluie et les ours ne m’avaient pas incité à la sortir. Aujourd’hui, les conditions sont idéales. J’ai eu une vraie journée ensoleillée comme je n’en avais pas eu depuis longtemps. J’ai installé la tente à côté d’une source. Le temps est clair et après le repas, il suffit de tendre le bras. Il y a des myrtilles partout autour.
17 juillet : Camp sous le Polonina Kouk – Volovets
La période de grand ciel bleu aura été éphémère. Il a plu cette nuit. Je plie la tente mouillée et démarre sous un temps incertain. Après des journées assez solitaires, aujourd’hui jusqu’à Volovets, cela grouille d’activité. Partout sur les pentes couvertes de myrtilliers, les cueilleurs s’activent. Il y a ici et là des campements où ils passent la nuit. Des camions les transportent d’une pente à l’autre. Il doit se ramasser des tonnes de myrtilles dans le coin. Un cueilleur me disait qu’elles se vendaient 2$ le kilo, ce qui me semble très cher pour le pays.

Je vois aussi beaucoup de randonneurs, des ukrainiens, des tchèques.
Arrivé à Volovets, je m’installe à l’hôtel bien content de pouvoir me reposer. Ces quatre premières journées ukrainiennes ont été rudes avec 36 kilomètres et 1800 mètres de dénivelés en moyenne. Je ressens la fatigue. Demain, sera une étape plus tranquille. J’ai besoin de récupérer.
18 juillet : Volovets – Zbini
Il me fallait cette journée tranquille pour récupérer : dix-neuf petits kilomètres et peu de dénivelés. C’est aussi l’occasion de traverser la campagne ukrainienne et de passer dans des petits villages. Mon parcours en Ukraine est court, une grosse semaine et il serait dommage de rester cantonner à la montagne.

C’est aussi les petits plaisirs comme faire une pause café dans la matinée. À Kounitsia, le premier village, j’en profite. J’essaye de discuter avec la patronne et un client avec les quelques mots que je connais en ukrainien et en russe. Ils m’expliquent que le minimum retraite est à 50€ par mois et le salaire minimum à 150€. Même si la vie n’est pas chère, 50€ par mois, c’est vraiment pas grand chose.
La conversation reste difficile. C’est vraiment rare de rencontrer quelqu’un qui parle anglais y compris dans les hôtels ou les restaurants. De même, l’alphabet cyrillique est le seul utilisé. Pour les menus, je laisse le serveur faire le choix pour moi : ukrainien plus cyrillique, on est plus très loin du chinois…
À midi, j’ai terminé ma journée. Je choisis un hôtel assez proche des standards occidentaux. Dix-sept euros la nuit, c’est deux fois plus cher que d’habitude mais c’est ma journée de récupération et j’ai décidé d’y mettre le prix pour bien me reposer.
19 juillet : Zbini – Lumshory
Mes vacances ukrainiennes se poursuivent. La journée a été un peu plus consistante mais après une après-midi de repos, les jambes répondent mieux. J’ai senti la différence par rapport aux jours précédents. Dans les montées, j’étais sur un bon rythme. Du coup, je suis arrivé assez tôt à Lumshory. Ce petit village est assez touristique avec plusieurs hôtels. Les prix s’en ressentent. Je n’ai rien trouvé à moins de 15€ la nuit. Je continue donc à dépenser sans compter avec une chambre à 18€. La déco est assez tendance avec du mobilier en bois flotté. Les bâtiments se répartissent à flanc de colline, en pleine nature. Il y a même une piscine, un sauna et un jacuzzi. Ce n’est pas désagréable finalement de mettre le prix.

L’après-midi, au magasin-bar de Lumshory, je bois une bière avec des vététistes tchèques. Je profite de ces dernières journées de mon court itinéraire ukrainien. Demain, je serai à la frontière slovaque.
20 juillet : Lumshory – Ubľa
Je suis en Slovaquie. Velikyi Bernizyi, la ville frontière côté ukrainien a ce petit côté désespérant que j’avais trouvé à Solotvino, à l’entrée en Ukraine. Avant d’y arriver, il faut traverser le quartier rom. En Ukraine, c’est encore plus misérable qu’en Roumanie. Ensuite, dans le centre ville, on retrouve les vieilles barres d’immeubles de l’époque communiste. Après avoir parcouru la ville du sud au nord, je n’ai pas trouvé à me loger et j’ai donc continué jusqu’en Slovaquie.
Ma semaine en Ukraine est donc terminée. J’ai eu un petit aperçu de cette région de la Ruthénie Subcarpathique avec ses parcours sur des crêtes herbeuses couvertes de myrtilles, ses forêts et ses petits villages. Contrairement aux deux villes que j’ai vues, les petits villages sont attrayants avec les maisons ou les églises en bois.

Une semaine, c’est court et je regrette un peu de ne pas avoir pu communiquer plus facilement. La barrière de la langue est un frein. J’aurais aimé pouvoir échangé avec des ukrainiens sur la situation du pays, le nouveau président, le poids de la Russie. Je n’ai pu le faire qu’à deux occasions avec mes hôtes roumanophones le premier soir et hier avec des randonneurs. La corruption, la bureaucratie, les attentes suite à l’élection de Zelensky revenaient dans ces discussions. Hier, les randonneurs étaient partagés sur un rapprochement avec l’OTAN mais semblaient plutôt être pro-européens que pro-russes. L’Ukraine est coincée entre les deux et l’arbitrage n’est pas facile. Anton Borkovskyi. a écrit « Le 24 août, l’Ukraine ne fête pas le jour de l’indépendance mais celui de la proclamation de l’indépendance. Notez la nuance. » Pour Moscou, il est hors de question de laisser son voisin sous influence occidentale. Avec la guerre dans le Donbass, l’annexion de la Crimée et ses influences sur certains politiques ukrainiens, la Russie est souvent là pour tirer les ficelles.
Je n’ai eu qu’une vision finalement paisible, bucolique du pays. La réalité est sûrement assez différente.
5 – Slovaquie & Pologne
21 juillet : Ubľa – Abri Ruskym sedlom
Hier j’ai passé ma sixième frontière et ce soir, c’est à la frontière polonaise que je dors. En entrant en Slovaquie, je suis dans l’Union Européenne, la zone Euro et l’espace Schengen et un pays de l’OTAN. C’est donc une frontière importante entre un pays, l’Ukraine ancienne composante de l’URSS et toujours tiraillé entre l’Est et l’Ouest et un nouveau pays qui a mis résolument cap à l’ouest. Ce matin en longeant cette frontière dans la brume et sous la pluie, avec ses miradors et des bunkers, j’étais dans une atmosphère guerre froide digne d’un film d’espionnage. Cette région a été l’enjeu de combats lors des deux guerres mondiales pour la maîtrise des points de passage dans les montagnes. Il y a au pied du col de Ruské où je dors des cimetières militaires des deux conflits.

Aujourd’hui Pologne et Slovaquie sont tous les deux dans l’espace Schengen et les touristes, les randonneurs passent tranquillement d’un pays à l’autre.
Pour cette première journée slovaque dans l’extrême est du pays, j’ai traversé des petits villages paisibles avec de belles églises en bois, tranquilles en ce dimanche à l’image de la Slovaquie, un «pays sans histoire» comme l’écrit Vladimír Mináč.
Coincée entre de puissants voisins, la Pologne, la Hongrie et la Russie, elle n’a jamais été indépendante avant 1993 (si l’on excepte le régime fasciste, inféodé à Hitler, pendant la seconde guerre mondiale) ; elle n’a même jamais existé en tant qu’entité avant la création de la Tchécoslovaquie en 1918. Il n’y a jamais eu le moindre comté, duché et encore moins royaume de Slovaquie. Auparavant, ce territoire constituait, en grande partie, l’ancienne Haute-Hongrie. Pendant près d’un millénaire, il a été sous contrôle hongrois. Les Slovaques étaient des slaves essentiellement ruraux et sans pays. Leur histoire est liée à celle de la Hongrie et le grand fait historique est finalement d’avoir été le refuge des Hongrois après la prise de Budapest par les Ottomans. Bratislava était alors la capitale Hongroise. Puis il y a eu Trianon, le démantèlement de la Hongrie et la Tchécoslovaquie a fait son apparition dans l’histoire. Enfin en 1992, sans consultation de la population via référendum, les parlements locaux tchèques et slovaques décident de se séparer. Le premier janvier 1993, la Slovaquie est née.
Pays sans histoire et rarement sous les feux de l’actualité, la Slovaquie est mal identifiée et souvent confondue avec la Slovénie. C’est pourtant simple, le drapeau slovaque est blanc, bleu, rouge horizontal avec en blason une montagne représentant trois sommets (les massifs des Tatras, Fatras et Matras) arrondis et surmontés d’une double croix.. Le drapeau slovène est blanc, bleu, rouge horizontal avec en blason une montagne représentant les trois pointes acérées du point culminant, le Triglav.
Autre moyen pour faire la différence, Mélania Trump est d’origine slovène alors qu’Adriana Karembeu est slovaque.
Demain, ce sera plutôt une marche polonaise.
22 juillet : Abri Ruskym sedlom – Stary Łupków
Hier soir, l’orage a éclaté alors que nous étions serrés à neuf, 4 polonais et 4 français dans le petit abri de Ruskym sedlom. C’était convivial mais avec la toiture qui laissait passer l’eau, pas très confortable. Une fois le gros de la pluie passé, j’ai préféré monter la tente. Je suis plutôt lève-tôt et cela m’a permis, non seulement de dormir au sec mais aussi de ne déranger personne ce matin. Quand je suis parti, petit-déjeuner pris, tente pliée, personne n’avait encore émergé de l’abri.

Ma marche polonaise de ce jour ressemblait plutôt à l’Appalachian Trail avec un remarquable sentier très bien balisé qui monte et descend dans la forêt. La principale différence est que je n’ai pas été dérangé par the bubble. Hormis les touristes, à Balnica, au terminus du petit train touristique, je n’ai vu personne. Cela ne sera certainement pas le cas dans les Hautes Tatras. D’après les français hier soir, ce sont des hordes de randonneurs et de touristes que l’on croise sur les sentiers là-bas. Ce soir, le refuge de Stary Łupków est un havre de paix en pleine nature dans la campagne polonaise. Demain, c’est retour en Slovaquie.
23 juillet : Stary Łupków – Habura
Elle est où la chaîne des Carpates? Elle s’est diluée, éparpillée en une succession de petites collines couvertes de prairies fraîchement fauchées ou boisées. Je pensais faire une marche dans les montagnes, je fais le chemin de Saint-Jacques dans le Gers. Le temps frais, humide, pluvieux me rappelle que je suis quand même dans une région un peu plus septentrionale. J’ai plutôt de la chance d’utiliser mon quota de jours de pluie sur une journée comme celle-là. Je ne gâche pas le paysage. Je suis souvent à l’abri de la forêt et avec ces températures fraîches, je ne souffre pas de la chaleur malgré la basse altitude. J’espère juste que ce quota sera bientôt épuisé. Nous sommes en été tout de même.

Comme la randonnée, ce n’est pas que le plaisir de marcher sous la pluie dans des paysages banals, il me faut aussi cette après-midi, gérer la logistique. J’ai besoin d’un gros ravitaillement. Je commence aussi à être un peu juste en euros. Le dernier distributeur automatique que j’ai vu dans cette monnaie, c’était fin avril à Toulouse. Je pensais en trouver un à l’entrée en Slovaquie mais Ubľa, la localité frontière est un petit village. Enfin, j’aimerais avoir quelques Złoty polonais histoire de ne pas avoir la frustration de passer devant un bar dans un village sans pouvoir me payer un café.
Pour tout cela, je fais un aller retour à Medzilaborce, mondialement connu pour son musée Andy Warhol. Ses parents étaient originaires d’un village voisin. L’artiste n’a jamais mis les pieds ici mais, les Slovaques, toujours en quête de sortir de l’anonymat, ont jugé que cela valait bien un musée. Comme Andy Warhol, Paul Newman, Steve McQueen ou Eugène Cernan (dernier astronaute sur la lune) sont reconnus comme fils de la nation même quand cette origine est parfois lointaine. Bien sûr, il y a encore mieux avec Adriana Karembeu.
Andy Warhol n’était en fait pas tout à fait slovaque mais ruthène. La langue est proche de l’ukrainien. Ici, la majorité de la population le parle. Les noms des villages sont écrits en alphabet latin et cyrillique et il y a dans chaque village des églises gréco-catholiques (de rite orthodoxe mais sous l’autorité du Pape).
À part le musée Andy Warhol, Medzilaborce ce sont des immeubles de l’époque communiste et 30% de la population qui est rom. C’est pas forcément la destination touristique de prédilection et cette grisaille n’arrange rien. Demain, je repars vers la Pologne.
24 juillet : Habura – Abri Oboroh (col de Mazgalica)
La jeune fille à la pension me disait hier que ce temps est inhabituel pour l’été. J’ai quelques doutes quand même, on n’est pas à la latitude de la Sicile et je n’ai pas encore vu des champs d’oliviers. Elle me disait aussi que les prévisions météorologiques annonçaient du soleil pour aujourd’hui (confirmées par les différents sites que je consulte pour la météo).
Ce matin, je démarre dans la grisaille. Le ciel est gris, bas. Il se met à bruiner avec parfois de petites averses. Après, quelques jours en Slovaquie, je vais finir à mieux maîtriser la langue et éviter les contresens. Quand on annonce du beau temps, cela signifie qu’il ne va pas pleuvoir de toute la journée et qu’il y aura même un rayon de soleil. Effectivement, en début d’après-midi, l’espace de quelques minutes, le soleil a timidement percé à travers les nuages.
Avec ce temps gris, l’humeur est aussi plus maussade. J’avance, les pieds finissent à être mouillés après quelques traversées de prairies gorgées d’eau. Je passe devant quelques belles églises de bois ruthènes gréco-catholiques (ou uniates mais cela vaut-il la peine de le préciser maintenant). Je prends quelques photos et continue.

Pour rajouter un peu de noirceur au tableau, ici, au col de Dukla s’est déroulée en 1944 une des plus violentes batailles de la seconde guerre mondiale. Les soviétiques échouèrent à briser la ligne de défense allemande pour passer les Carpates et rentrer en Slovaquie. On estime que ces combats firent 200000 morts dans les deux camps.
À l’époque, comme ils l’avaient fait en France, Roumanie, Hongrie… les allemands avaient installé au pouvoir un dictateur qu’ils contrôlaient. Ici, c’est Josef Tiso, un ancien prêtre qui dirigeait le pays. La Slovaquie était en guerre contre l’URSS et, à la botte des allemands, mettait en œuvre l’extermination des juifs slovaques. Les trois quarts d’entre eux périront.
Passé la route du col de Dukla, une lutte intérieure se déclenche. Le Jean-Marc fainéant et dilettante penche pour un arrêt de Medvedie :
– Allez, il fait gris, il bruine, il y a un hôtel, tu n’es pas pressé. Tu t’installes en début d’après-midi puis une bonne sieste au sec dans un lit aux draps propres et ce soir un bon petit gueuleton avec des spécialités slovaques.
Le Jean-Marc baroudeur et aussi plus prévoyant répond :
– Et qu’est ce que tu fais demain soir? Si tu t’arrêtes à Medvedie, tu n’arriveras pas à Wysowa Zdrój, le village polonais. Tu vas te retrouver en pleine nature et comme ils annoncent du beau temps, tu auras au mieux un orage le soir, au pire de la pluie tout le temps. Si tu fais un petit effort, après Medvedie, il y a un abri et comme ça, demain soir, c’est soirée confortable à Wysowa Zdrój et dîner avec des spécialités polonaises.
Je me suis arrêté à Medvedie à l’hôtel. Concession du Jean-Marc baroudeur, j’ai fait une longue pause avec crêpe, café et bière et je suis reparti.
Quand la pluie s’est remise à tomber peu après, le Jean-Marc baroudeur n’en menait pas large pendant que le Jean-Marc fainéant ruminait dans son coin. Ambiance ! Finalement, à l’abri Oboroh, avec un bon feu de bois, une bonne purée-sardines et la pluie qui s’est arrêtée, les deux parties étaient réconciliées.
Demain, ils annoncent une nouvelle journée de beau temps. Je pars avec la veste imperméable et le parapluie…
25 juillet : Abri Oboroh (col de Mazgalica) – Wysowa Zdrój

Qui ne connaît pas le beau ciel polonais? Ce matin en me réveillant le ciel est bleu azur comme je n’en ai pas vu depuis plusieurs jours. Il n’y a pas l’ombre d’un nuage ou même de cette brume matinale et humide. À croire que la Pologne s’est transportée sur les rivages de la Méditerranée. Pourquoi pas, après tout, la Pologne n’est pas un pays ordinaire, c’est un corps vivant qui disparaît et réapparaît, qui se déplace un coup à l’Est, un coup à l’Ouest au gré de l’histoire et de la pression de ses puissants voisins russes et germaniques.
À l’origine centrée sur sa position actuelle, elle va progressivement s’orienter vers l’Est, bloquée puis poussée par l’expansion germanique. À la suite de trois partages successifs, les autrichiens, les prusses et les russes la demantèlent définitivement. En 1797, un traité « Finis Poloniae » stipule que le pays est à présent et pour toujours supprimé.
Est-ce le charme de Marie Walewska, maîtresse de Napoléon ou plutôt la vaillance des légions polonaises qui incite l’Empereur à recréer un Grand Duché de Varsovie ? En tout cas, il ne pousse pas l’audace jusqu’à en faire un royaume et ni à le baptiser « de Pologne ». Ce n’est, en réalité, qu’en 1918, que la Pologne existe à nouveau, plus à l’est qu’actuellement et avec le fameux couloir de Dantzig qui coupe en deux l’Allemagne.
Hitler à l’Ouest, Staline à l’Est, la Pologne n’avait aucune chance de survie. Le pacte germano-soviétique organise le septième partage de l’histoire du pays.
Après la guerre, l’Allemagne vaincue, Staline vainqueur, il est décidé de pousser le pays vers l’ouest jusqu’à l’Oder et la Neisse. Un million de polonais sont déplacés vers l’ouest, 500 000 ukrainiens font le parcours dans l’autre sens et plusieurs millions d’allemands quittent les territoires devenus soviétiques ou polonais.
Après cette journée polonaise ensoleillée, je persiste et vais marcher les deux prochains jours essentiellement en Pologne.
26 juillet : Wysowa Zdrój – Refuge Górskie PTTK Jaworzyna Krynicka
Petit à petit, les Carpates refont leur apparition. Le sommet Jaworzyna Krynicka au-dessus du refuge affiche un honorable 1114 mètres d’altitude et je dors à plus de 1000 mètres d’altitude. Je n’ai pas encore le mal des montagnes mais progressivement, les difficultés vont se corser.
Je suis aussi dans une région plus touristique. Il y a plusieurs stations thermales et de ski. Krynica-Zdrój est les deux à la fois. En cette pleine saison touristique, la ville et les montagnes alentours sont envahies de touristes, promeneurs et curistes.
Pour la communication, cela est difficile. Avec tous ces changements de pays, j’ai de plus en plus de mal à m’en sortir. Les quelques rudiments de polonais ou de slovaque que j’avais essayé d’apprendre, sont oubliés depuis longtemps, engloutis, submergés par le turc, bulgare, le roumain. Mon esprit est incapable d’apprendre simultanément le polonais et le slovaque. Alors j’improvise, parfois avec un mot de bulgare, un souvenir de russe, un mot récemment appris en Ukraine voire, assez spontanément, en roumain…mais là, je fais flop. Dans toutes ces langues slaves, certains mots assez utiles sont très différents. Une chambre sera une staya bulgare, un kimnaty ukrainien, une izba slovaque et un pokój polonais. Alors quand l’autre jour, j’ai appelé un hôtel en Pologne pour savoir s’ils avaient une izba de libre, c’est sûr, ils ne m’ont pas compris. À contrario, je découvre avec ravissement que d’autres mots très utiles sont identiques ; près/loin est, avec quelques légères nuances, partout blizko/daleko. Encore plus simple, la populaire purée-sardines qui donne Sardalya püresi (turc), Πούρα σαρδέλας (Poúra sardélas en grec), Пюре сардини (Pyure sardini en bulgare), Пире сардина (Pire sardina en serbe), Pireu sardine (roumain), Пюре сардин (Pyure sardyn en ukrainien), Sardinky pyré (slovaque), Puree sardynek (polonais), Sardinky pyré (tchèque), Szardínia püré (hongrois), Sardinenpüree (allemand), Purea sardine (italien). Comme quoi, les bonnes choses sont universelles.

Le refuge Górskie PTTK Jaworzyna Krynicka est un grand refuge aux prestations d’hôtel : chambres avec salle de bain, wifi… On parle anglais, ce qui n’est pas toujours le cas. C’est plus simple mais cela ne me fait pas progresser en polonais et il sera bientôt trop tard. Demain est ma dernière journée 100% polonaise avant les Hautes Tatras.
27 juillet : Refuge Górskie PTTK Jaworzyna Krynicka – Obidza
Je suis à un moment charnière. Aujourd’hui, j’ai atteint le point le plus septentrional de mon parcours. Je me suis éloigné de la frontière slovaque et suis à l’intérieur de la Pologne. Maintenant je vais m’orienter en direction du sud-ouest, ce qui est plus logique pour aller en Italie. Demain je termine mon troisième mois de marche. Il me reste 1008 kilomètres jusqu’à Tarvisio et donc demain, je vais également passer cette barre. La distance restante ne sera plus qu’à trois chiffres.
J’ai marché environ 2775 kilomètres depuis Istanbul en 89 jours soit 31 kilomètres et 1200 mètres de dénivelés quotidiens environ avec juste deux jours de repos (un pour cause de mauvais temps dans la chaîne des Balkans en Bulgarie et un pour régler des questions de logistique à Brașov en Roumanie). C’est une moyenne honorable mais finalement, le plus difficile est quand la météo est moins bonne ou le paysage moins gratifiant. C’était le cas ces jours derniers et là, les kilomètres sont plus longs et plus durs. Il me reste plus qu’un gros mois, environ 31-32 jours. Selon mes prévisions et en conservant le rythme, je devrais arriver autour du 29 août, le temps de la fin des vacances…
Le matériel résiste très bien. Mes chaussures sont presque neuves. Je viens juste d’acheter hier une paire de chaussettes. Les deux paires du début ont chacune plus de 1300 kilomètres et sont presque à bout. Pour le reste, rien à signaler. Quelques petites coutures, rien de méchant.
Cette journée polonaise, malgré un temps gris et une menace d’orages, a été plus agréable que les précédentes. Le paysage plus montagneux était aussi plus ouvert avec des vues dégagées. J’ai même pu apercevoir les cimes escarpées des Hautes Tatras avec ça et là quelques névés. Elles ne sont plus très loin…

J’ai aussi profité des fruits des bois, myrtilles et framboises, que Dame Nature dispose généreusement le long du chemin. Et ce soir, je suis confortablement installé dans un chalet qu’un particulier met à disposition des randonneurs pour la modique somme de 20 złoty (5€). C’est pas plus mal car je viens de recevoir un SMS d’alerte en anglais du service météorologique polonais informant d’un risque d’orage violent ce soir. Toute personne dans le pays reçoit ce type de message. C’est bien la Pologne finalement mais demain je retourne en Slovaquie.
28 juillet : Obidza – Bachledova Dolina
Cette chaîne des Carpates me surprend encore avec les changements de paysages et de topographie entre les différents massifs. Aujourd’hui la vision est étonnante. C’est un peu comme si la barre des Écrins surgissait au milieu du massif des Vosges. Je marche, depuis plusieurs jours, dans un relief de moyenne montagne avec des collines, des dômes couverts de forêts et parfois de prairies qui ne dépassent que rarement les 1000 mètres d’altitude. Subitement, au détour d’un chemin, à l’horizon, derrière ces doux sommets surgissent les cimes alpestres, escarpées des Hautes Tatras dont plusieurs sommets dépassent les 2600 mètres d’altitude. On a presque l’impression qu’il s’agit d’un décor, planté là de manière un peu artificielle.

Malheureusement, un rideau de nuages s’est rapidement fermé devant ce décor. J’ai continué en devinant parfois le massif. C’est dommage car le sentier que j’ai emprunté aujourd’hui, offrait de beaux panoramas. J’espère que ce rideau de nuages va se lever les prochains jours. Les Hautes Tatras vont être ma scène pour les quatre prochaines étapes et pour le moment les prévisions météorologiques sont assez incertaines.
29 juillet : Bachledova Dolina – Hrebienok
Le soleil s’est montré plus généreux que les prévisions ne le laissaient entrevoir et avec ce soleil, j’ai eu une journée splendide dans les Hautes Tatras. Après la rurale région roumaine des Maramureș, les montagnes de myrtilles d’Ukraine, le chemin qui monte et descend type Appalachian Trail avec forêts et pluie du début de la Slovaquie, j’avais un peu oublié la haute montagne. J’en étais réduit à choisir des photos de myrtilles et de framboises pour l’illustration quotidienne…

C’est un plaisir de monter régulièrement dans de superbes paysages. Il y a aussi beaucoup plus de monde et ce soir le refuge (ou plutôt hôtel) de Hrebienok est complet. J’avais envisagé de bivouaquer, ce qui est interdit dans le parc national et puis, le premier funiculaire étant à 7h30 du matin, j’ai préféré rester dans la légalité et descendre dormir à Starý Smokovec. C’était peut-être le bon choix, la pluie annoncée a commencé à tomber quand je suis arrivé en bas du funiculaire.
30 juillet : Hrebienok – Refuge PTTK Morskie Oko
« Nad Tatrou sa blýska, hromy divo bijú »
(Sur les Tatras il foudroie, le tonnerre frappe violemment). Curieux, cet hymne national slovaque qui commence par parler de la pluie et du beau temps…On comprend mieux en y étant. Comme souvent la météo est incertaine en montagne. Ici, elle a l’air invariable : chaque jour, il y a des risques de pluie. Hier, j’ai eu de la chance, le soleil a gagné la partie et la pluie n’est tombée que dans la soirée une fois que j’étais installé à Starý Smokovec.
Au réveil, aujourd’hui, j’aperçois un rayon de soleil et me dis que décidément, la chance est avec moi. Mais quand après un quart d’heure de marche, j’entends un coup de tonnerre, mes sens se mettent en alerte. La pluie commence à tomber. J’ai prévu de repasser en Pologne. Le sentier passe par le pic Rysy, point culminant de la Pologne à 2503 mètres d’altitude. Sous le parapluie, je réfléchis au plan A et au plan B. J’adopte dans un premier temps, le plan C en prenant un café à l’hôtel Sliezsky Dom. Puis dans cette lutte permanente entre la pluie et le soleil, ce dernier reprend l’avantage et l’optimisme revient. Je profite de quelques belles vues sous les rayons du soleil. À la mi-journée au lac Popradské Pleso, je me décide à monter en direction de la frontière. Quelques coups de tonnerre et la pluie qui revient, je me dis que la décision n’était peut-être pas la bonne. Je pense m’arrêter au refuge d’altitude Pod Rysmi. Le soleil revient dans la montée et du coup la Pologne semble jouable. À l’arrivée au refuge, la pluie refait son apparition et j’adopte cette fois le plan B comme bière. La difficulté est que le temps n’est pas franchement mauvais et les prévisions pas franchement bonnes. Je ne sais pas si demain sera pire ou meilleur. La décision est difficile à prendre. Je décide de poursuivre. Contrairement aux Făgăraș en Roumanie, il y a toujours du monde devant et derrière, ce qui est rassurant. Je passe le pic Rysy entre averses et rayons de soleil et attaque une rude descente, raide, équipée de chaînes et délicate avec le rocher mouillé. Après une journée bien remplie avec pas mal de dénivelés, je finis par arriver au refuge PTTK Morskie Oko. C’était l’objectif initial et je suis tout content de trouver un lit dans un dortoir dans cet endroit qui est un des plus populaires des Hautes Tatras. Malgré cette météo instable, l’objectif est rempli.

31 juillet : Refuge PTTK Morskie Oko – Zakopane (Krzeptówki)

Les polonais sont des sacrés amateurs de montagne. Sous la pluie, je croise des colonnes de randonneurs avec leurs capes ou ponchos bleus, jaunes fluo ou verts. Les parents emmènent des enfants parfois jeunes qui montent sans rechigner. Certains portent des bébés. Je vois même des religieuses avec le bas de leurs robes maculé de boue. Et pourtant, le temps aujourd’hui ne laisse pas beaucoup d’espoir. Passé les petites éclaircies matinales, le ciel s’est bouché. C’est parti pour être une journée grise et pluvieuse. Dans ces cas-là, je renoncerais à me lancer dans une excursion en montagne. Ici, cela a l’air de ne rebuter personne.
J’avais prévu un chemin par les crêtes en altitude. Ce n’est pas forcément la meilleure solution avec cette météo mais je n’ai même pas à me poser la question, ce sentier est fermé. Quand je vois la difficulté de la montée aujourd’hui vers le col Kozia Przełęcz avec ses passages raides avec chaînes et échelons, je me dis que pour que cet itinéraire soit fermé, il faut vraiment qu’il relève de l’escalade.
Du coup, passé le technique col Kozia Przełęcz, je n’ai d’autre solution que de descendre vers Zakopane. C’est la plus grande station de montagne de Pologne, un peu le Chamonix d’ici. La ville accueille trois millions de touristes par an. Après les colonnes de randonneurs, je croise la foule des promeneurs. Il y a du monde partout. La ville est comme un gigantesque parc d’attraction. Les rues sont embouteillées. Il y a des caisses pour payer l’accès à la montagne. C’est assez impressionnant de voir autant de monde. Zakopane marque aussi la fin de la Pologne et de la partie la plus haute et difficile des Tatras. Demain, si le temps le permet (il est toujours incertain), je serai de retour en Slovaquie.
1er août : Zakopane (Krzeptówki) – Nižná
Je ne suis pas polonais. Je n’écris pas cela parce que, hier soir, en rentrant du dîner, droit dans mes bottes, j’en ai croisé un qui titubait au bord de la route, puis plus loin, un autre qui avançait péniblement soutenu de part et d’autre par deux amis. Non, cela serait cliché et dans les pays que j’ai traversé, il y en a pas mal qui se défendent au concours de l’absorption de boissons alcoolisées. J’écris cela parce que pour la passion de la montagne, j’ai trouvé les champions. Ce matin, le ciel est gris. Après une heure de marche, alors que je n’ai même pas eu droit au rayon de soleil matinal, les premières gouttes tombent. Dans les parkings le long de la route, les randonneurs s’équipent pour partir en montagne par cette grise première journée d’août.
J’avais l’option polonaise : rejoindre ma trace initialement prévue dans la suite des Hautes Tatras. Il y avait une autre option : un chemin de randonnée au pied de ces montagnes. Il n’est jamais loin de la route et du bruit de la circulation, il est assez plat et il n’y a rien sur les cartes pour faire la jonction entre Pologne et Slovaquie. J’ai bien sûr choisi cette solution. Elle avait en plus l’avantage de m’éviter une quinzaine de kilomètres supplémentaires. La partie la plus spectaculaire des Hautes Tatras est passée. J’ai pu en profiter avec, quand le soleil le voulait bien, des paysages superbes. Repartir dans la montagne, marcher en forêt avec un ciel bouché, de la pluie et sans voir le paysage, je laisse cela aux polonais.

Pour le passage de la frontière, j’aime bien ces parties un peu à la découverte du meilleur chemin. Mais celui-ci, ne présentait aucune difficulté avec des pistes forestières et un peu de marche dans une forêt clairsemée. J’ai eu un doute en arrivant en Slovaquie en tombant sur un grillage. Ils n’avaient quand même pas clôturé la frontière entre deux pays de la zone Schengen. Cela pouvait être une réserve privée ou un espace protégé. Je m’imaginais déjà franchir ce grillage selon mes habitudes prises en Andalousie mais finalement, plus loin, le passage était libre. J’ai terminé ma marche polonaise.
Tirer un bilan de la situation de la Pologne après une nuit à Zakopane serait comme le faire pour la France après un séjour à Megève. Le pays a quand même connu un fort développement depuis le début des années 90 et l’après communisme. Le PIB par habitants (comme celui de la Slovaquie d’ailleurs) été multiplié par 5 de 1992 à 2018 soit un rythme deux fois plus important que celui de la France. Les deux pays comblent leur retard avec l’Europe de l’Ouest. La Slovaquie est maintenant au-dessus du Portugal pour cet indicateur et la Pologne à son niveau. La région de Bratislava fait même partie des dix régions les plus riches d’Europe devant l’Ile de France. Il me semble aussi que ces pays ont rejoint les pays occidentaux pour les relations humaines. C’était plus facile de rentrer en contact avec la population dans les pays précédemment traversés. Ici marcher dans la montagne est naturel et ne suscite pas de questions. Peut-être est-ce aussi la barrière de la langue. J’arrivais plus facilement à communiquer en Roumanie voire aussi en Bulgarie. Il ne me reste maintenant plus qu’une dizaine de jours jusqu’à Bratislava pour élever mon niveau de slovaque. Cela ne va pas être facile…
2 août : Nižná – Zázrivá
Comme elles avaient subitement apparu, les Hautes Tatras et ses cimes escarpées ont disparu. Je suis à nouveau dans un paysage «vosgien» de moyenne montagne avec des chemins dans la forêt avec de temps en temps des prairies. Avec les hauts sommets, j’ai aussi laissé les colonnes de randonneurs. Je marche à nouveau seul sur ces chemins. Pour faire un peu diversion, je fais un petit détour par Oravský Podzámok et son spectaculaire château perché sur un rocher.

Pour le reste, la journée a été assez classique avec une étape assez longue mais mes jambes ont l’habitude de ce régime presque quotidien. Arrivé à Zázrivá, j’ai cru que je n’arriverai pas à trouver une chambre. J’ai contacté les 5 adresses et tous étaient complets. C’est maintenant la haute saison et Zázrivá est au pied des Malá Fatra et son parc national. Finalement, en demandant à un couple de retraités, après un coup de téléphone, ils m’ont proposé une chambre dans une maison voisine. En fait, j’ai toute la maison pour moi. Malgré ma volonté de progresser en slovaque, je n’ai pas tout compris. Quand elle m’a annoncé le prix, j’ai eu un doute entre 8 et 80€ mais c’était bien 8€. Je m’en sors finalement bien.
Si, vous aussi, vous êtes intéressé par un séjour à Zázrivá, c’est simple. D’Istanbul, par le parcours que j’ai emprunté, c’est une petite balade par les montagnes de moins de 3000 kilomètres pour y arriver, 2999 exactement pour être précis.
3 août : Zázrivá – Strečno
Les Hautes Tatras peuvent faire oublier la Petite Fatra (Malá Fatra). Ce massif est moins connu. Il n’a pas l’altitude ni le caractère alpin des Hautes Tatras mais il a aussi son charme. J’ai traversé aujourd’hui sa partie la plus fréquentée à l’intérieur du parc national. C’était une belle étape de montagne avec de beaux paysages et aussi pas mal de dénivelés.

Ce soir, cette journée ainsi que les précédentes se ressentent dans les jambes. Je vais aborder une partie plus sauvage de ce massif. J’ai soit à 18 kilomètres un refuge non gardé soit à 42 kilomètres une station de ski. Je pense que demain sera plutôt une journée tranquille. Je ne me vois pas enchaîner avec l’équivalent d’un marathon et plus de 2000 mètres de dénivelés.
4 août : Strečno – Vrícko
Je suis toujours étonné par la capacité de récupération du corps humain. Hier soir, j’étais épuisé. Ce matin, en attendant l’heure tardive du petit-déjeuner (ce qui ne me dérangeait pas compte tenu de la petite étape envisagée), je pensais que, quand même, je n’allais pas faire que 18 kilomètres. Cela me faisait arriver en milieu de journée dans un refuge non gardé et avec toute l’après-midi à attendre. C’était d’autant plus dommage que les prévisions météorologiques annonçaient une belle journée ensoleillée. Je rappelle qu’en slovaque, cela signifie une alternance de nuages et d’éclaircies avec une averse en milieu de journée et un orage en fin.
Donc en attendant le petit-déjeuner et en regrettant d’avoir dit hier soir qu’à 8 heures du matin, cela me convenait, j’examinais les cartes et étudiais les alternatives entre les petits 18 kilomètres et les trop longs 42 kilomètres. La difficulté dans la région est de trouver un endroit avec de l’eau. Il n’y a pratiquement aucune source ni ruisseau. Outre que camper ou bivouaquer est interdit, sans eau, c’est compliqué. Avec des vues satellites, une option intermédiaire vers un village , avec un passage sauvage dans la forêt, m’a paru une bonne solution.
Je suis donc parti pour une étape normale malgré la tête un peu lourde. Hier soir, invité par un groupe de slovaques et d’ukrainiens, j’avais cumulé un litre et demi de bière avant de boire avec trois randonneurs slovaques plusieurs verres de liqueur. C’est impressionnant la capacité qu’ils ont à boire de l’alcool fort à tout moment de la journée. Un ukrainien dans un village avant la frontière avait insisté pour que je boive un verre, tôt le matin, d’un alcool qui devait afficher un nombre de degrés importants vu l’effet que cela faisait. Je l’avais presque fâché quand malgré son insistance, j’avais refusé le second. Lui de son côté descendait le tout comme un verre de lait matinal.
Avec les 1000 mètres de dénivelés d’un seul coup, le mal de tête est vite passé et les jambes avaient retrouvé toutes leurs forces. Je suis monté d’un bon pas. Pour le reste, tout s’est passé à peu près comme prévu. Une averse a accéléré la fin de mon pique-nique. L’orage est arrivé assez tôt alors que je n’avais pas attaqué la descente. Le passage sauvage dans la forêt était finalement facile.

Arrivé à Vrícko, la pension où je pensais dormir était définitivement fermée. En demandant à des habitants, je suis finalement invité par une famille slovaque. La jeune femme a fait le Camino Norte cet été. Toute la journée ne s’est finalement pas passée comme prévue. Je me régale avec des crêpes et passe une bonne soirée à discuter autour d’un feu de bois.
5 août : Vrícko – Zliechov
J’ai passé la Malá Fatra et suis dans un nouveau massif. Comme c’est le cas depuis que je suis en Slovaquie, il y a des remontées mécaniques dans de nombreux villages. Sur un site, ils recensent 127 stations de ski en Slovaquie, une pour 45000 habitants. Compte tenu du climat continental, il y a de la neige pratiquement partout. Mes hôtes de hier soir vivent à Martin, une des dix plus grandes villes du pays. Ils me disaient qu’ils avaient de la neige en permanence à partir de novembre. Martin est à seulement 400 mètres d’altitude. Dans les villages, il n’y a parfois qu’un vieux petit téléski un peu rouillé et usé par les années. D’autres fois, le nombre de remontées mécaniques est plus important mais rarement comparable aux stations françaises même pyrénéennes.
Čičmany que je traverse aujourd’hui est assez caractéristique de ces petites stades de neige avec 5 téléskis sur une colline au-dessus du village. C’est aussi un village typique avec ses maisons de bois ornées de motifs peints. Cela lui vaut un peu d’animation avec des touristes, quelques hôtels et restaurants.

À Zliechov où je fait étape ce soir, ce n’est pas le cas. Je dors dans une école qui est aussi une sorte de centre de vacances pour enfants. Il peut accueillir aussi des touristes de passage. Et pour la première fois depuis mon départ d’Istanbul, je suis avec un randonneur de longue distance. Peter est de Bratislava et traverse le pays d’Est en Ouest sur le sentier des héros slovaques. Ce chemin passe par des lieux emblématiques du soulèvement des partisans contre le régime fasciste durant la deuxième guerre mondiale. Hier soir, nous parlions chemins de Compostelle ; ce soir nous échangeons sur les chemins dans les Tatras et de son travail de diplomate pour la Slovaquie. Ce n’est pas désagréable, cela me change de mes soirées solitaires.
6 août : Zliechov – Trenčianske Teplice
Passé la Malá Fatra, les Carpates se sont affaissées. Je suis passé avant Zliechov au-dessus de 1000 mètres d’altitude. Il me faudra une dizaine de jours pour retrouver cette honorable hauteur dans les Alpes autrichiennes. Je vais maintenant traverser les Biele Carpaty (Carpates Blanches) le long de la frontière avec la République Tchèque puis les Male Carpaty (Petites Carpates) jusqu’à Bratislava. J’en aurai alors presque terminé avec cette chaîne de montagne où j’ai cumulé nombre de kilomètres et dénivelés depuis deux mois. La capitale slovaque marquera aussi la fin de ma traversée du pays. Dimanche ou lundi, je devrais y être. Avec l’altitude qui baisse, la température monte. La barre des 30°C devrait être franchie. Je vais peut-être avoir mes premières journées chaudes de l’été.

7 août : Trenčianske Teplice – Milkučin Vrh

Ce matin, je profite de mon passage à Trenčín pour visiter la vieille ville et le château. Avec seulement 60000 habitants, c’est quand même la neuvième plus grande ville de Slovaquie. Comme les roumains de Transylvanie, les slovaques sont à l’origine des paysans dominés par une noblesse hongroise. Hors Bratislava, une seule ville dépasse les 100000 habitants et la capitale reste de taille modeste avec ses 400000 habitants. C’est pas plus mal pour moi, les villes sont vite traversées et on se retrouve rapidement dans la campagne.
C’est le cas à la sortie de Trenčín. Une fois passé sous l’autoroute, je retrouve des chemins qui monte (cela reste modeste comme dénivelés) vers les Carpates Blanches et la frontière. Ce n’est plus celle avec la Pologne.
Je suis maintenant en République Tchèque. C’est mon neuvième pays et je ne vais m’y trouver que sur quelques kilomètres essentiellement le long de la frontière aujourd’hui et demain et devrait y dormir juste cette nuit. De Slovaquie, ce n’est pas un gros changement. Le principal est que je ne suis plus dans la zone euro. Le pays a gardé sa Couronne alors que la Slovaquie a eu une volonté claire, dès le début, de s’intégrer pleinement dans l’Union Européenne. Pour le reste, les deux pays ont été liés pendant 75 années quand ils sont devenus indépendants et se sont libérés de l’Empire Austro-Hongrois en 1918. Les langues sont proches même si les Slovaques se plaisent à en souligner les différences. Les liens culturels, historiques sont forts et la séparation, le premier janvier 1993, s’est déroulée à l’image du passé de la Slovaquie «sans histoire». Il n’y a pas eu de conflits comme dans l’ancienne Yougoslavie. On parle parfois de divorce de velours faisant suite à la révolution de velours qui a mis fin au communisme. Cette séparation est finalement presque l’œuvre d’un seul homme, Vladimír Mečiar. Président du gouvernement slovaque de l’époque, il a joué sur le sentiment de la population que la Tchécoslovaquie était dominée par les Tchèques au détriment des Slovaques. Un accord est alors trouvé avec son homologue tchèque et les parlements respectifs votent pour ce divorce. Il n’y a même pas eu de consultation, de référendum de la population sur cette question. Qu’en pensent les Slovaques aujourd’hui? Peter le randonneur rencontré à Zliechov me disait que dans les réunions multi-nationalités à Bruxelles, les affinités se créaient naturellement entre tchèques et slovaques. Chacun ayant son autonomie, les sujets de désaccords et d’oppositions ont disparu et la relation est meilleure, apaisée. D’ailleurs, dans les équipes d’expatriés à Bruxelles, tchèques et slovaques jouent toujours dans la même équipe de Tchécoslovaquie. Je n’ai pas eu l’impression qu’il y avait une nostalgie de la Tchécoslovaquie, en tout cas chez les Slovaques que j’ai rencontré, comme il peut y en avoir chez certains de la Yougoslavie. Encore une fois, tout se passe en Slovaquie «sans histoires».
8 août : Milkučin Vrh – Myjava
Depuis Vrícko, je fais des étapes plus régulières autour de 30 kilomètres et un peu plus de 1000 mètres de dénivelés en ayant un hébergement chaque soir. C’est plus confortable et cela me laisse du temps pour récupérer en fin d’après-midi après une douche, la lessive et la bière.
De Milkučin Vrh à Myjava, le chemin est en plus très facile, sur des pistes dans une belle forêt et le passage du point culminant des Carpates Blanches, le Veľká Javorina, à 970 mètres d’altitude n’a vraiment rien à voir avec la descente du Rysy en Pologne ou la traversée des Făgăraș en Roumanie.

Peter est calé sur les mêmes étapes que moi et nous nous retrouvons le soir. C’est agréable de pouvoir échanger sur la Slovaquie. Je découvre aussi des spécialités locales comme les halušky. C’est un peu le plat national, une sorte de gnocchis à base de pommes de terre avec la bryndza (fromage de brebis) et le lard frit. Disons que ce n’est pas mauvais et c’est bien nourrissant. Autre institution locale, le Kofola, le Coca-Cola local. Quand la boisson américaine n’était pas encore importée ou était trop chère, le Kofola était sans rival. Boire un Kofola, c’est un peu goûter à la Tchécoslovaquie d’alors. Peter est aussi une bonne aide pour trouver les bonnes adresses pour se loger. Ce soir à Myjava, je loge dans une sorte de centre pour jeunes. La chambre est impeccable, très propre. Pour 11€ la nuit, il n’y a rien à redire.
9 août : Myjava – Buková (lac)
Peter suit consciencieusement le chemin des Héros du soulèvement national slovaque ce qui lui vaut des journées beaucoup plus longues que les miennes. De mon côté, sans vouloir leur manquer de respect, je préfère les sentiers qui font des raccourcis et évite les détours à la mémoire des partisans qui ont pris les armes en 1944. Après Brezová Pod Bradlom, j’ai laissé ce chemin pour me rapprocher à deux jours de marche de Bratislava. Je vais quand même, sur mon passage, faire le tour du monumental tombeau de Milan Rastislav Štefánik.
Le nom de cet homme d’origine slovaque, devenu citoyen français et général dans l’armée de l’air française pendant la première guerre mondiale ne vous dit sans doute rien, pas plus qu’à moi d’ailleurs. Pourtant, l’aéroport de Bratislava porte son nom et un sondage pour une émission de télévision, l’a classé comme le plus illustre slovaque de l’histoire du pays. Il a œuvré pour que l’indépendance de la Tchécoslovaquie soit soutenue et reconnue par les grandes puissances après la première guerre mondiale. C’est un des pères fondateurs du pays.

La conscience nationale slovaque s’est affirmée tardivement. Contrairement à d’autres pays, elle n’a pas pu se nourrir de périodes glorieuses de l’histoire. Elle s’est appuyée sur la culture et la reconnaissance du slovaque comme langue à part entière. En majorité paysans, les slovaques subissent au XIXè siècle, une magyarisation brutale. La langue est interdite, l’accès à des responsabilités dans la société, impossible. Avec cette oppression, la conscience nationale commence à prendre corps.
Grâce à l’action d’hommes comme Milan Rastislav Štefánik, les Tchèques et les Slovaques se libèrent de la domination austro-hongroise.
La deuxième période glorieuse de l’histoire du pays est ce soulèvement national slovaque en 1944 contre les allemands et le gouvernement fasciste d’alors. Parmi les combattants, la brigade «Général Milan Rastislav Štefánik» était majoritairement composée de français. À Strečno où j’ai dormi il y a quelques jours, un monument rend hommage aux partisans français qui ont combattu pour la Tchécoslovaquie.
10 août : Buková (lac) – Pezinská Baba
J’arrive au bout de ma traversée de la Slovaquie. Comme elle avait commencé, je la termine sur des chemins forestiers dans un relief plus de collines que de montagnes. Mais autant les premières journées avaient été humides, pluvieuses, autant le final est estival. Hier au lac de Buková, dans les Petites Carpates, je me suis baigné pour la première fois depuis mon départ. La Mer Noire était trop froide début mai et je n’ai plus eu l’occasion ensuite. En fin de journée, je buvais du vin et de la vodka slovaque avec d’autres campeurs. Cela avait un air de vacances.

Il m’a fallu un peu de temps pour apprivoiser ce petit pays. Pas si petit d’ailleurs, puisque j’ai marché trois grosses semaines pour aller de la frontière ukrainienne jusqu’à Bratislava. Le début dans la forêt, sous la pluie, avec peu de points de vue a été difficile, un peu comme la fin de la Bulgarie avec ses villages à moitié vidés de leur population et aussi sous la pluie. La barrière de la langue a aussi été un handicap. Je n’avais plus la même facilité à rentrer en contact qu’en Bulgarie ou Roumanie. Il y a eu ensuite les Hautes Tatras, la Malá Fatra, des rencontres… La Slovaquie est un pays paisible, une sorte de Suisse de l’Europe Centrale. Le nationalisme a moins de prises ici que chez ses voisins et l’ancrage dans l’Union Européenne est solide. Aux élections présidentielles de cette année, les slovaques ont d’ailleurs élu une femme, Zuzana Čaputová, pro-européenne.
L’économie a aussi su gérer l’après communisme. J’ai été surpris par la densité du secteur industriel en Slovaquie. J’ai traversé de nombreuses petites villes, même parfois des villages où se trouvaient des usines en activité. La Slovaquie a des airs de Vendée avec une industrie répartie dans des petites localités. L’impression a été à l’opposé de celle en Bulgarie où se trouvent beaucoup de bâtiments à l’abandon. Il y a aussi les poids lourds de l’économie avec le secteur automobile qui assure trente pour cent du PIB slovaque. C’est le pays de la construction automobile. Aucun pays au monde ne produit autant de véhicules ramené à la population. Un million de voitures sort des usines slovaques (la France en produit juste le double). Peugeot, Volkswagen, Kia… ont des usines ici et 300000 personnes travaillent dans ce secteur.
Et c’est dans la région de Bratislava, symbole de cette réussite que je termine mon parcours slovaque.
11 août : Pezinská Baba – Bratislava
J’arrive à Bratislava un peu comme je suis arrivé à Sofia. La ville est au pied des montagnes, mais ici, elle se dévoile au dernier moment, en sortant de la forêt et tout est en taille réduite. Le Kamzik, une des dernières hauteurs de la chaîne des Carpates n’est qu’à 439 mètres d’altitude là où le massif de Vitosha culminait à 2290 mètres et Bratislava avec ses 400000 habitants est une petite capitale comparée aux 1,2 million d’habitants de Sofia.

Bratislava n’a pas la seule particularité d’être une des régions les plus riches d’Europe derrière le Luxembourg, la Bavière… et devant l’Ile de France. C’est aussi une capitale située à l’extrémité du pays, aux frontières autrichienne et hongroise et elle a été la capitale de deux pays complètement différents. Capitale hongroise quand les turcs ont occupé Budapest et la Hongrie actuelle, elle est celle de la Slovaquie depuis son indépendance.
Lors de la création de la Tchécoslovaquie, les Slovaques y étaient largement minoritaires. Un peu comme les villes de Transylvanie en Roumanie, la population était hongroise à 40% et allemande à part égale. La Preßburg allemande ou Pozony hongroise a connu ensuite la même évolution avec maintenant une écrasante majorité de slovaques.
À l’échelle du pays, 10% de la population est hongroise. C’est la minorité la plus importante de Slovaquie. Essentiellement au sud, le long de la frontière, c’est régulièrement un sujet de crispation entre les deux pays. La Hongrie initialement absente de mon parcours, a souvent été évoquée. Elle a joué un rôle important dans l’histoire de cette partie de l’Europe. Je vais y faire un bref passage. Il me faudra trois jours de marche essentiellement en plaine pour arriver à Sopron, la «Civitas Fidelissima» hongroise. Mais avant cela, c’est en Autriche que je serai demain.
6 – Autriche
12 août : Bratislava – Petronell Carnuntum
Hier soir, avant de me mettre au régime schnitzel (escalope panée autrichienne), je me suis, une dernière fois, régalé avec une kapustnica slovaque (soupe aux choux et à la saucisse. Ici comme dans tous les pays d’Europe de l’Est que j’ai traversés, les soupes sont excellentes) et des halušky (gnocchis de pommes de terre). Je quitte à regret la Slovaquie, mais il faut bien avancer.
Il y a exactement deux mois, je traversais le Danube pour passer de Serbie en Roumanie. Je le retraverse cette fois vers le sud. Quelques kilomètres plus loin, je quitte la Slovaquie. Cette frontière n’existe presque plus. Slovaquie et Autriche sont tous les deux dans l’espace Schengen ; le niveau et le mode de vie sont de plus en plus similaires. Une misérable borne identique à toutes celles que j’ai vues le long de la frontière polonaise marque ma traversée de l’ancien rideau de fer. Tant pis pour l’émotion, tant mieux pour l’histoire.
Quand Elias Canetti, écrivain d’origine bulgare, prix Nobel de littérature raconte son enfance, il écrit « Quand quelqu’un remontait le Danube vers Vienne, on disait : il va en Europe ; l’Europe commençait là où finissait autrefois l’Empire Ottoman« . C’était il y a un siècle à peine. Limite de l’expansion ottomane, frontière entre l’Europe Communiste et celle de l’Ouest, limite de l’Empire Romain, j’ai passé ce matin un cap important.
J’ai aussi un deuxième moment important aujourd’hui. Le 7 juin, en Serbie, je commençais ma traversée des Carpates. Je gravis une de ses dernières hauteurs, le Braunsberg. Ces quelques collines en Autriche font en effet partie de ce massif. Du haut de ce sommet, je domine la plaine du Danube, le château de Devin sur la rive slovaque, les reliefs des Petites Carpates des deux côtés du fleuve et au loin la silhouette du château de Bratislava. Le fleuve, dans son long cours, bute deux fois sur ces montagnes mais le franchissement des Portes de Fer entre Serbie et Roumanie est autrement plus rude.
Pas rassasié de Carpates, après le Peleaga, le Negoiu ou le Rysy, je décide de faire un enchaînement non inscrit dans mon programme. Après le Braunsberg et ses 346 mètres d’altitude, je m’offre le Hundsheimer Berg, encore plus haut à 480 mètres. Puis, il est temps d’en finir. La météo a prévu un 32°C pour l’après-midi et puis au-delà du Hundsheimer Berg, il n’y a plus de Carpates aurait dit Louis XIV à ma place. Il n’y a plus, à perte de vue, que la puszta, la vaste plaine hongroise.

Cette journée riche en moments forts ne pouvait se terminer que dans un site impérial. Carnuntum était la capitale de la Pannonie romaine, poste avancé à l’extrémité nord-est de l’Empire. La ville aurait compté jusqu’à 50.000 habitants à cette époque. L’Empereur Marc Aurèle y a stationné lors d’une campagne à la frontière danubienne et c’est ici qu’il a écrit ses Pensées avant de mourir probablement à Vindobona, l’ancienne Vienne. Septime Sévère, lui, est proclamé empereur à Carnuntum.
Fin des Carpates, de la Slovaquie, début de l’Autriche, traversée du Danube, vestiges romains, limite de l’Empire Ottoman, frontière entre bloc de l’Ouest et de l’Est, guerre froide, sur 28 kilomètres, cela fait beaucoup !
13 août : Petronell Carnuntum – Purbach
Certaines journées sont moins classiques que d’autres. Dans le désordre, aujourd’hui, j’ai fait 120 mètres de dénivelés sur 38 kilomètres ; dans le Burgenland autrichien, à la frontière hongroise, le premier village traversé était bilingue croate ; je suis passé par la plus grande zone de magasins d’usines d’Europe. Tout cela est moins glorieux que cumuler 2000 mètres de dénivelés dans la journée, monter au point culminant de la Pologne ou franchir l’ancien rideau de fer mais sur 3300 kilomètres à pied, toutes les étapes ne se ressemblent pas.
Dans l’ordre, je suis maintenant dans la région du Burgenland qui a fait l’objet d’un arbitrage entre Autriche et Hongrie, pourtant le premier village que je traverse est en partie croate. Parndorf (en autrichien) / Pandrof (en Croate) est un des villages bilingues de la région avec 17% de croates. Cela peut paraître étrange si loin des bords de l’Adriatique. Cela s’explique par le brassage culturel dans l’ancien Empire Austro-Hongrois. Des migrants fuyant l’avancée des Turcs sont venus du sud pour s’installer et travailler ici. Environ 20000 personnes déclarent encore parler croate dans le Burgenland.

À la sortie de Parndorf s’étend la plus grande zone de magasins d’usines d’Europe. Le chemin Zentralalpenweg 02 que je suis, l’évite bien-sûr. Mais après trois mois et demi de marche, certains éléments textiles sont en train de partir en lambeaux. Donc, pour des raisons bassement matérielles me voilà dans cette immense zone commerciale. En plus, c’est plus direct que le Zentralalpenweg qui contourne la zone. Je déambule donc au milieu des accrocs du shopping et des touristes asiatiques qui débarquent en bus pour faire des bonnes affaires. Je dénote un peu avec mon sac à dos, mes affaires usées et mon bâton ukrainien. Pourtant, il est beau. C’est du noisetier résistant, bien droit, bien régulier. Il a remplacé le roumain cassé lors d’une glissade un jour de pluie. Le roumain avait lui pris la place du turc perdu en allant à Brașov. J’espère amener celui-ci au bout. À vrai dire, le bâton s’est un peu ennuyé aujourd’hui. Il n’a pas eu grand chose à faire car au bout de 38 kilomètres, j’avais cumulé 120 mètres de dénivelés. Inutile de joindre en annexe le profil de l’étape, c’est encore plus rectiligne que mon bâton ukrainien. Je crois que je ne suis pas loin du record sur une telle distance. Même sur la meseta castillane, je devais faire plus de dénivelés.
Demain je quitte le pourtour du lac de Neusiedler et passe un «col» pour aller à Sopron en Hongrie. Cela devrait me valoir de dépasser plus largement les 100 mètres de dénivelés dans la journée.
14 août : Purbach – Sopron
Je repasse l’ancien rideau de fer là où il a commencé à se fissurer. Le premier janvier 1989, la Hongrie laisse passer la frontière avec l’Autriche aux personnes sans visa. Les installations de protection sont démontées en suivant. L’été, les allemands de l’Est passent massivement à l’ouest par cette frontière entraînant la chute du mur de Berlin.
Cela me fait un peu bizarre de «repasser à l’Est». J’ai l’impression de revenir en arrière. Pourtant, quand on regarde la carte, je vais bien en direction du sud-ouest. Sopron est presque une enclave à l’intérieur des terres autrichiennes.
Ce bref passage en Hongrie se fait dans une ville très chère au cœur des hongrois. Je l’ai bien ressenti quand j’ai dit à mes amis sicules de Transylvanie que j’avais prévu de passer par Sopron. Sopron, la ville qui a choisi de rester hongroise, la Civitas Fidelissima. La trace de mon parcours peut laisser penser que j’ai évité la Hongrie (ou comme le notait le patron sicule de l’hôtel au col de Nyergestető en Transylvanie, que je faisait le tour de la Grande Hongrie comme acte de pénitence pour la responsabilité de la France dans le traité de Trianon et le démantèlement du pays).
Non, je ne suis pas anti-hongrois. Certes, je n’éprouve pas de sympathie particulière pour le premier ministre, nationaliste, xénophobe et anti-européen, Viktor Orbán. Mais c’est pour des raisons géographiques que j’ai contourné la vaste plaine du Danube, la pustza. Ces vastes étendues plates ne font pas le bonheur du marcheur. J’en ai eu un aperçu hier.
Initialement, je n’avais même pas prévu de passage en terre hongroise. Quitte à réparer ce qui aurait pu passer pour du dédain, je le fais en passant ici. Sopron, souvenir de quelques lignes dans un livre d’histoire… Après la première guerre mondiale l’Empire Austro-Hongrois est démantelé. Le traité de Trianon, décidément impitoyable pour la Hongrie, attribue l’ensemble du Burgenland hongrois à l’Autriche qui ne l’avait pas particulièrement réclamé. Face aux troubles provoqués par cette situation, un référendum est organisé en 1921, la ville de Sopron, capitale du Burgenland, choisit d’être hongroise. C’est depuis la Civitas Fidelissima des Hongrois, la fierté du pays après l’humiliation du traité de Trianon. Je ne suis pas sûr que les habitants n’aient pas regretté ce choix dans les années de guerre froide, au moment de l’invasion de la Hongrie par les troupes soviétiques. Aujourd’hui, avec l’intégration de la Hongrie dans l’Union Européenne et dans l’Espace Schengen, l’écart entre les deux pays s’est réduit.

Je suis finalement content de ce bref passage en Hongrie. Avec ma traversée des Balkans en 2018, cela me permet d’avoir mis un pied dans tous les pays de cette zone de l’Europe de l’Est et des Balkans hormis la Macédoine du Nord (et le Kosovo, si l’on considère qu’il s’agit d’un pays internationalement reconnu). Cela me permet aussi de visiter la belle ville de Sopron.
15 août : Sopron – Scheiblingkirchen
Cette fois, j’ai terminé ma traversée de l’Europe de l’Est. Comme l’année dernière où j’avais prolongé ma traversée des Balkans jusqu’aux Dolomites, je prolonge cette année jusqu’en Italie pour faire le lien avec ma marche de 2019.
Retour donc en Autriche ce matin. Pour un pays de l’Ouest, qui plus est germanique, certaines choses m’ont déjà surpris. Je m’attendais à plus de civisme, on est pas dans un pays latin tout de même. L’autre soir au camping de Purbach, j’ai dû demander aux voisins qui faisaient la java d’être plus silencieux, il était plus de minuit. Cela ne les a pas empêché de continuer au-delà de deux heures du matin. Pour peu, je me serais cru dans un refuge espagnol. Il y a aussi ici ou là quelques détritus qui traînent. Les deux restaurants où j’ai dîné les deux premiers soirs ne prenaient que du liquide. À croire, que comme en Roumanie, c’est pour ne pas déclarer la recette au fisc. À Sopron en Hongrie, cela ne posait par contre pas de problème de régler avec la carte. Et en Autriche quand je retire des euros à la banque, je suis facturé de trois euros. Bravo la Raiffeisen Bank qui est la seule dans les localités que je traverse. Il vaut mieux retirer des hryvnias en Ukraine ! Bon, pour ce prix là, la banque te donne des billets de cent euros. C’est la première fois que j’en ai en main.
Au passage de la frontière, un groupe de jeunes autrichiens m’offre du spritz. Voilà de quoi redémarrer sur des meilleures bases ma relation avec l’Autriche. En plus, pour la première fois depuis très longtemps, les prévisions météorologiques sont bonnes pour la semaine à venir. Il n’y a pas de pluie annoncée. J’en ai déjà bien profité aujourd’hui avec des conditions idéales, une température parfaite pour avancer. Demain, je vais à nouveau prendre de la hauteur.

16 août : Scheiblingkirchen – Stuhleck (Refuge Alois-Günther-Haus)

Au sommet du Stuhleck, je suis à 1782 mètres d’altitude. Cette fois, je suis bel et bien dans les Alpes. Il y a deux jours, j’étais face à la vaste plaine hongroise. C’est impressionnant comme le paysage change vite à la lente vitesse du marcheur. J’avais fait un peu plus de 100 mètres de dénivelés sur 38 kilomètres. Deux jours après, sur une distance équivalente, je dépasse allègrement les 2000 mètres de dénivelés.
Autre grand changement, les jours diminuent rapidement. Hier soir, quand après vingt heures, je suis parti du restaurant à Scheiblingkirchen pour trouver un endroit pour planter la tente, l’obscurité commençaient à gagner et quand j’ai eu fini de m’installer, il faisait déjà nuit.
Les Alpes, l’été qui tire déjà vers la fin, cela sent la fin des vacances…
17 août : Stuhleck (Refuge Alois-Günther-Haus) – Straßegg
Le compte à rebours est maintenant en route. Dans dix jours environ, j’en aurai terminé. Insidieusement, dans ma tête, je fais le calcul des kilomètres restants ; je me demande combien de temps il faudrait en transport en commun pour arriver au but. Une fois passé la Hongrie, mes objectifs étant atteints, il ne faut pas que la tête commence à lâcher. Il me reste encore près de 300 kilomètres et encore pas mal de dénivelés à avaler.

Je continue sur des étapes conséquentes profitant des bonnes conditions mais, cela commence à tirer. Demain, je prévois une journée plus tranquille pour récupérer. Peut-être que le sommeil réparateur me fera changer d’avis mais je n’ai pas non plus intérêt d’arriver avec plusieurs jours d’avance. Mon vol retour est le 30 août. Dix jours pour faire 300 kilomètres, cela devrait être dans mes cordes.
18 août : Straßegg – Pernegg an der Mur

Depuis que j’ai quitté Bratislava, j’ai avancé à 37 kilomètres quotidiens sur ces six premiers jours. Même si le début était plat, ces kilomètres tirent dans les jambes et un bon rhume n’arrange pas l’affaire. Arrivé en début d’après-midi à Pernegg an der Mur après 24 kilomètres, je ne vais pas plus loin. Une après-midi oisive ne sera pas superflue. Ma dernière journée de repos date du 27 juin, il y a 52 jours. De toutes façons, il faut me ravitailler. Le prochain village que je traverse est dans 84 kilomètres et les commerces sont fermés le dimanche. Après Pernegg an der Mur, je remonte en altitude et vais passer par le point haut de mon parcours autrichien, un peu en dessous de 2000 mètres d’altitude. J’espère pouvoir bien récupérer car demain, il y a du dénivelé.
19 août : Pernegg an der Mur – Refuge Gleinalm Schutzhaus
Il pleut sur la petite église de Maria Schnee à côté du refuge Gleinalm Schutzhaus. Cela fait guère plus d’une demi-heure que je suis arrivé et je n’ai pas encore terminé ma bière sur la terrasse. Toute la journée, je me suis posé la question si j’allais jusqu’au refuge ou camper avant. J’ai bien fait de persévérer malgré la fatigue. 36 kilomètres, 2440 mètres de dénivelés, même après trois mois et demi, cela se sent dans les jambes. Le jeu en valait la chandelle car orages, tonnerre, éclairs et trombes d’eau n’ont cessé de toute la soirée jusqu’à ce que je trouve un sommeil mérité. Encore une fois, le confort du refuge est inestimable dans ces conditions.
Cette longue étape me permet aussi de sécuriser la fin du parcours. Je pense maintenant pouvoir gérer les aléas comme la météo. Je termine ma partie dans la région de la Styrie et je vais poursuivre en Carinthie. Le choix fait pour la liaison entre Bratislava et l’Italie n’est pas le plus classique. La liaison normale est plutôt par Vienne puis les montagnes que j’aperçois plus au nord. Le relief y est beaucoup plus alpin.

J’ai opté pour un chemin plus direct et moins difficile. Le relief sur ces massifs est doux, les sentiers sont bons. Mais c’est aussi moins touristique et les structures d’hébergement sont plus rares. Du coup, je fais un parcours autrichien physique avec de longues étapes et finalement pas mal de dénivelés.
Maintenant que j’ai passé le point haut du chemin en Autriche, la suite devrait être moins rude. Enfin, je suppose.
20 août : Refuge Gleinalm Schutzhaus – Salzstiegl
L’humidité de la veille a eu du mal à se dissiper. J’ai passé la matinée dans un brouillard très britannique. J’avais l’impression de marcher dans les Highlands écossaises. De temps en temps un fugace rayon de soleil offrait un peu de perspectives.

La Styrie où je suis encore ce soir et la Carinthie qui est juste à quelques kilomètres de Salzstiegl sont deux régions très traditionnelles d’Autriche. Le FPÖ, parti nationaliste autrichien y fait des bons scores. Ici, c’est l’Autriche éternelle. Dans les hôtels ou refuges où je dors, il y a souvent des photos des propriétaires, culottes de cuir pour les hommes, chemisier aux manches bouffantes pour les hommes. Les paysages, sans être spectaculaires, sont aussi typiques avec les chalets d’alpages et les troupeaux (quand je peux les voir, ce qui n’était pas le cas ce matin).
21 août : Salzstiegl – Sankt Martiner am Silberberg

Je découvre la gentillesse des autrichiens. Il m’est arrivé à plusieurs reprises qu’une voiture s’arrête pour me demander si je veux monter. Quand je consulte la carte sur mon téléphone, spontanément, des autrichiens sont venus pour me guider. Ou tout simplement en traversant des villages, ils engagent la conversation. Le problème, c’est que ma réponse, la seule que je sais formuler en allemand et donc que je sors systématiquement est : «Ich bin Franzose, ich spreche nicht Deutsch» (Je suis français, je ne parle pas allemand). Heureusement, hormis les personnes âgées, la plupart parle au moins un peu anglais et souvent ils connaissent quelques mots de français. Hier soir, à Salzstiegl, la patronne le parlait très bien et parmi les employés, un était italien et l’autre roumaine. C’était donc facile de s’en sortir sans l’allemand.
Ce qui est plus difficile à gérer, ce sont les refuges autrichiens. Certains ont des jours de fermeture hebdomadaire. Celui où je pensais dormir hier à Salzstiegl était fermé trois jours et manque de chance jusqu’à ce matin. Celui qui était proche était à priori complet. Je pensais avoir ma chance ce soir ; le refuge de Sankt Martiner était idéalement placé pour terminer l’étape. Quand j’y suis arrivé, il n’y avait personne mais ils ne pouvaient pas me faire dormir. Je n’ai pas compris pourquoi, la gardienne ne parlant qu’allemand.
J’avais prévu plusieurs étapes en refuge. Je les fais à l’hôtel. Je pourrais camper mais en fin de parcours, je me laisse aller à la facilité et au confort. D’autant plus qu’il fait un temps automnal, gris, frais, venté avec ce soir de la pluie. Mon budget pour cette partie est du coup en train d’exploser. Les hôtels à 6€ la nuit, c’est du passé. Ici, c’est comme en France…
Autre conséquence, je rajoute des kilomètres un peu chaque jour pour me loger. Ce soir, il ne me reste plus que 160 kilomètres jusqu’à Tarvisio, une broutille, beaucoup plus court que les 220 de la version longue du Grand Raid des Pyrénées. Je pourrais terminer à la façon trailer, en courant, jour et nuit sans m’arrêter…Plus modestement, je vais me contenter de le faire en 5 jours (peut-être six) à mon rythme actuel qui est à peu près ce que mon corps est capable d’encaisser quotidiennement.
22 août : Sankt Martiner am Silberberg – Gurk
J’ai maintenant laissé les grands itinéraires comme le Zentralalpenweg 02, le sentier européen E6, l’Alpannonia, le chemin de Mariazell…J’ai fait mon parcours à partir de chemins locaux pour progressivement me rapprocher de la frontière italienne. Pour le moment, c’est une réussite. Malgré un temps un peu tristounet, souvent gris, ces paysages de Carinthie sont agréables. Dès qu’un petit rayon de soleil veut bien apparaître, c’est superbe. Je les trouve même plus beaux que la partie avant en Styrie où l’exploitation forestière intensive dénature certains sites. Ici, je suis dans des montagnes humanisées avec de nombreux alpages et chalets. Je traverse de beaux villages comme Friesach et ce soir, je dîne face à la belle cathédrale romane de Gurk. Elle est assez impressionnante dans un si petit village. Initialement, ce n’était pas sur ma route puis finalement hier, j’ai décidé de modifier mon parcours pour faire étape ici. Cela m’a valu une longue journée mais le jeu en valait la chandelle.

23 août : Gurk – Sirnitz
J’avais initialement prévu d’aller de Gurk à … Gurk. Les deux villages homonymes sont sur mon parcours et distants de 36 kilomètres. Une distance respectable mais dans mes standards actuels. Mais les conditions étaient plutôt propices pour prendre un jour de repos. Ces derniers jours étaient gris mais avec quelques éclaircies et pas de pluie dans la journée. Aujourd’hui, il n’y a plus de nuances de gris. Ce matin, rapidement après le départ, il commence à bruiner. Ce n’est pas bon signe si tôt. La pluie annoncée pour l’après-midi arrive en fin de matinée. J’attends un moment sous un avant-toit que l’orage passe. Le tonnerre gronde à nouveau quand je suis au niveau de Sirnitz. Je joue la tranquillité et ne tente pas les 10 kilomètres restants jusqu’à Gurk.
Demain, je devrais avoir à peu près les mêmes conditions. Je ne vais quand même pas prendre un zero day à trois jours du terme. Heureusement, j’ai quitté les hautes montagnes et la plupart du temps marche sur des pistes forestières ou des petites routes. Je suis sous la barre des 100 kilomètres, pas question de mollir. J’ai sorti le parapluie et j’avance.

24 août : Sirnitz – Arriach
Je pense que je vais y arriver mais la fin de mon parcours autrichien est difficile. Il y a d’abord le temps, gris, maussade avec de la brume en altitude. Du coup, je marche avec une lumière terne ; les paysages perdent de leur attrait ; il y a peu de perspectives voire pas du tout sur les sommets. Il y a aussi bien-sûr la tête qui est déjà plus ou moins arrivé alors que les jambes ont encore du boulot. Mes dernières étapes ne sont pas dantesques mais ce ne sont pas non plus des petites balades dominicales. Résultat, je marche un peu en puisant sur mes réserves ; j’arrive à l’hôtel et n’aspire qu’à me reposer. Encore deux jours et je pourrai enchaîner une longue série de zéro day avant de remettre les chaussures de randonnée.

25 août : Arriach – Bad Bleiberg

Parfois durant ces 4 mois, je me disais «Il me reste 1800 kilomètres, deux mois à marcher» ; c’était très rare car je me projette jamais aussi loin. Mon horizon est plutôt la prochaine localité pour se ravitailler ou le passage d’un pays à l’autre. Cette fois, la fin de ma traversée de l’Europe de l’Est est proche. Je suis à moins de 20 kilomètres de la frontière italienne, point de jonction avec ma marche de 2018 et il me restera les 8 kilomètres que j’avais fait dans l’autre sens jusqu’à Tarvisio. Même en cas de problème, je terminerai à genoux, en rampant ou même en faisant le poirier s’il le faut.
Cela fait 4 mois que chaque jour, je me lève, prépare mon sac, marche près de 10 heures, fait 32 kilomètres et 1200 mètres de dénivelés, déjeune avec mon bout de pain, mon saucisson et mon fromage. Alors demain matin, je mettrai le pantalon que je porte depuis 4 mois et qui est maintenant trois tailles trop large, mes chaussures de randonnée et je partirai à pied vers Tarvisio.
26 août : Fin : Bad Bleiberg – Tarvisio
3814 kilomètres, 4 mois, en marchant depuis Istanbul, c’est beaucoup mais cela passe vite. Je suis déjà à Tarvisio. La traversée de l’Europe de l’Est à pied, c’est fini.
Teşekkür ederim, ευχαριστώ, благодаря, хвала, mulțumesc, дякую, ďakujem, dziękuję, děkuji, köszönöm, danke, grazie, en bref merci ! Merci à Rasim, Ivan, Hristo, Stan, Milé, Sladjana, Rilé, Rudja, Ervin, András, Gheorgi, Mathias, Monica, Peter… Merci à tous ceux dont j’ai oublié le nom, qui m’ont offert du thé, du café, du rakia, de la țuică, de la palinka ou de la vodka. Merci à tous ceux qui m’ont accueilli, nourri, aidé, avec qui j’ai discuté, ces bergers qui m’ont guidé ou simplement tous ceux qui m’ont offert un sourire. 3800 kilomètres à travers l’Europe de l’Est, c’est d’abord cela, toutes ces rencontres, l’accueil, la générosité, l’hospitalité que j’ai trouvé dans ces pays.
Difficile de résumer ces 4 mois tant ils ont été riches et variés. En repensant à certains moments, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un autre voyage, les villages pomaks de Bulgarie avec les femmes dans leur tenue traditionnelle, le dîner un soir à Kıyıköy face à la mer Noire, la marche dans la neige et le brouillard, la bergerie en Roumanie à goûter le fromage offert par le berger…Il y a aussi tous ces paysages superbes, les montagnes bulgares à la fin du printemps, les Carpates roumaines très variées de massifs en massifs, les Hautes Tatras…
Douze pays, des peuples, des minorités…j’ai découvert la culture et l’histoire tourmentée de cette partie de l’Europe que je connaissais pas ou peu.
J’écrivais en introduction que cela serait physique. Cela l’a été. On ne fait pas chaque jour pendant 4 mois 32 kilomètres et 1200 mètres de dénivelés sans que le corps souffre parfois. Certains jours, j’ai puisé dans mes réserves. Certains soirs, j’ai terminé épuisé. Le chemin n’a pas toujours été facile. La neige à la fin du printemps, certains massifs comme les Făgăraș étaient vraiment rudes. Mais ces efforts, cette fatigue s’oublient vite, seuls restent les beaux souvenirs.
C’est une nouvelle belle aventure qui prend fin. Demain matin, je n’enfilerai pas mon pantalon trop large, je ne mettrai pas mes chaussures de randonnée. Je prendrai même le temps pour mon petit-déjeuner avec un petit espresso italien comme je les aime et en lisant le journal. Il sera temps de ranger le matériel, de se reposer jusqu’à ce que je recommence à avoir des fourmis dans les jambes et que je reparte.
«Quand on ne veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.» Jean-Jacques Rousseau
