Récit traversée Caucase & Turquie

Le récit de la traversée à pied du Caucase et de la Turquie : l’Arménie de la frontière iranienne jusqu’à la Géorgie, une marche en 3 parties en Géorgie (le sud de la Géorgie, l’Est du Grand Caucase et l’Ouest de la Géorgie) et la traversée à pied de l’ensemble de la Turquie de la frontière géorgienne à Istanbul.


Sommaire

1 – Arménie
2 – Géorgie du Sud
3 – Est du Grand Caucase
4 – Géorgie de l’Ouest
5 – Turquie (Alpes Pontiques)
6 – Turquie (Anatolie)
7 – Turquie (Mer Noire)
Fin du récit


Toutes les photos :

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Introduction

«Et enfin revenir
À tes pieds, les souvenirs
De chemins inconnus
Que nul n’a parcourus.
»
Yéghiché Tcharents

Le monde va changer de siècle et Yéghiché Tcharents vient au monde aux confins de l’Anatolie. Ses parents sont originaires de Maku en Perse mais lui naît en 1897 à Kars. La ville fait alors partie de l’Empire Russe. Elle est maintenant en Turquie. Les Arméniens y vivaient depuis des siècles. Il n’y a plus d’Arméniens à Kars. Dans sa jeunesse, Yéghiché Tcharents combat les Turcs. Séduit par les idéaux de la révolution, il s’engage ensuite dans l’armée rouge et adhère au parti communiste. Quand le régime soviétique se durcit, il est accusé d’être antirévolutionnaire, trotskyste, nationaliste et terroriste. Sa poésie se focalise trop sur le sentiment national au détriment du réalisme socialiste. Comme beaucoup d’intellectuels, il est victime des purges staliniennes, Staline, le géorgien… Il meurt en prison en 1937.
La vie tragique de Yéghiché Tcharents, poète arménien se confond avec l’histoire tourmentée de cette partie du monde aux confins de l’Europe et de l’Asie, des empires perses, russes et ottomans. Arménie, Géorgie, Turquie, je vais découvrir des paysages superbes. Je vais aussi être confronté en permanence avec cette histoire, ce siècle de bouleversements et ces tensions qui perdurent. Haut-Karabakh, Abkhazie, Nakhitchevan, Ossétie du Sud, des enclaves, des exclaves, des confettis de territoire, des indépendances auto-proclamées, des conflits larvés, des armées qui se font face, des grandes puissances Turquie, Russie, Iran, Occident qui poussent leurs pions… La situation est à nouveau un peu plus calme mais tout peut s’enflammer rapidement. J’espère que cela ne sera pas le cas car cette longue marche me fait rêver. Pourtant, après l’Italie, j’ai eu un peu de mal à me remettre dans ce projet. En 2020, j’avais tout préparé. Mon vol pour Erevan en Arménie était réservé. Mais 2020, c’était il y a longtemps. Depuis, Covid, guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan… et cela n’a pas pu se réaliser. Un peu comme un bon plat que l’on oublie au fond du réfrigérateur, cette longue marche avait perdu de sa saveur et pendant ce temps, je goutais à d’autres mets appétissants, en France, en Italie. Et puis une grue est arrivée.
« Կռունկ (Krunk), ուստի՞ կուգաս, ծառա եմ ձայնիդ,
Կռունկ, մեր աշխարհեն խապրիկ մի չունի՞ս »
« Grue, arrête-toi, ta voix est si douce à mon cœur !
Grue, n’as-tu pas des nouvelles de mon pays ?
 »

Le son poignant, émouvant, envoûtant du duduk, la nostalgie de l’émigré arménien demandant des nouvelles de son pays… J’ai repris la trace de mon itinéraire et comme cette grue, j’ai survolé les hauts plateaux d’Arménie, les sommets escarpés du Caucase, les vieux monastères et je me suis remis à rêver.
De la frontière iranienne à Istanbul, mon parcours de 3250 kilomètres s’annonce prometteur. Je vais traverser des hautes montagnes, des régions sauvages et je vais découvrir des pays avec une histoire et une culture très riche à commencer par l’Arménie. Je débuterai des bords de l’Araxe à l’extrémité sud du pays. Pour remonter tout le pays, je serai souvent en altitude avec d’entrée le mont Khustup (3214m) puis les zones montagneuses du Zanguezour et Vardenis avant une traversée en autonomie de la chaîne de Gegham avec ses lacs et ses anciens volcans (dont l’Ajdarak à 3597m d’altitude). Ces 600 kilomètres en Arménie devraient me donner un bon aperçu des beautés naturelles du pays, montagnes mais aussi le lac Sevan, la mer des Arméniens ou le parc de Dilijan, la Suisse de l’Arménie. Cet itinéraire me fera passer également par certains des sites historiques les plus réputés du pays : Tatev, Noravank, Sevanavank, Haghpat et Sanahin. Après le canyon de Debed, je rejoindrai la frontière par une région de hauts plateaux autour de 1500 mètres d’altitude.
La Géorgie du Sud sera dans la continuité de la fin de ma marche en Arménie avec toujours des hauts plateaux, une population en partie d’origine arménienne et quelques sites comme l’ensemble troglodytique de Vardzia ou le monastère de Sapara.
À Akhaltsikhé, près de la frontière turque, mon tracé est un peu plus compliqué. J’ai pris l’habitude de marcher en évitant dans la mesure du possible les moyens de transport. J’aime tracer une ligne continue sur une carte, la plus parfaite, la plus naturelle. Cela fait partie du plaisir de ces longues marches. L’environnement change lentement au rythme de mes pas et sans transfert abrupt et motorisé d’un point à un autre. Je dérogerai à cette règle car étant en Géorgie, il aurait été dommage de ne pas découvrir le Grand Caucase, les montagnes les plus hautes d’Europe. Pour cela, j’irai en bus à Tbilissi, la capitale puis vers l’Est du pays. Cette région, au sud de la frontière russe, est réputée pour ses paysages, son histoire et ses traditions avec les villages et montagnes de Touchétie, Khevsourétie aux confins du Daghestan et de la Tchétchénie. Je pense que j’aurais regretté de ne pas découvrir cette partie de la Géorgie.
Au pied du mont Kazbek (5047m), il me faudra à nouveau reprendre les transports en commun pour contourner l’Ossétie du Sud qui a fait sécession et rejoindre l’Ouest du Grand Caucase. La Svanétie est la région la plus fréquentée par les randonneurs avec à nouveau des paysages grandioses (notamment le mont Ushba, le Cervin du Caucase) et des villages typiques (comme Ushguli). Je poursuivrai ensuite ma marche par une zone en moyenne, basse altitude avec quelques sites intéressants comme Nikortsminda ou le piton de Katskhi avant de reprendre de la hauteur avec le Petit Caucase dans le Parc National de Borjomi pour finalement rejoindre Akhaltsikhé.
Après cette « petite » mise en bouche de 600 kilomètres en Arménie et 900 en Géorgie, m’attend la partie turque, la plus ardue de cette longue marche… Les premiers 1500 kilomètres ont été relativement faciles à préparer. L’Arménie et la Géorgie développent le tourisme vert. Ils ont de fantastiques atouts pour cela. Des chemins de randonnée existent et certains commencent à être populaires. Il est assez facile de trouver de l’information. En Turquie, cela n’est pas le cas. Le pays a beau être plus proche de l’Europe, construire ma trace sur près de 2000 kilomètres, c’est aller vers l’inconnu. Et avec cet inconnu, il y a beaucoup de craintes. Les recherches sur la traversée de la Turquie à pied conduisent aux observations suivantes : de vastes steppes semi-désertiques, des longues lignes droites à perte de vue sur le plateau anatolien, les féroces chiens kangal. Les rares personnes qui, à ma connaissance, ont traversé la Turquie à pied, sont passés par le centre, plus au sud de l’itinéraire que j’envisage ou sur le littoral de la mer Noire. Ils ont en plus marché essentiellement le long des routes. Mon objectif est différent, je veux réduire au maximum les portions sur bitume. Pour cela, je n’ai trouvé que quelques traces dans certains massifs. Dans beaucoup de ces montagnes, aucun chemin n’apparaît sur les cartes que j’ai l’habitude de consulter. J’ai dû bâtir mon itinéraire presque à partir d’une feuille blanche. Jamais, je n’ai construit un tracé aussi long à partir de vues satellites. Outre les chiens, je crains le climat très humide dans cette partie en altitude, arrosée et brumeuse du fait de sa proximité avec la Mer Noire mais comme dit un proverbe turc « Qui veut la rose, aura aussi les épines ». Les roses ont été belles ces dix dernières années et la rose turque peut l’être tout autant. Après des heures et des heures de travail, je ne suis pas mécontent du résultat et je suis optimiste. J’ai déjà goûté à l’hospitalité des turcs et mon chemin devrait me réserver de belles découvertes avec d’abord les Alpes Pontiques. C’est le gros morceau. Près de 800 kilomètres et 40000 mètres de dénivelés positifs, je serai souvent au dessus de 2000 mètres d’altitude avec plusieurs passages au-delà des 3000 et uniquement deux localités significatives : Artvin et Gümüşhane. Je vais traverser des paysages très alpins au relief escarpé mais aussi passer par de nombreux alpages peuplés en été par les bergers.
Au centre du pays, je vais poursuivre plus bas en altitude (rarement au-delà de 1500 mètres) avec quelques localités touristiques (Amasya, Kastamonu, Yörük Köyü, Safranbolu). Il y aura un peu plus de villages mais là aussi des sections longues sans hébergement ou points de ravitaillement. J’y serai en septembre et j’espère que les températures seront plus supportables et que je n’aurai pas trop de difficultés pour trouver de l’eau. Je terminerai par une semaine de vacances avec 240 kilomètres à pied le long de la Mer Noire avec de nombreuses localités pour me remplumer et récupérer.
Au bout de 4 mois de marche et 3250 kilomètres, je devrais atteindre Anadolu Kavağı, le terminus septentrional des bateaux qui font la navette sur le Bosphore. Il ne me restera plus qu’à me laisser glisser sur les eaux pour connaître la magnifique arrivée en bateau sur Istanbul.
«Et enfin revenir
À mes pieds, les souvenirs
De chemins inconnus
Que nul n’a parcourus.
»

1 – Arménie

Du 24 au 28 mai : D’Erevan à Agarak

«Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveilles…
»
Je termine ma première journée en Arménie. Ce soir au restaurant, la radio diffuse «Emmenez-moi». Il y a peut-être plus dépaysant comme musique mais comme me le souligne fièrement la serveuse, Aznavour est Arménien. Ce pays des merveilles qu’il chante, ce n’était certainement pas sa terre d’origine. J’ai débuté mon voyage par une visite du mémorial du génocide. Douze stèles symbolisant les provinces historiques sont inclinées vers la flamme du souvenir. Une flèche de pierre effilée se dresse vers le ciel. Scindée en deux, elle représente le peuple arménien, ici et la diaspora qui renaît. On ne peut pas être bouleversé par la visite du monument et du musée à la mémoire du million et demi d’hommes, femmes et enfants qui ont péri dans cette tragédie.
Aujourd’hui, des douze provinces, il ne reste qu’un petit pays de la taille de la Belgique. Il me faudra quand même trois semaines pour le traverser. L’Arménie, ce n’est pas le plat pays. Selon certains étymologistes, le mot signifierait «Hautes terres». L’altitude moyenne y est de 1800m. 90% du territoire est au-dessus de 1000 mètres et 40% à plus de 2000 mètres d’altitude. La capitale Erevan elle même s’étend entre 800 et 1300 mètres. Ces hauts plateaux, ces montagnes font partie de l’identité arménienne. Elles symbolisent la résistance, la résilience de ce peuple. «Nous sommes nos montagnes» selon le titre d’une nouvelle de Hrant Matevossian et comme le dit un proverbe arménien «Les montagnes ne se mettent pas à genoux».

Erevan c’est presque toute l’Arménie. Deux millions de personnes vivent dans l’agglomération, les deux tiers de la population arménienne. Malgré une histoire pluri millénaire, ce n’était qu’une modeste bourgade de moins de 20000 habitants au début du XXè siècle «dont la physionomie est restée toute persane» écrit Mme Chantre (À travers l’Arménie russe 1893). Devenue la douzième capitale des Arméniens, grossie par l’arrivée des survivants du génocide, la ville se développe à l’époque communiste. L’architecte Tamanian évite le modèle soviétique tout béton et s’appuie sur un plan d’urbanisme global reprenant certains éléments de l’architecture traditionnelle avec des murs et des décors en tuf rose. Il détruit aussi les quelques monuments persans et maisons traditionnelles. Seul témoin de cette époque, la mosquée bleue a été réhabilitée par l’Iran il y a quelques années. Depuis l’indépendance, les nouvelles constructions ont fleuri dans le centre, immeubles de style occidental, verre fumé…dans certains quartiers, une nouvelle Erevan à l’atmosphère internationale est en train de naître.

Après trois jours pour m’organiser, me ravitailler et visiter, je quitte la capitale pour me plonger dans l’Arménie profonde. Le minibus m’emmène vers Areni, ma première étape vers le sud. La radio crache des morceaux de rabiz, la pop locale. L’anglais n’est plus la langue passe-partout. Dans le minibus, personne ne le parle. Il faut que je me débrouille dans un sabir russo-arménien.


Il n’y a pas de raisons pour que je sois le seul à écouter du rabiz…


Je longe la frontière turque avec de l’autre côté, le mont Ararat. Sa présence captive le regard. Pour les Arméniens, c’est un symbole fort. Il est au cœur de leurs terres historiques. Espoir de courte durée, le traité de Sèvres qui démantèle en 1920 l’Empire Ottoman accorde à l’Arménie un vaste territoire jusqu’à la mer Noire. Il ne sera jamais appliqué. Mustafa Kémal Atatürk reconquiert les territoires ottomans en Asie Mineure. Coup de grâce, en 1921, par le traité de Kars, le nouveau gouvernement soviétique s’entend avec les Turcs sans consulter les Arméniens et concède à la Turquie toute une bande de territoire avec Ani, une des capitales historiques, la ville de Kars et le mont Ararat. En 1923, le traité de Lausanne entérine ces frontières. Le mont Ararat est perdu pour les Arméniens. Il reste là devant leurs yeux, témoin de leur histoire tragique et de leurs anciennes terres. C’est ce qu’expriment ces vers de Parouïr Sévak (Le clocher qui sans cesse résonne)
« Notre Massis (le nom que donne les Arméniens au mont Ararat)
Face à notre nouvelle capitale
Devant nos yeux pleins de nostalgie,
Délibérément et tendancieusement
Va nous provoquer sans aucune pitié,
Pour rouvrir encore notre plaie fermée,
Nous attirer sans fin comme un aimant,
Sans jamais permettre de s’en rapprocher.
 »
La route du sud traverse la plaine de l’Araxe mais pour rejoindre le point de départ de ma marche plus en aval, je dois quitter cette vallée. À Erash, la route et l’ancienne ligne de chemin de fer butent sur le Nakhitchevan. C’est une exclave azerbaïdjanaise coincée entre la Turquie, l’Iran et l’Arménie et sans communication terrestre avec le reste de l’Azerbaïdjan. On ne peut plus passer. La route contourne ce territoire. La frontière est juste à quelques mètres à droite avec les postes de l’armée arménienne sur les collines. La route est elle protégée par un talus de terre. En mars de cette année, à Erash, un soldat arménien a été tué par un tir provenant du Nakhitchevan.
Les frontières entre l’Arménie, la Turquie et l’Azerbaïdjan sont complètement fermées. Pourtant, plus loin, je passe en territoire azerbaïdjanais. D’un point de vue international, Karki est une enclave à l’intérieur de l’Arménie mais de facto sous souveraineté arménienne. Le village était administrativement rattaché au Nakhitchevan, lui même exclave azerbaïdjanaise… « Diviser pour mieux régner », les soviétiques étaient maîtres en la matière. Suite aux guerres et massacres après l’indépendance des deux pays, il n’y a plus d’Azéris à Karki et dans toute l’Arménie. Il n’y a plus non plus d’Arméniens en Azerbaïdjan.
Alors que je franchis un col dans un paysage de montagnes désolées avec déjà un air d’Asie Centrale, les passagers ont pitié de moi et après le rabiz, c’est avec Joe Dassin, une valeur sûre dans l’ancienne Union Soviétique, que je poursuis ma route. Ambiance presque irréelle alors que je m’éloigne progressivement de mes repères, de rouler en écoutant « Et si tu n’existais pas ».
Areni est un petit village au cœur de vignobles réputés. Je m’arrête là car j’ai prévu de laisser un colis chargé de nourriture. Quand je remonterai à pied le pays, j’ai au-delà 5 jours de marche en autonomie dans les montagnes Gegham. Vu les ressources locales, j’ai préféré faire des provisions à Erevan. C’est toujours dans un mélange de russe et d’arménien que je dois expliquer tout cela dans la guesthouse où je dors. Je pense avoir eu raison de prévoir ces réserves. Le village est petit et je serai rassuré d’y trouver toutes les réserves achetées. Ce qui me rassure moins, c’est la chaleur déjà présente et les paysages arides. D’Erevan, je m’inquiétais de la neige dans les montagnes. Ici c’est le manque d’eau qui posera peut-être des problèmes.
Encore plus au sud, le minibus emprunte une nouvelle route viabilisée dans l’urgence. Viabilisée est un grand mot car sur de nombreuses sections, nous roulons au pas. L’ancienne serpentait le long de la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. En 1994, vainqueurs, les Arméniens avaient conquis toute la zone tampon jusqu’au Haut Karabagh. Suite à la guerre de 2020, les azerbaïdjanais ont récupéré ces territoires. La route qui se jouait de la frontière entre Goris et Kapan est désormais bloquée.
Au fur et à mesure que je progresse vers le sud, dans cet étroit corridor que forme l’Arménie en direction de l’Iran, la complexité de la situation de cette région apparaît.
Après 7 heures ballotté dans le minibus, j’arrive enfin à Agarak. 7 heures pour 300 kilomètres, je termine une des épreuves difficiles de mon voyage. Une autre va arriver rapidement. Je suis au sud et à basse altitude. Il fait chaud, les montagnes sont arides. Ici, le paysage pourrait rappeler certains coins du Tadjikistan ou du Pakistan avec un univers minéral et juste de la verdure dans les fonds de vallée. Si demain, j’ai une toute petite étape pour commencer, lundi je serai au pied du mur. Il me faudra grimper et pas qu’un peu.
Finis les préparatifs, l’approche, il va falloir maintenant me mettre au boulot. J’ai tout réglé, j’ai même trouvé mon bâton pour m’accompagner. La grande question maintenant est : Est-ce que nous arriverons ensemble à Istanbul ?

Le défilé de l’Araxe à Agarak

29 mai : Agarak – Meghri

Hier soir à Agarak, l’état d’esprit était loin de l’excitation du début de mes longues marches. Les sept heures de minibus m’avaient vidé. La chaleur (je n’aime pas cela), les montagnes arides m’inquiétaient. Mes jambes étaient en coton à cause d’un état un peu fiévreux. Aller au restaurant dans le centre d’Agarak pour dîner, à un kilomètre de mon hôtel m’a paru difficile. Alors 3250 kilomètres jusqu’à Istanbul…Je pense que si quelqu’un m’avait proposé un vol direct pour Toulouse, je l’aurais pris. Mais il n’y a pas de vol direct. Je suis au bout du bout. Au sud l’Iran, à l’est et à l’ouest l’Azerbaïdjan, le seul échappatoire c’est 9 heures de minibus jusqu’à Erevan et là quand même, je préfère le faire à pied. Je me suis couché à 20 heures et me suis dit : Allez Jean-Marc, avance petit à petit et tu verras.
Ce matin, sans être dans une forme étincelante, j’étais reposé. J’ai pris mon bâton et je suis parti direction le poste frontière. J’aime commencer mes longues marches de ces confins et lentement revenir. J’aime ces lieux où deux mondes différents se font face, parfois s’ignorent, ces territoires, un peu cul de sac, un peu perdus. La plage de Tarifa balayée par le vent et face à Tanger en 2014, les falaises de Marettimo qui plonge dans la Méditerranée en 2016, bout d’Europe rêvée par les migrants qui embarquent des côtes tunisiennes, Cap Greko en 2018 avec si proche, si loin la Syrie en guerre, Istanbul en 2019 la métropole sur deux continents et Ագարակ (Agarak) cette année. Je suis en Arménie, les soldats russes surveillent la frontière dans le cadre d’un accord entre les deux pays, les chauffeurs iraniens patientent à la douane, trois alphabets, trois langues se côtoient. Je suis à nouveau à un « bout », bout du monde, bout de l’Europe, bout de l’Arménie. Je suis à l’extrême sud du pays. L’Araxe qui coule des montagnes turques en direction de la mer Caspienne sépare ici deux mondes : la république très islamique d’Iran au sud et la très chrétienne Arménie au nord. Agarak est l’unique point de passage frontalier entre les deux pays.
C’est aussi, géographiquement, la limite méridionale du Caucase. Pour les Arméniens et les Géorgiens qui se considèrent européens, c’est même la limite du vieux continent. Mais où se trouvent les frontières de l’Europe ? D’un point de vue géologique, ce n’est pas un continent mais un appendice de l’Asie. Il est malgré tout d’usage de lui accorder le titre de continent au vu de son rôle dans l’histoire de l’humanité. Un continent est normalement cerné par la mer alors où placer cette limite ? Elle fluctue selon les géographes. Pour certains, à défaut de mer, c’est un fleuve ou une rivière qu’il faut prendre en compte. Dans ce cas là, certains optent pour le Don qui se jette dans la Mer Noire, d’autres pour la Koura en Géorgie entre la mer Noire et la mer Caspienne. La version la plus extrême, c’est ici, l’Araxe. Mais pour la majorité, la frontière entre les deux continents est définie par des chaînes de montagne. L’Europe s’étend de l’Atlantique à l’Oural à l’est et au sud, jusqu’au Caucase. L’Elbrouz à 5642 mètres d’altitude est ainsi le point culminant du continent. Géographiquement, dans ce cas là, la Géorgie et l’Arménie sont asiatiques.
Politiquement, les deux pays sont membres du Conseil de l’Europe. Ils participent aux compétitions sportives comme l’Euro de football et à des manifestations comme l’Eurovision de la chanson. La culture, l’histoire, la religion les rattachent plutôt à l’Ouest.
Ce qui est certain, c’est que quelles que soient les définitions, géographiques, politiques, historiques, sportives ou culturelles, personne ne place la limite plus loin ; l’Arménie peut être considérée comme une limite extrême du continent mais les terres que je vois de l’autre côté de la rivière, en Iran sont elles en Asie. De ce bout du bout du continent, j’entame ma longue marche.
Contrairement aux marches précédentes, l’environnement est plutôt ingrat pour commencer et mon état n’arrange pas ma perception. Comme souvent dans les anciens pays de l’Union Soviétique, il y a ces bâtiments béton en partie en ruine, une impression d’abandon. Je marche le long de la route. Il est tôt, il y a peu de circulation mais les camions iraniens ou arméniens crachent leur fumée d’échappement chargée de mauvais diesel. Tout le long de la route, une barrière barbelée empêche de s’approcher de la frontière. Je me risque quand même à prendre une photo de la vallée de l’Araxe. C’est interdit et les soldats russes n’ont pas la réputation d’être accommodants.

La vallée de l’Araxe

Pour marcher avant la chaleur, je suis parti à 6 heures du matin. Je n’ai que 10 kilomètres jusqu’à Meghri et je termine l’étape à huit heures. Cela me laisse une journée complète pour essayer de récupérer. Demain est une des journées de ma longue marche qui m’inquiète le plus. J’ai des doutes sur l’état du sentier, la possibilité de trouver de l’eau, la chaleur, il y a d’entrée un dénivelé conséquent. La réussite de l’étape de demain conditionnera la suite. Si j’avance bien, en deux jours je suis à Kapan, la principale ville du sud. La suite est moins sauvage avec plus de villages, d’eau, de verdure. Je ne veux pas louper cette journée. Si je ne suis pas en forme, je n’exclus pas de rester une nuit supplémentaire. Dix kilomètres, peut-être un zéro day en suivant, à ce rythme, je peux viser 2023 ou 2024 pour Istanbul.
Élisée Reclus écrit à la fin du XIXè : « Meghri est la ville la plus agréable de l’Arménie; soixante-dix sources y jaillissent, et mêlant leurs eaux pures à celles des canaux d’irrigation, entretiennent une riche verdure dans les jardins environnants. » De ce Meghri là, il ne reste plus grand chose. L’architecture soviétique a remplacé les anciennes maisons à toit plat. En ce dimanche, tout semble fonctionner au ralenti. Moi aussi… Après un tour dans le centre puis le repas, je retourne me reposer. Je verrai demain pour la suite.

30 mai : Meghri – Bord d’un ruisseau avant le col vers le village de Kaler

Ce matin, je suis parti. Je n’étais pas encore en pleine forme mais cela allait nettement mieux que les deux jours précédents. Et pour ma première véritable étape, j’attaque dans le dur directement. De Meghri, il faut avaler 1700 mètres de dénivelés sur 13 kilomètres. Je démarre très tôt et sur toute la première partie, je marche à l’ombre. Je suis sur un rythme régulier, lent. C’est classique mais en ce début de longue marche et dans ma forme actuelle, je ne peux pas faire autrement. J’ai de bonnes surprises. Le sentier se repère bien, il n’est pas trop embroussaillé, nettement meilleur que sur des parties lors de précédentes marches. Il y a même des rubans de balisage qui aident bien et confortent en cas de doute. Autre bonne surprise, la source d’Anahiti marquée sur la carte coule avec un bon débit. Je fais une longue pause et je profite de cette délicieuse eau fraîche.
Je finis par atteindre les crêtes. Les deux points d’eau suivants marqués sur la carte ont pour le premier un débit extrêmement faible et pour le deuxième se limite à une vague flaque boueuse. Je poursuis donc même si je commence à sérieusement tirer la langue. Alors que le tonnerre gronde, j’arrive à un vallon avec un ruisseau qui coule. L’endroit est idéal pour le bivouac. Quand la pluie se met à tomber. Je suis installé. J’ai eu le temps de me laver. C’est avec une satisfaction certaine qu’à l’intérieur, propre, au sec, je me repose. 2000 mètres de dénivelés pour aujourd’hui, c’est largement suffisant. Cette première étape est réussie. Elle a bien sûr été solitaire. J’ai juste croisé un Arménien qui ramassait des plantes dans la montagne. Si j’ai bien compris, elles ont des vertus médicinales. Il m’a bien proposé de venir boire un coup à son camion mais cela me faisait faire demi-tour et pour aujourd’hui, j’en étais bien incapable.

Premier bivouac dans les montagnes arméniennes

La nuit sera solitaire à 2300 mètres d’altitude dans les montagnes du sud de l’Arménie avant de continuer demain à monter avec le mont Khustup à 3210 mètres d’altitude au programme.

31 mai : Bord d’un ruisseau avant le col vers le village de Kaler – Kapan

Grosse frayeur ce matin. Il était 4 heures et demie et il faisait encore nuit. Je terminais ma nuit quand j’ai été réveillé par un coup de fusil proche. Rapidement, j’ai ouvert la porte de la tente. Un 4*4 sur une piste un peu au-dessus de mon campement avait les phares droit dans ma direction. J’ai allumé ma frontale dans leur direction et ils sont partis. Finalement, je me suis dit que c’était une bonne heure pour se lever, l’étape du jour étant à nouveau consistante. En préparant mon petit déjeuner, je remarque un trou dans le double toit de ma tente. Ma première réaction est de me dire que hier soir, j’ai dû l’accrocher. Il faut que je fasse plus attention à mon matériel. Puis, je réalise qu’il y a dans l’axe un autre trou sur la toile extérieure. Enfin, de l’autre côté de la tente, toujours dans un même axe, double toit et toile extérieure sont également percés. Une balle est passée au dessus des fesses. Dans la nuit, ces apprentis chasseurs ont dû prendre ma tente pour du gros gibier.
Je m’en tire bien mais je suis un peu secoué. C’est la première fois et j’espère bien la dernière qu’on me tire dessus. Après avoir petit déjeuner, bouché les trous extérieurs et plié le matériel, je démarre tôt. Toujours sur de bons chemins, sur des crêtes autour des 3000 mètres d’altitude, je profite des paysages. Je suis vraiment en montagne et traverse quelques névés.

Vues ce matin vers la crête frontalière avec le Nakhitchevan

Le départ matinal est à nouveau bien approprié aux conditions. Rapidement à la mi-journée, le tonnerre commence à gronder, les nuages gagnent du terrain. Je ne traîne pas au sommet du Mont Khustup (3210m). Le point de vue s’étend, paraît-il sur 5 pays. Je ne peux confirmer vu la couverture nuageuse. Il y l’Arménie au pied. L’Azerbaïdjan n’est pas loin puisque la frontière n’est qu’à 4 kilomètres de Kapan. L’Iran, cela est normal, j’ai eu ces deux jours de vastes vues vers le sud. L’Artsakh n’est pas loin (c’est le nom donné par les Arméniens à la République autoproclamée du Haut Karabagh ou Nagorno Karabagh). On peut voir aussi jusqu’en Turquie ; cela m’étonne car à l’ouest une chaîne de montagnes à près de 4000 mètres d’altitude à la frontière du Nakhitchevan barre l’horizon ; peut-être le mont Ararat par temps clair.
Le mont Khustup est un classique dans cette région. Il domine de 2400 mètres la ville de Kapan. En fin d’étape, cette descente a été interminable. J’étais heureux d’arriver à Kapan qui n’est pourtant pas l’endroit le plus agréable d’Arménie. Comme beaucoup de localités du sud du pays, la principale activité est la mine. Ici c’est surtout du cuivre. Ce sont des ingénieurs français qui ont lancé l’activité à la fin du XIXè. Il y avait une communauté grecque importante avec leur église. Aujourd’hui, c’est une ville à l’architecture soviétique.
Je peux donc me reposer. Je ne vais rien manquer. Je suis épuisé après cette nouvelle étape et ses 2400 mètres de dénivelés descendants pour terminer. Je craignais ce démarrage dans le sud de l’Arménie. Cela a été conforme à ce que je pensais : beaucoup de dénivelés, pas mal de parties en haute altitude avec les problèmes de souffle inhérents et aucun lieu habité entre Meghri et Kapan. La bonne surprise aura été la qualité des sentiers. Cela passe très bien. Je vais maintenant pouvoir avoir des étapes plus raisonnables avec des villages. Cela va me permettre de découvrir cette Arménie rurale. Depuis mon départ, la marche est solitaire. Cela a été le cas aujourd’hui. J’ai juste aperçu des chamois vers le mont Khustup mais ils ont détalé à une telle vitesse que je n’ai pas eu le temps de sortir l’appareil photo. Ce n’est pas le parc national du Mercantour. Ils doivent craindre les chasseurs locaux qui ont la gâchette facile. Je ne vais pas les contredire.

1er juin : Kapan – Au-dessus d’Antarashat

Même si je vais trouver maintenant plus de villages, il me faudra marcher 340 kilomètres pour trouver la prochaine localité significative pour se ravitailler. J’ai mes réserves laissées à Areni et si j’espère trouver dans certains villages des épiceries, j’ai quand même fait un gros ravitaillement au supermarché de Kapan. Il était d’ailleurs étonnamment bien fourni avec autant de choix qu’à Erevan.
De Kapan, j’avais des doutes sur le chemin tracé. Je l’avais fait un peu au jugé en fonction du relief. Pour rejoindre la trace du Transcaucasian Trail, je devais passer dans un secteur sans chemins sur la carte et en forêt donc sans pouvoir s’appuyer sur des vues satellites. Finalement, cela s’est très bien passé et le sentier était même très agréable avec des passages dans l’ombre et la fraîcheur de la forêt et parfois des superbes vues sur le mont Khustup. Puis sur le Transcaucasian Trail, j’ai pu m’appuyer sur le balisage.

Mont Khustup au-dessus de Kapan

La déception de la journée vient des villages. Il y en avait trois sur mon chemin. Chaque fois, j’ai eu presque l’impression de traverser des villages fantômes. Pas un bruit, pas d’enfants qui jouent, de vieux sur un banc, de paysans dans les champs. Il est presque difficile de croiser quelqu’un. Beaucoup de maisons sont fermées, certaines abandonnées. Il n’y a pas non plus de commerces. Pour échanger avec les Arméniens, ce ne sont pas les conditions optimales. C’est d’ailleurs étrange, la campagne est presque vide. Il y a de superbes prairies mais peu d’animaux, peu de cultures. Dans la montagne, c’est pareil. Certains secteurs vers le mont Khustup feraient de bons alpages avec de l’eau. Dans la plupart des montagnes du monde, il y a des bergeries dans de tels endroits. Ici, rien, je n’ai pas vu un seul troupeau. J’espérais pouvoir dormir à Antarashat où j’avais noté la présence d’une guesthouse. J’ai appelé mais ils n’avaient pas de chambre et les rares habitants croisés m’ont confirmé qu’il n’y avait rien ici. J’ai donc patienté un bon moment pour laisser passer la chaleur. Avant de partir, en demandant de l’eau, je me retrouve finalement invité d’abord pour le café. Ensuite la femme d’Ashot m’amène à manger. La conversation par bribes d’arménien et de russe est quand même difficile. Pour terminer, j’ai droit à mon premier verre d’oghi. C’est l’alcool arménien. Le raki albanais, c’est du petit lait à côté. J’ai du mal à boire cul sec comme ils m’invitent à le faire. En face de bois, le grand-père, 95 ans avale cela sans problème.
J’arrive à esquiver le deuxième verre et avant de ne plus être en état, je repars pour planter ma tente au-dessus du village.

2 juin : Au-dessus d’Antarashat – Tatev

Je suis à Tatev juste après midi et j’apprécie. J’ai eu un démarrage éprouvant : la petite forme le premier jour, les deux mille mètres de dénivelés positifs d’entrée, le chasseur le deuxième matin qui me tire dessus, les deux mille trois cents mètres descendant depuis le mont Khustup. Hier, c’était finalement encore une étape consistante. J’ai fait ce qu’il ne faut en principe pas faire en débutant sur un rythme très soutenu. Je le savais, je m’étais entraîné en conséquence mais cela ne fait pas tout. Je sens les jambes, les pieds chauffent. J’ai besoin de me reposer.
Je suis donc content de m’installer dans une guesthouse et ne rien faire pendant toute une demi-journée. Les propriétaires, Atush et Donara, sont sympathiques. Donara parle même un peu anglais. Cela facilite la conversation. Leur fils travaille à Moscou dans la restauration. C’est assez classique. On estime à 2 750 000 millions le nombre d’arméniens vivant en Russie soit presque autant que d’habitants dans le pays. L’Arménie fait partie des fidèles alliés de la Russie. Tout petit pays entouré d’ennemis turcs, la protection de Moscou est la principale (et seule?) garantie de sécurité. L’Arménie est membre de l’Union Économique Eurasiatique organisée par et autour de la Russie. Les Russes sont présents à Gumri avec une base militaire de 3000 hommes ; ils surveillent les frontières ; ils protègent le corridor de Latchin, seul passage entre le Haut Karabagh et l’Arménie et depuis la fin du conflit de 2020, ils assurent le maintien de la paix dans les zones tampons entre Arméniens et Azerbaïdjanais. Les Arméniens, le regard parfois tourné vers l’Occident, savent qu’en cas de menace, leur salut ne viendra pas de l’ouest mais de Moscou. Suite à la guerre en Ukraine, l’Arménie est un des rares pays à s’être opposé à toute position condamnant la Russie. Il y a eu même quelques mouvements de soutien avec le « Z » pro russe dans des écoles ou comme ici à Tatev sur une voiture arménienne.
Dans l’après midi, je sors de ma léthargie pour aller visiter le monastère. C’est le site touristique majeur de la région. Les visiteurs venant d’Erevan commencent par emprunter un téléphérique qui les amènent d’un haut plateau jusqu’à Tatev. C’est le plus long téléphérique du monde avec 5,7km. Le monastère ensuite est dans un site superbe, construit sur des falaises dominant un canyon et face aux montagnes. Sa fondation remonte au tout début du Xè siècle et il a été siège d’un évêché, centre spirituel avec de prestigieuses reliques. Il y avait aussi un centre d’enseignement, une bibliothèque. Des moines écrivaient, copiaient des manuscrits dont certains se trouve dans le Matenadaran, le musée d’Erevan.

Monastère de Tatev

C’est un très beau monastère. Le travail de la pierre est remarquable avec des ornementations sur les murs ou sur les khatchkars (les croix sculptées sur des stèles). Par contre comme dans beaucoup d’églises arméniennes, il n’y a pas de fresques. La tradition des icônes est orthodoxe. Ici, on vénère plus le livre sacré que l’image. Il y a quand même deux éléments que j’évite sur les photos : une ligne à haute tension qui surplombe presque le site et le défilé de camions qui passent devant le monastère. Tatev se trouve sur cette nouvelle route, la seule qui relie l’Arménie à l’Iran que j’avais prise pour aller d’Erevan à Meghri.

3 juin : Tatev – 2km avant Tolors

L’après midi de repos d’hier m’a fait du bien. Je repars avec plus d’entrain. Donara m’a préparé un copieux petit-déjeuner à une heure très matinale. Je quitte cette agréable guesthouse à la fraîche et attaque la première montée au-dessus de Tatev. Arrivé à un col, mauvaise surprise. La montagne est balafrée. La petite piste que je suivais se transforme en une vaste saignée. Le gouvernement est en train d’aménager une nouvelle route pour sécuriser sa liaison avec le sud du pays et l’Iran. Je marche sur une large bande nue puis arrive dans la zone du chantier. Je ne suis pas sûr que mon frère apprécierait de voir un touriste avec son sac à dos et son bâton de marche en train de se balader au milieu des pelleteuses, bulldozers, camions de chantier en plein travail. Ici, cela se passe plutôt bien. Les chauffeurs à tour de rôle me font signe de passer.
Je finis par retrouver un sentier de montagne et fait une pause à côté d’une fontaine avec trois bergers. Le plus âgé me raconte qu’il a fait deux ans de service militaire à la frontière chinoise à une époque où les relations entre l’URSS et la Chine n’étaient pas excellentes. Ils sont tous les trois sympathiques et en plus ils n’insistent pas pour que je boive de l’oghi. Je trinque avec eux avec la bonne eau fraîche de la fontaine. Il faut dire que j’ai eu une information importante hier soir quand Atush m’en a servi. Le taux d’alcool est de 62°. À ce niveau-là, c’est finalement pas étonnant de sentir le feu gagner le fond de la gorge. Il me faut être vigilant pour éviter les traquenards. Et aujourd’hui en milieu de journée avec la chaleur et encore du chemin, je ne me sentais pas de boire un verre.
Quand l’écrivain Axel Bakountz est venu enseigner à Darbas au début du XXè siècle, il écrit «J’avais l’impression de me diriger vers une terre très lointaine dont le professeur de géographie avait parlé comme d’un pays légendaire.». Cette localité me fait presque l’impression inverse. Les rues sont bien asphaltées. Il y a un supermarché étonnamment bien fourni, une église neuve au milieu d’une place pimpante.

Vallée de Darbas

La vie d’Axel Bakountz est assez similaire à celle de Yéghiché Tcharentz que j’évoquais en introduction. Instituteur dans cette vallée, il s’engage pendant la première guerre mondiale et combat contre les Turcs en Anatolie. Après la révolution russe, il s’inscrit au parti communiste et travaille comme agronome. En 1937, il est accusé de trotskisme et de nationalisme et est fusillé. Il avait 38 ans. Vahan Totovents, un autre écrivain était lui originaire d’Anatolie. Il rejoint l’Arménie Soviétique en 1922. Auteur de plusieurs romans et nouvelles, il est exécuté en 1938. Il y a moins d’un siècle, être écrivain était une activité à risque ici.
L’Arménie est plutôt maintenant un bon élève pour la démocratie. En avril 2018, la révolution de velours a chassé les dirigeants qui gouvernaient le pays depuis l’indépendance et qui pour la plupart étaient originaires du Haut Karabagh. Le premier ministre fait partie de cette nouvelle génération plus ouverte sur l’Occident, les nouvelles technologies, les réseaux sociaux. Et aujourd’hui, l’Arménie, entourée de la République Islamique d’Iran, de la Turquie d’Erdoğan et de l’Azerbaïdjan d’Aliev est presque une exception dans la région pour le fonctionnement de ses institutions. Sur l’indice de démocratie, l’Arménie se classe à la 90ème place sur 167 pays (France 23ème – Géorgie 92ème – Turquie 104ème – Azerbaïdjan 142ème – Iran 155ème). Pour la liberté de la presse, le pays se classe au 51ème rang sur 180 pays (France 26ème – Géorgie 89ème – Turquie 149ème – Azerbaïdjan 154ème – Iran 178ème). C’est quand même pas mal pour un pays presque en état de guerre permanent.
Après une longue pause à profiter du luxe du supermarché de Darbas. J’ai une nouvelle montée dans l’après midi sans ombre puis je redescend vers Tolors. Deux kilomètres avant le village, je passe devant une fontaine avec à côté un abri avec table et bancs. Je ne vais pas plus loin. Douche, lessive et préparation du repas. Je ne sais pas si cet endroit est public mais en tout cas, je fais comme chez moi.

4 juin : 2km avant Tolors – Au-dessus du lac de Spandaryan

Je savais que la traversée de l’Arménie serait sauvage. Ce n’est pas la longue marche où il y a des bars, commerces pour se reposer en prenant le café, pour s’acheter des douceurs, pour boire une bière… J’arrive à trouver plus d’épiceries que je ne pensais. Par contre, même dans des villages un peu importants comme Darbas, il n’y a pas de café. Contrairement à la Turquie où même dans des petites localités, il y a une maison de thé où les hommes passent du temps, ici cela ne semble pas dans la tradition.
Heureusement, mes passages dans les villages sont ponctuées de pauses grâce à l’hospitalité arménienne. À Brnakot, Aghtur m’interpelle pour me proposer un café alors qu’il jardinait devant sa maison. Je ne résiste pas à la tentation. J’ai marché une bonne dizaine de kilomètres et la pause est bienvenue. Son frère travaille en Suède et il lance un WhatsApp pour que je puisse discuter avec lui.
À Shaghat, le village suivant, Dérénik m’invite aussi pour le café. Lui a de la famille en France et ni une ni deux, il lance aussi un WhatsApp. Cet Arménien vit dans la banlieue parisienne depuis 20 ans. Quand je lui demande ce qu’il compte faire à sa retraite, il n’hésite pas et me dit qu’il veut rentrer au pays. Il y a trop d’indifférence, de froideur à Paris. La convivialité, la qualité des relations humaines en Arménie lui manquent.
Visiblement, chaque famille a un membre qui vit à l’étranger. On estime qu’ils sont entre 4 et 6 millions d’Arméniens à l’étranger pour un peu moins de 3 millions à vivre en Arménie.

Marche sur des hauts plateaux

Aujourd’hui, le paysage était moins montagneux. J’ai marché sur des hauts plateaux entre 1500 et 2000 mètres d’altitude avec de la neige sur les sommets à l’horizon. Les pauses à Brnakot et Shaghat sont bienvenues. Je termine ma première semaine mais les jambes sont encore en rodage. Aussi quand j’ai trouvé un bon ruisseau au-dessus du réservoir de Spandaryan, je n’ai pas hésité à planter la tente, encore bien fatigué par la journée.

5 juin : Au-dessus du lac de Spandaryan – Artavan

Le début de la journée est assez tranquille sur une piste contournant le réservoir de Spandaryan. Il a été construit pour alimenter le lac Sévan dont le niveau avait baissé de 20 mètres durant la période soviétique. Il fallait dans les années 50 produire toujours plus pour respecter les plans quinquennaux imposés par Staline. Les eaux du lac Sévan étaient alors largement utilisées pour irriguer la plaine de l’Araxe.

Vallon en direction du Nakhitchevan

Je m’engage ensuite dans un vallon qui bute sur la frontière du Nakhitchevan. Des bergers qui m’offrent du café sont dubitatifs sur mon chemin. Ils pensent que je vais vers la frontière. Même si elle n’est pas très loin, je n’ai pas envie de m’en approcher et de tester les tirs azerbaïdjanais… J’ai prévu de grimper droit vers la côte 2800. La montagne ici est facile et on peut passer à peu près partout. Il faut juste monter et à cette altitude, encore dans mon rodage, cela nécessite pas mal d’efforts. Là haut, j’ai à nouveau quelques névés avant d’attaquer la descente vers Artavan.
Au-dessus du lac Hayeli, des jeunes Arméniens d’un établissement d’enseignement d’Erevan sont venus en excursion dans les montagnes. Un groupe joue de la musique, je fais des pas de danse (sans grâce) puis ils poursuivent leurs visites et moi mon chemin.
Artavan est un petit village mais il y a un semblant de camping et une guesthouse. J’opte pour cette dernière. En dormant dans du dur, cela permet de se reposer à l’abri du soleil, dans des draps propres. J’apprécie !
Je partage le dîner avec le couple et leur fils. Ils ont quatre enfants. Une fille vit en Belgique, une en Russie et la troisième à Erevan. Le fils, Taron vit avec eux. Il a fait son service militaire au Haut Karabagh pendant la guerre. Le père lui, c’était une autre époque. Il l’a fait en Lithuanie. Une famille arménienne finalement assez classique.

6 juin : Artavan – Old Martiros

Il y a un peu plus de 60 kilomètres entre Artavan et Areni. En d’autres temps, je pense que je l’aurais fait en deux jours. J’opte pour trois. Je ne suis pas assez en forme pour faire deux étapes de plus de 30 kilomètres. J’aimerais que cette période de rodage arrive à son terme. Ce n’est pas encore le cas. Je me traîne encore et j’ai particulièrement du mal l’après-midi en plein soleil même si ici l’altitude tempère la chaleur. De toutes façons, il est inutile de se presser. Les montagnes Gegham approchent. Je commence à les voir et je ne suis pas sûr de pouvoir les passer vu l’enneigement actuel.
J’ai quitté la région du sud de l’Arménie, le Syunik et je suis dans le Vayotz Dzor. Plus proche d’Erevan, elle est un peu plus touristique. De nombreux sentiers sont balisés et vingt kilomètres après Artavan, il y a à Martiros une guesthouse. Cela me va très bien. Une demi-journée de marche et j’aurai une après-midi pour récupérer.
Je traverse le village de Gomk. D’après ce que j’ai lu, des Azéris ont habité ici jusqu’en 1994. Il reste les ruines de leurs maisons abandonnées. Tant que les deux pays étaient unis sous le régime autoritaire soviétique, les deux communautés coexistaient. Mais la situation a commencé à se détériorer avant même la chute de l’URSS. En 1988, le Haut Karabagh se proclame République Soviétique au même rang que l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Des pogroms anti-arméniens se produisent en Azerbaïdjan. La première guerre se solde par une victoire arménienne qui conquiert tout une partie du territoire ennemi. Les deux cent mille Azéris ainsi que cinquante mille musulmans Kurdes ou Meskhètes vivant en Arménie quittent le pays. C’était souvent comme à Gomk des communautés rurales. Dans l’autre sens, trois cents trente mille Arméniens fuient l’Azerbaïdjan. Ils étaient eux plutôt citadins, commerçants, ingénieurs travaillant à Bakou notamment pour l’industrie pétrolière.

Arrivée à Martiros

Comme prévu, j’arrive tôt à Martiros. La guesthouse est dans le vieux village. La propriétaire est férue d’histoire locale, de la culture et de la flore. Elle écrit un livre sur Martiros. Malheureusement, mon russe et mon arménien sont trop justes pour aller au-delà des généralités. Il y a par contre un touriste avec qui je peux échanger. Tore est norvégien et s’est lancé dans un long voyage avec comme objectif de développer sa chaîne Youtube.

7 juin : Old Martiros – Gnishik

Cette partie de l’Arménie est vraiment très sauvage. Les vallées sont éloignées de la route principale et elles butent sur la frontière du Nakhitchevan. J’ai marché 25 kilomètres de Martiros à Gnishik et il n’y a pratiquement rien sur toute cette distance. Ce sont des vastes étendues vertes. J’ai toujours été autour de 2000 mètres d’altitude et au-delà. Il n’y a pas de maisons, de troupeaux. Le village abandonné d’Horadis renforce cette impression de vide. Il y a un peu plus d’un siècle, le géographe français Pierre Bonnet était passé ici. Il avait photographié le village avec ses maisons autour de l’église. En 1930, il y avait 900 habitants. Apparemment, les autorités soviétiques ont préféré abandonner le village trop éloigné pour assurer son ravitaillement. Il ne reste maintenant que quelques murs. Le clocher de l’église Saint Nicolas est toujours debout mais la nef s’est écroulée.

Village abandonné d’Horadis

Dans cet espace peu peuplé, c’est presque surprenant de trouver un endroit aussi confortable que le Gnishik Visitor Center. Il est bien construit avec des matériaux de qualité, une décoration soignée, de larges baies vitrées ouvertes sur la vallée. Parti ce matin à 6h30, j’ai largement le temps de profiter de ce confort.

8 juin : Gnishik – Areni

J’ai pris du plaisir à marcher aujourd’hui. C’est bon signe et encourageant pour la suite. Il y a quelques jours, j’étais plutôt dans l’état d’esprit : arrivé à Areni, je prends le minibus pour Erevan et rentre passer l’été dans mon canapé. Là, j’ai plutôt envie d’aller découvrir les monts Gegham, la partie la plus haute et sauvage de mon chemin arménien.
Est-ce parce que je commence à être en forme ? Ou ce sont les trois étapes plus courtes, plus confortables avec nuit en guesthouse qui m’ont permis de recharger les batteries ?
En tout cas, j’ai passé hier soir une très bonne et enrichissante soirée. J’étais avec Marat, un « touriste » Russe. D’un très bon niveau d’éducation il a fait un MBA à l’INSEAD de Fontainebleau reconnu pour être un des meilleurs au monde et parle parfaitement anglais et français. Il a quitté Moscou au début de la guerre d’abord pour Dubaï. Avec des origines en partie arménienne, il travaille maintenant pour une société russe depuis l’Arménie. Ils seraient 70000 Russes à s’être installés ici. La population est russophone et plutôt russophile. Les liaisons entre les deux pays sont bonnes, dans le même fuseau horaire et beaucoup de Russes ont des liens plus ou moins proches avec l’Arménie. Terrifié par cette guerre, Marat ne se voit plus vivre avec sa famille à Moscou et pense migrer aux États-Unis à la rentrée. Il me racontait la situation en Russie, étonnamment normale avec un soutien majoritaire à Poutine mais aussi la puissante désinformation, les restrictions des libertés, les gens qui n’osent pas parler…
Il ne voit pas d’issue à court terme et ne veut pas vivre avec sa famille et élever ses enfants dans un tel contexte. Certes, il n’est pas représentatif de la population russe mais plutôt d’une élite éduquée et informée mais c’était intéressant et réconfortant de discuter avec lui.
Je suis donc parti ce matin en forme. J’avais prévu un chemin à partir de vues satellites pour arriver par les hauteurs au monastère de Noravank et rejoindre ensuite Areni sans suivre la route. Cela s’est très bien passé avec des belles vues sur le canyon aux roches rouges au-dessus du monastère et un petit sentier sauvage qui m’a amené à Areni.
Parti tôt, j’étais à Noravank avant les touristes qui viennent d’Erevan et j’ai pu avoir le site pour moi tout seul. C’est magnifique avec les falaises rougeoyantes et les différents bâtiments sont d’une grande finesse avec des décorations, tympans, khatchkars remarquables. Les artisans qui ont travaillé la pierre étaient de véritables orfèvres en la matière.

Monastère de Noravank

Comme en Grèce ou en Bulgarie, pays longtemps sous occupation ottomane, l’église est un élément fort de l’identité arménienne. C’est fort mais aussi très ancien. L’Arménie est en effet le premier état chrétien au monde, converti en l’an 301 (ou 314). À l’origine, le roi arménien, Tiridate III martyrise 40 vierges chrétiennes et emprisonne dans une fosse saint Grégoire l’Illuminateur. Mais malade, pris de crises de folies, sa sœur le convainc de libérer saint Grégoire qui le guérit. Le roi se convertit et son peuple le suit. Les Arméniens tirent une grande fierté d’avoir été ainsi les premiers à adopter le christianisme comme religion d’état. Aujourd’hui, si la constitution de la République d’Arménie garantit la liberté religieuse, elle reconnaît à l’église un rôle dans l’unité de la nation.
Cette église arménienne fait partie des églises d’orient. La particularité ? Ce sont des monophysites. Toute la question est de savoir si le Christ a une ou deux natures, divine et humaine. Si pour vous, l’incarnation est à mettre en avant, le Christ s’est fait homme, alors vous pencherez plutôt du côté des dyophysites ou chalcédoniens (catholiques, orthodoxes…). Mais alors, la parole du Christ a pu être humaine et non seulement divine. Le doute s’installe. Sa nature serait alors unique (« une seule incarnée de Dieu, le Verbe »). Vous serez alors plutôt adepte des églises d’Orient (arménienne, copte ou nestorienne). Cette épineuse question a été débattue lors du concile de Chalcédoine en 451 et faute d’accord, il y a eu une scission des églises chrétiennes.
Arrivé à Areni, j’ai presque l’impression de rentrer à la maison. Je retrouve celle d’Anna et Haïk. J’ai la même chambre. Mes réserves de nourriture sont là. La question est plus de savoir si je suis capable de porter tout ce que j’avais acheté à Erevan. Je pense que je vais en laisser ici. Demain, j’attaque les monts Gegham. À 10km d’Areni, il y a un village puis ensuite il me faudra marcher 130km pour trouver le suivant. Je vais devoir gérer toute mon autonomie non seulement de nourriture mais aussi la batterie de mon téléphone. À suivre avec plus de parcimonie… S’il n’y a pas de compte rendu le soir, il est toujours possible de relire ceux traitant de la situation du Haut Karabagh pour essayer de comprendre comment résoudre ce problème ou de faire son introspection pour savoir si on est plutôt monophysite ou dyophysite.

9 juin : Areni – Hors

Le sac à dos est bien chargé ce matin. Areni est à un point bas de mon parcours à 1000 mètres d’altitude et maintenant je dois monter. Je commence par traverser le vignoble. Le vin d’Areni est réputé avec des cépages indigènes (areni noir ou sev malahi). J’ai pu apprécier sa qualité lors de mon premier passage avec une dégustation de rouge, rosé et blanc.
Arméniens et Géorgiens se disputent le titre de plus vieux vin du monde. La légende raconte que Noé aurait planté les premiers ceps de vigne. Il y a 6000 ans, du vin y était déjà produit. Des pépins de raisin et des traces de vin ont été trouvés sur des restes de poteries et de jarres de cette époque. La vinification se faisait et parfois se fait encore dans des grandes jarres enterrées, les karas.
Passé Aghavnadzor, le dernier village, je continue de monter. Je laisse les derniers vergers pour me retrouver en altitude à nouveau vers 2000 mètres dans des zones de prairies. Le paysage est beau avec beaucoup de fleurs autour du petit lac d’Hors.

Lac d’Hors

Je prends du plaisir, je suis en forme mais je m’arrête à la guesthouse de Hors. J’avais appelé hier et je savais qu’elle était complète mais que je pouvais camper à côté. Je peux me laver, faire la lessive, recharger le téléphone. Ne sachant pas comment sera la suite, je profite de l’opportunité.
L’autre gros avantage que j’y vois, c’est le soir de rompre la solitude et de pouvoir échanger avec d’autres personnes. Cette marche est solitaire et cela me convient. Aujourd’hui passé Aghavnadzor, je n’ai rencontré que deux bergers. Les échanges sont forcément brefs. Le premier était allé d’après ce que j’ai compris en France à Lille.
En fin de journée, je n’aime pas ces bivouacs où j’attends seul que les heures défilent. Donc la perspective de camper à côté de la guesthouse avec d’autres touristes avec qui discuter me séduisait. Mais finalement, les propriétaires sont bien arrivés pour faire le ménage. Ils sont redescendus ensuite au village de Hors me laissant la clé pour profiter de l’intérieur mais en début de soirée, j’étais toujours seul. J’attends donc confortablement installé mais en terme d’échanges, c’est limité.

10 juin : Hors – Avant le sommet à 3076m

Finalement, les hôtes ne sont arrivés que vers vingt heures trente. C’était un groupe d’entomologistes, trois Polonais, un Russe et une Arménienne. Ils m’ont tout de suite proposé de dormir à l’intérieur et de partager leur repas. J’avais déjà dîné mais voilà comment je me suis retrouvé autour d’un barbecue, avec un verre de vin rouge d’Areni à discuter. C’est le plaisir de ces rencontres inattendues où l’on passe de la perspective d’une soirée solitaire à une tablée cosmopolite.
Comme chaque matin, je suis parti tôt. Si je bénéficie de bonnes conditions météorologiques, il y a quand même fréquemment des orages en fin de journée. C’était le cas hier soir. Tout le monde dormait quand j’ai quitté la guesthouse pour aller en direction des monts Gegham. Passé le col, l’horizon s’est ouvert sur de vastes étendues qui rappellent un peu les steppes de Mongolie. Au fond les sommets où je serai demain sont enneigés mais moins que je ne le craignais. Je marche dans ces vastes prairies. Les paysages sont magnifiques.

Vastes horizons aujourd’hui

Il n’y a pas besoin de chemin, il suffit de tenir son cap. Contrairement aux montagnes du sud, il y a ici beaucoup de troupeaux et de bergers. Ces montagnes sont le domaine des Yézidis. Dans l’Arménie ethniquement homogène, c’est la principale et presque la seule minorité. Les yézidis sont des Kurdes. Ils ont été tristement sous les feux de l’actualité lors de la conquête de leurs villages en Irak par Daesh. Les femmes ont été capturées, vendues, utilisées comme esclaves sexuelles par les extrémistes islamistes. En Arménie où ils sont installés depuis très longtemps, ils sont souvent nomades ici dans les montagnes de Gegham ou autour du mont Aragats. L’origine de leur religion n’est pas établie : issue des vieilles pratiques des Perses (zoroastrisme, manichéisme, mazdéisme…) ou forme de syncrétisme religieux à partir de l’islam et intégrant des formes de nestorianisme et judaïsme.
Qui dit troupeaux dit chiens et je complète mon équipement avec une petite réserve de cailloux. Pour le moment, ils ont l’air moins agressifs qu’en Albanie ou en Roumanie, ils aboient, s’approchent mais se tiennent quand même à distance.
C’est à 2600 mètres d’altitude dans une vallée sauvage que je m’installe pour la nuit. Il n’y a pas de pistes à proximité, pas de bergeries ; je devrais être tranquille. J’ai marché 32 kilomètres aujourd’hui. Cela me rassure.

11 juin : Avant le sommet à 3076m – Sous l’Adjahak

Quelle belle journée. Une vraie étape de montagne. Je suis resté pratiquement toute la journée au-dessus des 3000 mètres d’altitude avec un crochet jusqu’au sommet du volcan Adjahak. À 3597 mètres d’altitude, c’est le point haut de ma marche en Arménie. Les paysages étaient splendides mais je ne suis pas sûr que les photos puissent rendre ces espaces, ces horizons immenses. Ce matin, j’avais l’Ararat et l’Aragats (point culminant de l’Arménie) en vue. J’ai marché toute la journée dans des paysages sauvages, des sommets, des volcans parsemés de bande de neige. J’ai eu de nombreux névés à traverser mais sans difficultés. Et en fin de journée, je dominais Erevan.

En altitude aujourd’hui

À cette altitude, il n’y a pas de bergers. J’ai juste passé ce matin un campement (il était vide) et de toute la journée, je n’ai pas aperçu un être humain. Je ne pense pas que cela sera le cas ce soir. Mon bivouac est à 3200 mètres d’altitude sous l’Adjahak et à côté d’un étang glacé.
Maintenant que j’ai passé mon point haut, le parcours sera plus tranquille avec un chemin dans de vastes espaces avec quelques volcans au milieu et cela jusqu’au lac Sévan.

12 juin : Sous l’Adjahak – Lac Sévan

Je n’étais pas si seul hier soir dans les monts Gegham. Ce matin, sur le névé au-dessus de la tente, il y a de belles traces d’ours. Elles sont de hier car la neige le matin est gelée. Je suis étonné qu’il y en ait à cette altitude. Il y a peu de végétation, beaucoup de neige. Je ne sais pas de quoi ils peuvent se nourrir. En tout cas, la nourriture dans la tente ne l’intéressait pas. Il y a environ 600 ours en Arménie et il est fréquent que l’on me dise de faire attention. J’ai lu qu’il y a une quinzaine de jours, un homme s’est fait attaqué par un ours dans la région du Vayotz Dzor que j’ai traversée.
Après la belle journée d’hier, toute la première partie aujourd’hui est absolument sublime. Le matin comme d’habitude, le ciel est limpide. L’air à cette altitude est glacé. Il a gelé cette nuit. Je marche dans des champs de neige au milieu des sommets. Au lac Akna, je ne me lasse pas de contempler la vue. C’est superbe.

Lac Akna

J’entame ensuite une lente descente jusqu’au lac Sévan. Le chemin passe entre toute une série de volcans au dômes presque parfaits. Le chemin est facile, il n’y a pas de dénivelés et je vais plus loin que prévu. Comme tous les jours, le ciel se charge en milieu de journée et j’arrive à éviter l’orage en me réfugiant juste avant la pluie dans la station service de l’autoroute. L’orage passé, je poursuis mon chemin. Après cette superbe traversée des monts Gegham, la suite est moins glorieuse. Je traverse la ville de Sévan avec ses blocs d’habitation à l’architecture soviétique puis je longe l’autoroute sur la rive du lac Sévan.
Andreï Bitov a écrit « Si l’Arménie est le lieu le plus lumineux de ma vie, le lac Sévan est le lieu le plus lumineux de l’Arménie. » Avec le ciel gris, le lac mérite plutôt son nom de « lac noir » (Sev : noir en arménien). Le long de l’autoroute, il y a quelques magasins vendant bouées et ballons de plage, club de plage, campings, hôtels. Le lac Sévan est la mer des Arméniens. L’Arménie fait partie de ces pays qui ont perdu la mer. Comme les Boliviens qui entretiennent l’illusion de la mer perdue avec une marine nationale sur le lac Titicaca, les Arméniens n’oublient pas que leur pays s’étendait, il y a fort longtemps de la Méditerranée à la mer Caspienne. Sous le règne de Tigrane II, l’Arménie, principale puissance face à Rome, connaît son expansion maximale, de la mer à la mer, « Ծովից ծով », tsovits tsov disent avec regrets les Arméniens. Cette mer perdue a inspiré Gostan Sarian dans son roman «Le bateau sur la montagne». Fable moderne, il raconte dans le chaos de la brève période de la première indépendance, la construction de la cannonière Achot Erkat, sur le lac Sévan, la mer des Arméniens.
Le lac est immense, il fait deux fois et demi la taille du lac Léman. Vu le nombre d’établissements, il doit y avoir foule en plein été. Là, l’ambiance est limite sinistre. Beaucoup sont vides ou fermés. Dans certains, une musique avec les basses à fond tente de donner l’illusion d’une animation. Peut-être demain matin, s’il y a du soleil, je pourrai voir le lac Sévan comme « un morceau de ciel qui serait tombé sur terre parmi les montagnes.» (Maxime Gorki).
Alors qu’il pleut, j’arrive à trouver un restaurant ouvert. Je redécouvre le plaisir de la bière. Elle est bien méritée. J’ai marché environ 50 kilomètres aujourd’hui, ce qui confirme ma forme revenue.

13 juin : Lac Sévan – Dilijan

Ce matin, le lac Sevan n’était pas « ce morceau du ciel tombé sur terre« . Le ciel n’est pas bleu azur et comme tous ces jours-ci, les prévisions météorologiques prévoient des risques d’orages. La région est réputée pour cela. L’étendue d’eau du lac, les montagnes autour sont propices à un temps instable. Aussi comme d’habitude, je démarre vers six heures du matin afin d’arriver à l’étape avant que cela ne se gâte.
Je commence par une visite du monastère de Sevanavank. Il y a un siècle, il était sur une île. L’agriculture intensive planifiée par le régime communiste a conduit à une baisse de 19 mètres du niveau du lac. L’eau était utilisée pour irriguer la plaine de l’Araxe dans la région d’Erevan. Le lac était parti pour avoir le même destin que la mer d’Aral. À partir des années 1960, les autorités ont pris conscience du problème et un plan a été lancé pour enrayer le processus avec construction de réservoirs et tunnels pour amener de l’eau d’autres bassins. Le niveau est remonté. L’objectif est de regagner cinq mètres. Je ne sais pas ce qui est prévu pour toutes les installations touristiques au bord du lac.
Je laisse le lac et reprends de la hauteur. Je marche d’un bon pas, attentif aux nuages qui apparaissent ça et là. Le seul village de la journée est Semyonovka. Il a été habité par des Molokanes (ou Russes Blancs) venus au XIXè siècle. Ce mouvement religieux se rapprochait du Protestantisme pour les catholiques en prônant une foi orthodoxe plus tournée vers la Bible et rejetant le culte des icônes. Leur rigorisme, la longue barbe portée par les hommes les a parfois fait nommer «les Amish du Caucase». Plusieurs villages de la région était comme Semyonovka peuplés de Molokanes. Après l’indépendance de l’Arménie, la plupart est retournée en Russie. Le village était multiethnique à l’époque avec outre les Molokanes, des Kurdes, des Grecs, des Azéris, des Juifs et des Arméniens. Seuls restent ces derniers. Le village se meure et semble en partie abandonné avec de nombreuses maisons en ruines. Je fais un petit arrêt à la toute petite épicerie puis reprends de la hauteur. On me préviens à nouveau de faire attention aux ours. Les montagnes sont nues, uniquement couvertes de prairies. S’il y en a un, je le verrai de loin.

Semyonovka

Parti tôt, j’arrive en début d’après midi à Dilijan. La ville est assez touristique et est parfois surnommée la Suisse de l’Arménie. Je profite des commodités et m’installe confortablement dans un hôtel qui a repris les éléments de l’architecture traditionnelle. Le temps est finalement resté stable. Demain, je serai quelque part dans la montagne. J’espère que cela sera encore le cas.

14 juin : Dilijan – Au-dessus de Atan

La légende raconte que lorsque Dieu a distribué les terres aux différents peuples, les Arméniens sont arrivés les bons derniers. Toutes les régions du globe étaient déjà attribuées. Dieu n’avait plus grand chose à leur offrir. Seule restait une terre ingrate, un plateau d’altitude caillouteux. « Karastan », le pays des pierres, c’est parfois le nom que les Arméniens donnent à leur pays. Le vrai nom du pays que seuls eux utilisent d’ailleurs est Հայաստան Hayastan : le pays des fils de Haïk, géant descendant de Noé et selon la légende, l’ancêtre des Arméniens.
Avec certaines images que j’avais vues, cette légende sur le pays des pierres, je m’attendais à des paysages plus minéraux. L’Arménie au printemps, c’est vert comme l’Irlande ! Et aujourd’hui, c’était encore plus le cas. J’ai quitté Dilijan sous un ciel gris et la pluie n’a pas tardé à tomber. Une bonne pluie de montagne. Comme j’ai plutôt de la chance, j’étais près d’une bergerie vide et je me suis réfugié à l’abri. J’ai pu repartir assez rapidement et continuer à monter. Les paysages étaient de plus en plus harmonieux avec des prairies vertes étincelantes, des sommets rocheux et de nombreux alpages.
Au premier traversé, Vartan me propose un café. Il passe 4 mois de l’année dans la montagne avec vaches et moutons. Il a travaillé dix années à Moscou. Sa sœur vivait en Ukraine mais a dû partir à cause de la guerre. Il a un ami qui a vécu à Paris. Des vies arméniennes.
Plus haut, le paysage est encore plus harmonieux malgré un soleil très timide. Je marche sur un chemin qui suit la ligne de crête avec de nouveaux alpages où on me propose à manger et à boire. Je préfère discuter un peu et poursuivre ma route.

Vertes montagnes et alpages

Alors que je me dis que mes chaussures vont être sèches à la fin de la journée, le temps change subitement. Une pluie soutenue s’abat et dans ces cas-là, même sous le parapluie, la partie finit par être perdue. L’objectif est d’atteindre un abri marqué sur la carte. Alors que je m’humidifie rapidement, j’imagine l’abri : un carré de table sous un minuscule toit comme j’en vois parfois ? Où je rêve, un bivacco à l’italienne avec un poêle, du bois et de l’eau chaude ? Disons que la réalité est plutôt arménienne. L’abri devait être correct quand il a été construit. Il reste quelques plaques de tôle sur le toit. Ça fuit de partout mais j’arrive à me mettre à l’abri avant de m’installer carrément sous la table.
Un rayon de soleil me pousse à reprendre le chemin. Cela me réchauffera et on verra bien. Guère plus loin, je trouve un autre abri, en bon état. Il fera l’affaire pour l’étape. Le ciel est toujours chargé et la nuit peut être arrosée.

15 juin : Au-dessus de Atan – Tsaghkashat

La soirée a été arrosée et j’étais content d’être sous un abri même sommaire. Le centre de l’abri était occupé par une table et des tabourets scellés. J’ai monté vaille que vaille la tente dans un espace étriqué pour me protéger des projections de la pluie. Pour y rentrer, c’était un peu un exercice de contorsionniste. La pluie a cessé en début de nuit et comme souvent le matin, le ciel était d’un bleu limpide.
Je m’arrête au premier alpage, à Barakan. Mirian m’offre un café. Le deuxième alpage n’est pas très loin et cette fois c’est Haykan qui m’offre le café. Il me propose de manger et semble déçu que je refuse mais je ne veux pas abuser. Il me fait visiter son atelier de fabrication du fromage et lui aussi a un fils exilé. Il est à Strasbourg.

Haykan

Après ces arrêts, le chemin passe par moins d’alpages ce qui me permet de retrouver mon rythme habituel. Et comme d’habitude, je scrute le ciel qui se charge et presse le pas. Les paysages sont aussi harmonieux que la veille avec ces chemins qui naviguent au milieu des prairies. Le tonnerre gronde, quelques gouttes de pluie tombent quand j’attaque la descente vers Tsaghkashat. C’est un petit village isolé. Il n’y a pas d’hébergement mais je n’ai pas envie de prolonger jusqu’à Haghpat avec l’orage qui menace. Il y a sept kilomètres de plus. J’en ai fait déjà 31 et cela me suffit.
En demandant, on m’adresse à une femme du village qui a une maison de famille vide. La maison n’a pas dû changer depuis 50 ans. C’est un retour en arrière avec le mobilier d’époque, les vieilles photos de famille. Il n’y a pas d’eau courante, une petite odeur de moisi, un « cagadou » dans le jardin mais cela me va très bien. Je suis à l’abri pour la nuit.

16 juin : Tsaghkashat – Alaverdi

En passant devant le cimetière d’Haghpat, un homme d’un certain âge nettoie une tombe. Comme il est d’usage ici, le défunt est représenté, gravé sur la pierre tombale. Dans tous les cimetières arméniens, j’ai vu les images d’hommes jeunes en tenue de militaire avec flottant à côté de la tombe le drapeau rouge, bleu, orange de l’Arménie. Ici, ce jeune homme devait être le fils de cet habitant d’Haghpat. Cet état de conflit a un coût humain pour l’Arménie mais aussi financier. C’est un des pays au monde qui, au regard de sa puissance, consacre le budget le plus important à son armée. Pour se développer, le pays n’a pas besoin de cela.
La paix est-elle possible entre Arméniens et Azerbaïdjanais ? En tout cas, elle n’a jamais semblé aussi proche. Après la guerre de 2020, des initiatives ont été prises et depuis le début du conflit en Ukraine, une sorte de compétition entre Moscou et l’Occident s’est engagée pour celui qui fera le plus avancer les contacts entre les deux pays. Des avancées sont en cours. Un accord semble possible pour réouvrir la voie de chemin de fer le long de l’Araxe. Cela permettrait à l’Azerbaïdjan d’avoir un lien direct avec l’enclave du Nakhitchevan et pour l’Arménie de faciliter les relations entre Erevan et le sud du pays et l’Iran. Une route est également envisagée entre le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan.
Une commission pour délimiter la frontière entre les deux pays va être créée. Si cela aboutit, cela éviterait les tensions qui se produisent régulièrement entre les deux pays.
Il reste un sujet sur lequel les positions sont encore éloignées, c’est le statut du Haut Karabagh et les droits des Arméniens qui y vivent.
Demain, je serai tout proche de Dsyunashogh anciennement Kyzyl Shafag. Il s’y est produit un évènement inhabituel dans le contexte d’affrontement entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Quand après l’indépendance, la coexistence entre les deux peuples est devenue impossible, des Azéris de Kyzyl Shafag se sont mis en contact avec des Arméniens d’un village d’Azerbaïdjan. Ils se sont mis d’accord pour s’échanger leurs maisons. Des habitants sont restés un temps pour montrer aux nouveaux arrivants comment ils cultivaient la terre, comment ils s’organisaient. Les Arméniens entretiennent les tombes des Azéris et réciproquement. Les habitants continuent à communiquer entre eux. Cela montre que rien n’est impossible même si la haine accumulée à la suite des guerres, pogroms, déplacements des populations est immense.

Monastère de Haghpat

J’ai eu aujourd’hui une courte étape mais qui m’a offert un large éventail de l’histoire de l’Arménie. Les monastères de Haghpat et Sanahin sont classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Les parties les plus anciennes datent du Xème siècle. Les khatchkars sont toujours aussi finement gravés. Il y a à Haghpat des fresques rares et les deux villages surplombent le canyon de Debed. Du Xème siècle, j’ai basculé rapidement en Arménie à la période soviétique : les vieilles Lada, Gaz, les monuments exaltants la victoire de 1945, le musée des frères Mikoyan (originaires de Sanahin, l’un a été président de l’URSS, l’autre inventeur du MIG) et puis il y a l’arrivée à Alaverdi. C’est une ville minière et industrielle. En la traversant pour aller à mon hôtel, je longe des combinats, des blocs d’habitation. Comme hier, j’ai un peu l’impression de faire un retour en arrière à l’époque de l’URSS.

17 juin : Alaverdi – Sarchapet

Je vais perdre certains de mes repères patiemment constitués en préparant cette longue marche et durant ces trois dernières semaines. Demain, je quitte l’Arménie et passe en Géorgie. Déjà la fin d’un chapitre…le pays n’est pas très grand et trois semaines, c’est ce que j’avais prévu initialement. Si je regarde le temps que j’ai passé dans la préparation, il ne doit pas être loin de celui passé dans le pays. Il y a eu la lecture d’ouvrages sur le pays, son histoire, sa culture, la consultation presque quotidienne de l’actualité pour s’informer de l’évolution des tensions avec l’Azerbaïdjan. Il y a eu aussi le temps passé à essayer d’apprendre l’arménien. C’est une langue indo-européenne mais elle n’est rattachée à aucune autres de cette famille.
Comme la religion, la langue est un élément de l’identité des Arméniens qui ont vécu souvent sous l’occupation d’autres puissances. Et dans cette langue, il y a l’alphabet. «Cet alphabet a été créé par un génie doté d’un stupéfiant sens de la terre natale, il a été créé une fois pour toutes, il est la perfection même.» écrit le Russe Andreï Bitov. Mesrop Mashtotz l’a imaginé en l’an 405 en s’inspirant de l’alphabet grec. Je ne sais pas ce qu’il a gardé de celui-ci mais là aussi, je n’ai eu aucun repère.

Texte en arménien

Du coup, l’apprentissage de l’arménien a été rude. Mais le jeu en vaut la chandelle. Dans les contacts dans les montagnes, cela m’a permis d’avoir un début de conversation. J’arrivais à dire ce que je faisais, à poser des questions générales sur la famille, le travail mais j’ai eu beaucoup de difficultés à comprendre. Quand mon interlocuteur passait au russe, c’était plus facile. Il y a plus de mots aux racines communes avec le français.

Église de Bgavor au-dessus du canyon de Debed

Aujourd’hui, je marche à nouveau dans des paysages harmonieux malgré la grisaille et un peu de pluie et je profite de cette dernière occasion d’échanger en arménien ou en russe. Au premier alpage traversé, Alina me propose un café. Quand je lui demande si elle aime la vie dans la montagne, elle fait la moue. Puis de bonne humeur, elle me demande mon adresse. Visiblement, la France lui paraît avoir plus d’atouts. Plus loin, une femme me raconte qu’un jeune soldat a été tué par « les Turcs » comme sont nommés les Azerbaïdjanais par les Arméniens. Ce n’est pas son fils mais je ne comprends pas quand et qui c’était.
En fin de journée, à Sarchapet, je vais à la mairie pour voir où je peux dormir. Le temps est instable et je préfère un abri pour la nuit. Ils me proposent de m’installer sous un préau. Il y a l’épicerie à côté. J’aurai ma bière ce soir. Je ne suis pas trop mal et je serai au sec.
C’est la fin de trois belles semaines. La traversée de l’Arménie à pied est une superbe découverte de la nature, de la culture et des Arméniens. J’avais eu beau pas mal me documenter au préalable, j’ai été séduit par les paysages de montagne, les monastères dans des sites superbes. J’ai été agréablement surpris par le chemin et les sentiers. Pour ceux qui ont marché en Italie, l’Arménie est beaucoup plus facile ! C’est certes une traversée exigeante à cause de l’altitude, la chaleur par endroits ou les sections assez longues en autonomie mais cela vaut vraiment la peine. Et puis il y a la gentillesse des Arméniens. «համեցեք նստեցեք» (hamétséq nestétséq : je vous en prie, entrez, asseyez-vous) sont des mots que j’ai souvent entendus. J’ai été très fréquemment invité à boire le café et à chaque fois, on m’a proposé du pain, du fromage (ce qu’en général, je refusais). « Պանիր հաց` սիրտը բաց » « Pain fromage, cœur ouvert » selon un dicton arménien. Ce qui peut se traduire par « Nous avons peu mais nous ouvrons notre cœur. »
Demain en Géorgie, je vais avoir un nouvel alphabet et une nouvelle langue (caucasienne cette fois). Sans doute du fait de l’importante diaspora arménienne en France, il existe plusieurs méthodes d’apprentissage à partir du français. Pour le géorgien, je n’ai rien trouvé. J’ai donc fait l’impasse. La Géorgie a été en guerre avec la Russie et je ne sais pas quel est le niveau de connaissance et d’acceptation du russe. J’ai lu aussi que les Géorgiens sont d’un abord plus rude. Je verrai bien. Un nouveau chapitre commence.

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2 – Géorgie du Sud

18 juin : Sarchapet – Dmanisi

J’étais finalement bien content que l’on me propose de dormir dans une maison. Comme presque toutes les nuits ces derniers jours, il a plu et ce matin, Sarchapet est nimbé dans une brume humide et froide. Je quitte le village heureux en sifflotant l’air de Suliko. Cette chanson géorgienne a été reprise par Nana Mouskouri ou Anna Prucnal. C’était dit-on la chanson préférée de Iossif Vissarionovitch Djougachvili, plus connu sous le nom de Staline. Bienvenue en Géorgie.

Mais avant, il me faut quitter l’Arménie. Comme souvent dans les zones frontalières, il y a un peu de suspicion. Hier à Sarchapet, un militaire a contrôlé mon passeport. Ce matin, après avoir pris un raccourci qui m’a amené directement au poste frontière de Gogavan, je suis à nouveau contrôlé. Après un premier contact froid et pointilleux, le militaire m’offre un café. C’est ma dernière discussion en arménien et comme parfois, il me demande :
– Հա՞յ եք (Hay éq? – Êtes-vous Arménien ? )
– Հայ չեմ (Hay tchèm – Je ne suis pas Arménien)
Non pas que je parle suffisamment bien la langue pour le laisser penser mais, pour mes interlocuteurs, il est inimaginable qu’un occidental qui visite le pays, n’ait pas du sang arménien et le lien avec cette terre est indéfectible, il se transmet de génération en génération.

Début froid, brumeux et humide en Géorgie

Mon début en Géorgie est très humide. J’ai pris un chemin qui m’évite de suivre la route mais je marche dans des prairies fleuries certes magnifiques mais aussi gorgées d’eau. Aussi quand dans le premier village, Rasim me propose de boire un thé, j’accepte volontiers. Rasim, un thé, une invitation… voilà qui me rappelle la Turquie. Il y a une importante minorité azérie dans cette région de la Géorgie et Amamlo est un de ces villages avec mosquée et salutations avec le « Salam Aleykoum ». Je suis donc tranquillement en train de boire le thé avec des Azéris dont j’ai tant entendu parler les trois dernières semaines. Sur le mur de la mosquée, un tableau représente un soldat sous les drapeaux turc, azerbaïdjanais et géorgien. Ce n’est certainement pas à la gloire de l’Arménie.
À Dmanisi, Robert un autre Azéri m’aide à trouver une chambre (l’hôtel est complet), m’amène acheter une carte SIM pour la Géorgie et me fait visiter sa maison. Il est très fier de ses filles. L’une est à Harvard, l’autre à Manchester.
Me voilà, dans un raccourci fulgurant de ma marche, à chercher mes mots en turc après avoir débuté la journée en arménien et avoir fait des efforts pour retenir les mots de base en géorgien. Et quel raccourci aussi quand hier une femme me parlait d’un jeune tué par les « Turcs » et quand ce soir, au restaurant, le fils de la cuisinière, Azéri lui aussi, me dit qu’il est allé visiter Chouchi, ville historique du Haut Karabagh reprise par l’Azerbaïdjan en 2020.
Je termine ma première journée en Géorgie à Dmanisi. Alors autant commencer par le commencement et il est très ancien, environ de 1,7 à 1,8 millions d’années. Ici, en 1991, des archéologues ont fait une découverte qui a fait évoluer les connaissances sur l’évolution de l’espèce humaine. Ils ont trouvé, sous les vestiges d’une cité médiévale des restes d’hominidés dont, le plus ancien, une mâchoire, a été daté de 1,8 millions d’années. Ces homo georgicus ou hommes de Damnisi, proches de l’homo erectus sont les plus anciens découverts hors de l’Afrique. Le plus ancien européen serait donc géorgien si l’on considère que la Géorgie fait partie de l’Europe (voir ma première journée en Arménie sur les limites du continent).
Mais si on remonte encore plus loin avant, j’aime bien la savoureuse histoire de la répartition par Dieu des terres aux différents peuples. Les géorgiens étaient alors occupés à manger, à boire et à festoyer et ils sont arrivés les derniers. Repus, vaguement éméchés, quand ils se présentèrent devant Dieu, il ne restait plus aucun territoire si ce n’est celui qu’il s’était réservé : un petit paradis sur terre. Séduit par ce peuple joyeux, il décida de leur donner cet éden, morceau de terre au sud du Caucase qui devint la Géorgie. On est loin de ce haut plateau rocailleux réservé aux Arméniens. La Géorgie, protégée des vents du nord par les montagnes du Caucase, au climat tempéré par la Mer Noire est une terre d’abondance. À l’époque soviétique, elle fournissait les autres républiques en fruits, légumes, vins… Je vais voir ce que me réserve ce paradis.

19 juin : Dmanisi – Poka

Le drapeau européen flotte aux côtés du drapeau géorgien devant les bâtiments publics de Dmanisi. Ici et là, je vois les couleurs jaune et bleu de l’Ukraine. En passant en Géorgie, j’ai un peu changé de camp. D’un côté, il y a un axe nord-sud avec la Russie, l’Arménie et l’Iran. De l’autre, l’axe est-ouest avec la Turquie, l’Azerbaïdjan et au milieu la Géorgie qui fait le lien et profite des droits de transit du gaz et pétrole azerbaïdjanais. Mais si la population géorgienne a manifesté massivement en soutien de l’Ukraine, le gouvernement a lui une position plus prudente vis à vis de Moscou. Le puissant voisin ne doit pas être froissé.
En quittant Dmanisi, la commerçante chez qui j’ai acheté ma carte SIM me voit passer et me propose un café. Elle aussi est Azérie. D’ailleurs dans la montagne, je renonce au russe, à mes trois mots de géorgien et c’est en turc que je tente de communiquer avec les bergers qui viennent à ma rencontre, intrigués par ma présence.
– Pourquoi je marche?
– J’aime cela
– Pas de voiture ?
Et comme souvent, c’est l’incompréhension qui domine.
La montée jusqu’à 2650 mètres d’altitude est très progressive. Et quand en début d’après midi, la brume qui m’enveloppait jusqu’à maintenant se dissipe, je découvre des étendues immenses avec ça et là quelques montagnes. Je marche comme si j’étais dans la plaine de la Beauce mais à 2600 mètres d’altitude. Dommage que le temps ne soit pas de la partie car avec le soleil, les paysages doivent être saisissants.

Éclaircie

À Poka, j’ai changé de population. Les bergers dans la montagne étaient Azéris. Le village est à 90% arménien et me revoilà à communiquer dans cette langue. Je suis dans la région de Samtskhé-Djavakhétie (ou Djavakhétie ou Djavakh en Arménien). La population y est majoritairement arménienne. Le respect du droit de cette minorité est régulièrement source de tensions entre les deux pays. En 1918, une guerre avait éclaté et avait abouti à un redécoupage de la frontière. La diversité ethnique sur ces deux premiers jours en Géorgie est étonnante.

20 juin : Poka – Akhalkalaki

Le soleil est revenu et ce matin, à Poka, village à la population arménienne, je profite de la vue sur le couvent Sainte Nino de l’église orthodoxe géorgienne avant de retrouver les alpages peuplés de bergers Azéris.
Sainte Nino serait passée à Poka avant de convertir en 337 le roi d’Ibérie, territoire qui occupait le centre de la Géorgie actuelle. Sur la base de cet événement, les Géorgiens revendiquent le titre de plus ancien état chrétien au monde derrière l’Arménie (oubliant au passage l’Éthiopie). Mais contrairement aux Arméniens, l’église géorgienne fait partie des églises orthodoxes. Les Géorgiens pensent donc que le Christ a deux natures, divine et humaine. On retrouve aussi comme dans la belle église du XIème siècle du couvent de Poka, le culte des icônes avec l’iconostase.
C’est curieux tous les points communs entre la Géorgie et l’Arménie. Ils ont été souvent occupés par les puissances voisines. Ce sont deux états chrétiens entourés de musulmans. Ils ont chacun un alphabet propre et uniquement utilisé par eux. Une sorte de compétition est engagée pour savoir qui a été le premier dans l’histoire dans différents domaines. Et si pour l’église, l’Arménie a la primauté, il semble que pour le vin, ce soit la Géorgie la première. En Arménie, à Areni, des traces de vinification vieilles de 6000 ans ont été découvertes, les Géorgiens remontent eux à 8000 ans. Et des étymologistes pensent que le mot vin est dérivé du géorgien.
Au niveau du développement, ma première impression est que la Géorgie est en avance sur l’Arménie. Les routes, rues, les constructions me semblent en meilleur état. Il y a des bâtiments publics, des aires de jeux et des terrains de sport récents. À Poka, passe une nouvelle ligne de chemin de fer en direction de la Turquie. Les différents classements confirment que la Géorgie est légèrement plus riche que l’Arménie.

Couvent Sainte Nino et le Didi Abuli

Je profite de cette journée ensoleillée. La vedette du jour est le Didi Abuli, un ancien volcan qui culmine à 3300 mètres d’altitude. Tout le long de l’étape, je l’ai en ligne de mire. Le parcours est beaucoup plus court et avec moins de dénivelés que hier. Je marche tranquillement en faisant attention d’éviter les bergeries. Hier, j’avais été intrigué par un berger me faisant de grands signes. Quand j’ai vu la meute de chiens arriver dans l’autre sens, j’ai compris. Aujourd’hui, même scénario, le berger Azéri est venu en courant à mon secours alors que je commençais à être encerclé.
Plus bas, j’arrive au petit village d’Abuli, il y a des cochons, une église. Pas de doutes, j’ai quitté les hauteurs azéries pour retrouver les zones arméniennes et ils sont très largement majoritaires à Akhalkalaki, la ville où je dors ce soir.

21 juin : Akhalkalaki – Vardzia

En quittant Akhalkalaki, je longe l’ancienne base russe. La Russie l’a complètement évacuée en 2007, une quinzaine d’années après l’indépendance de la Géorgie. Une année plus tard, profitant du prétexte des tensions en Ossétie du Sud, Moscou intervenait militairement. Les troupes avançaient en direction de Tbilissi quand une initiative européenne menée par Nicolas Sarkozy a mis fin au conflit.
Ce n’est pas pour cette raison que sur la route de Kumurdo, j’écoute mes leçons de russe. Je marche le long de la route sur un vaste plateau. Dans ces cas-là, je cherche souvent à tromper mon ennui. J’écris, je chante, j’écoute parfois de la musique. Là au moins, je ne perds pas mon temps. Je vais bientôt quitter les régions peuplées d’Arméniens et il sera utile de mieux me débrouiller pour me faire comprendre. Alors je répète les phrases des leçons :
– Allons au théâtre
– Moi, je préfère le cinéma…
Pour terminer de me mettre dans l’ambiance, j’écoute « Plaine, ma plaine » par les Choeurs de l’Armée Rouge. C’est limite de la provocation ici, qui plus est en ce moment. Alors autant évoquer les grandes heures de la Géorgie en visitant Vardzia.

Vardzia

L’Arménie a connu son extension maximale sous le règne de Tigrane II, tsovits tsov, de la mer à la mer. Mais c’était loin, à l’époque romaine. L’âge d’or de la Géorgie date du XIIème sous le règne d’une femme, la reine Tamar. C’est à cette époque que Vardzia est à son apogée. Le royaume de Géorgie et ses territoires vassaux couvrent alors l’ensemble de la Transcaucasie entre les mers Noire et Caspienne, certaines parties du Nord Caucase, toute l’Arménie actuelle et l’Est de la Turquie jusqu’à la frontière irakienne. C’est aussi une période florissante pour l’économie et les arts. « Le chevalier à la peau de tigre« , grand poème épique, monument de la littérature géorgienne et médiévale (un peu l’équivalent de notre Chanson de Roland) date de cette époque.
Comme l’étape d’aujourd’hui était courte, plate au début puis en descente, j’ai tout loisir l’après-midi de visiter Vardzia. Je monte, descend, passe dans des tunnels dans cette ville troglodyte aux 3000 pièces.

22 juin : Vardzia – Chobareti

Hier soir, il y a eu un violent orage de grêle et j’étais heureux d’être à l’abri. Les prévisions ne sont pas bonnes pour aujourd’hui mais à l’heure de partir, il ne pleut pas. De Vardzia, j’attaque une montée hors chemins et sentiers que j’ai imaginée. Cela passe bien. Je suis presque en haut quand un orage éclate. Une église n’est pas loin pour m’offrir un abri. Je me prépare un café chaud sous la protection de Saint Georges et je repars après le gros de l’averse. Le temps est maussade.

Abri dans l’église Saint Georges

Aujourd’hui, je suis sur un itinéraire sauvage. Je marche souvent à travers des prairies très humides. À la première bergerie, on m’invite à boire le café. Cette fois, ce sont des Géorgiens mais l’homme m’explique qu’il a mal à la tête parce qu’il a trop bu hier et un Géorgien qui dit qu’il a trop bu, c’est du sérieux.
Je continue avec des rayons de soleil et un peu de pluie jusqu’à Chobareti. Le village est géorgien mais, là où je dîne, on met en avant une cuisine meskhète. La région était, avant la seconde guerre mondiale, peuplée majoritairement de cette ethnie. La question de leur origine est très sensible. Pour certains les Meskhètes sont des géorgiens islamisés (qui ont donc pleine légitimité à vivre dans cette région), pour d’autres, ce sont des turcs (arrivés plus tard et donc moins «légitimes»). En 1944, Staline décide leur déportation. Ils subissent la même sanction que d’autres peuples soupçonnés d’avoir collaboré ou potentiellement de collaborer avec les allemands. Les peuples musulmans au nord du Caucase sont particulièrement touchés ; 390 000 Tchétchènes, 92 000 Kalmouks, 90 000 Ingouches, 70 000 Karatchaïs, 37 000 Balkars sont raflés, entassés dans des wagons dans des conditions épouvantables et transportés en Asie Centrale ou en Sibérie où ils tentent de survivre. Avec les minorités grecque et allemande, elles aussi concernées, plus d’un million de personnes a été déporté dans cette région du Caucase. Deux cent mille sont morts suite à ces transferts.
La déportation des Meskhètes est particulièrement cruelle ; ils n’ont jamais été en contact avec les nazis. L’armée allemande n’a pas réussi à franchir la barrière du Caucase. Staline voulait «sécuriser» sa frontière avec la Turquie en se débarrassant de sa population musulmane… Le sinistre Béria, organisateur de la purge stalinienne et planificateur des goulags déporte 90 000 Meskhètes en novembre 1944. Béria, comme Staline, était Géorgien. Quinze mille meurent durant le transfert. Contrairement aux autres peuples déportés, ils n’ont pas été réhabilités par le régime soviétique. En 1989, ils subissent des pogroms en Ouzbékistan où ils sont installés. C’est le début d’un nouvel exil. Aujourd’hui, ils sont dispersés principalement en Russie et en Azerbaïdjan.
La Géorgie avec ses problèmes avec les Ossètes, Adjares ou Abkhazes, montre peu d’empressement pour régler cette question.

23 juin : Chobareti – Akhaltsiskhé

Vingt sixième jour que je marche depuis la frontière iranienne. Je suis arrivé à Akhaltsiskhé à une vingtaine de kilomètres de la Turquie. J’ai terminé la première partie de ma longue marche. C’est ici que dans un peu plus d’un mois, je partirai pour ma longue marche turque.

Akhaltsiskhé

J’ai marché près de 750 kilomètres depuis le 29 mai. Après la méforme du début, j’ai retrouvé un bon rythme de croisière. Je fais mes étapes, parfois longues et avec du dénivelés. Les pieds, les jambes et la tête vont bien. La beauté des paysages, des sites, les nombreux contacts avec les habitants contribuent largement à ma forme actuelle.
Après la superbe Arménie, j’ai bien profité de ces six journées dans le sud de la Géorgie. En moins d’une semaine, j’ai vu des paysages variés, des sites remarquables comme Vardzia ou le beau monastère de Sapara aujourd’hui. J’ai traversé des zones azéries, arméniennes et géorgiennes les deux derniers jours. J’avais quelques inquiétudes sur la relation avec les Géorgiens et pour le moment, je suis agréablement surpris. Je n’ai pas la possibilité de parler la langue locale comme en Arménie mais dans une très large majorité, j’ai rencontré des gens parlant le russe. Cela me permet de discuter un peu quand je croise des personnes. Aujourd’hui, à l’épicerie de Muskhi, j’ai demandé à l’épicier s’il avait du café. Comme en Arménie, je n’ai jamais vu de bars dans les villages traversés alors je me rabats sur des cafés froids vendus dans les commerces. Là à Muskhi, il n’en avait pas alors il m’a invité chez lui et m’en a préparé un. Imaginez en France, l’épicier :
– Ah, désolé nous n’en avons pas mais venez chez moi, je vous offre un café.
Bref, pour le moment je me régale. Je suis ce soir à Tbilissi où je vais passer trois journées complètes. Je n’ai aucun intérêt d’aller trop vite dans les hautes montagnes du Caucase. Chaque jour qui passe, c’est un peu moins de neige en altitude. Je vais donc profiter de la capitale géorgienne, la grande ville historique de la Transcaucasie.

24 au 27 juin : Tbilissi

Un repas avec un verre de vin rouge géorgien, les terrasses de café, se promener dans les ruelles étroites du centre historique, Tbilissi cultive une certaine douceur de vivre méditerranéenne teintée d’influences persane et russe.
Dans certains quartiers comme autour de mon hôtel, beaucoup de maisons sont délabrées, certaines vouées à la démolition. Les enfants jouent dans les ruelles. Par les portes cochères, je jette un coup d’œil sur de belles vérandas en bois, le linge qui sèche, une vieille Lada. J’aime me promener dans ces ruelles et leur trouve beaucoup de charme. Il y a d’autres parties de la ville où les rénovations, reconstructions sont achevées avec de nombreux hôtels, restaurants et commerces pour les touristes. Ils sont d’ailleurs nombreux avec notamment les Russes qui ont un choix de destinations plus limité actuellement. Ils se promènent sous les fenêtres de maisons géorgiennes arborant le drapeau ukrainien. Il y a aussi beaucoup de touristes du Moyen-Orient avec leurs femmes en noir entièrement voilées. Dans ces quartiers réhabilités, les constructions et rénovations respectent l’architecture traditionnelle et c’est plutôt réussi même si cela fait un peu artificiel. Et puis, il y a le Tbilissi moderne avec des bâtiments et ouvrages futuristes. L’ensemble se marie bien. Tbilissi est en train de se transformer d’une ville russe puis soviétique en une métropole moderne. Si je reviens dans dix ans, je serai étonné du changement.

Tbilissi

Je me promène au hasard des rues sans me presser, avec une certaine nonchalance. J’en profite. La suite du programme va être rude avec dès le premier jour plus de 2000 mètres de dénivelés au programme et un temps perturbé avec des orages possibles pour toute la semaine à venir. J’ai deux journées dans les montagnes avec des passages par des crêtes à plus de 3000 mètres d’altitude avant d’arriver au premier village. J’espère que le temps, l’enneigement me permettront de rejoindre Omalo, le centre de la Touchétie en 3 jours de marche.
Dimanche, dernier jour à Tbilissi, il pleut abondamment. Lors de mes longues marches, c’est la journée typique où je décide de faire une pause. Je suis donc content d’être bien installé, à l’abri et d’avoir un bon prétexte pour traîner. Je profite quand même de ce temps maussade pour aller au musée national. Les appelés de l’armée géorgienne suivent un guide leur expliquant les trésors et l’histoire de la Géorgie du crâne du plus vieil européen, l’homme de Dmanisi (1,7 millions d’années) à l’agression russe. La démarche est louable. Je n’ai pas eu de visites de musées pendant mon service militaire. Elle est aussi sûrement intéressée pour leur inculquer la grandeur de leur pays. Certains jeunes militaires écoutent attentivement les explications. Beaucoup semblent plus intéressés par faire des selfies que des photos des collections.
Le dernier étage s’intitule « Musée de l’occupation soviétique ». L’intitulé donne une idée de la tonalité des documents présentés. Ils vont d’ailleurs au-delà de la période communiste puisque un film sur la guerre de 2008 passe en boucle. Nul doute que la visite des appelés accorde une place importante à cette partie du musée. J’écoute au passage la guide et même si je ne comprends pas le géorgien, quelques mots ressortent « patriot », « dictature communiste ». Cette partie du musée n’est pas très grande. Peut-être est-ce pour cela qu’il n’est pas fait mention de la nationalité géorgienne de Staline et Béria? Peut-être est-ce aussi pour cela que dans les exécutions, déportations, les Meskhètes ne sont pas non plus mentionnés mais englobés avec le reste des Géorgiens? À la fin du circuit, il y a deux cartes : une intitulée « L’occupation continue » avec les deux territoires sécessionnistes de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (ici sobrement nommée « Région de Tskhinvali » du nom de la ville principale) et une autre carte française de 1920 où les frontières de la Géorgie débordent largement sur l’est de la Turquie, quelques territoires du nord de l’Arménie (la région d’Alaverdi où j’ai terminé ma marche dans ce pays) et de l’ouest de l’Azerbaïdjan.
Mais le sujet qui mobilise l’opinion géorgienne actuellement est l’adhésion à l’Union Européenne. La semaine dernière, une manifestation monstre a réuni 120000 participants brandissant drapeaux européen, géorgien et ukrainien. Ramené à la population du pays, c’est comme si deux millions de français avaient défilé dans les rues de Paris. Vendredi soir, il y en avait une autre sur l’avenue Roustaveli, l’équivalent de nos Champs Elysées.
Je termine mon séjour dans la capitale un peu par le commencement. Le nom de Tbilissi vient de « tpili », chaud pour ses sources sulfureuses. Il y a dans le centre, un quartier avec des vieux bains orientaux. Alexandre Dumas dans son « Voyage au Caucase » décrit les massages énergiques au cours duquel le corps est piétiné, secoué, étiré. Mais après y avoir goûté, il prit l’habitude de s’y rendre quotidiennement lors de son séjour à Tbilissi. Pouchkine évoque aussi ces massages où «Les garçons de bains entrent en transe, vous sautent sur les épaules, vous marchent sur les reins et vous dansent la prisiadka (danse russe exécutée en pliant les genoux) sur le dos». Je n’ai pas eu droit à la prisiadka sur mon dos mais j’en ressors comme un sou neuf et prêt à reprendre ma marche. Demain, je vais vers le point de départ de ma marche dans l’est du Caucase géorgien et mardi, je reprends ma marche.

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3 – Est du Grand Caucase

28 juin : Artana – Bergeries à 2210m d’altitude

C’est reparti pour 230 kilomètres et une dizaine de jours de marche dans le Caucase de l’est de la Géorgie. Quatre jours d’arrêt, c’est long mais cela valait le coup de visiter Tbilissi et hier la majestueuse cathédrale d’Alaverdi, au cœur du vignoble et au pied des montagnes. Il est six heures du matin. Le taxi me dépose à la sortie du village Artana, à la fin de la route. Il fait beau, pas encore trop chaud. Les conditions sont idéales pour une reprise. J’entame assez rapidement la montée. La pente est régulière. Le sentier est bon. Il est emprunté par les bergers. J’en croise un qui à mon « nakhvamdis » géorgien me répond par un « Au revoir » bien français. Surprenant dans ces montagnes !
L’objectif de ces trois premiers jours est de franchir la chaîne de montagnes pour passer versant nord. La Géorgie est versant sud mais elle a comme l’Espagne avec son Val d’Aran deux régions versant nord la Touchétie et la vallée du Terek où je serai dans dix jours. Mais c’est un Val d’Aran beaucoup plus sauvage. Il n’y a pas de tunnel pour le relier au reste du pays. Le col d’Abano, à 2826 mètres d’altitude n’est ouvert que de juin à octobre. Et encore la circulation n’y est possible qu’avec de robustes véhicules. La région n’est pas non plus accessible en descendant les rivières. Au nord, la frontière avec la Russie et ses républiques instables du Daghestan et de la Tchétchénie est fermée. C’est donc un territoire extrêmement enclavé, coupé du monde une grande partie de l’année que je vais découvrir. Seule une vingtaine de personnes y vit en permanence. L’été, c’est un plus animé avec les bergers, des familles qui reviennent pour retrouver leur terre d’origine ou pour l’accueil des touristes. Il devrait y avoir aussi d’autres randonneurs. Peut-être vais-je voir le premier depuis mon départ ?
Sur ce bon sentier, je monte à un rythme régulier. je prends de l’altitude et je vois un peu de neige. Ce matin, à Artana, j’étais dans le vignoble. Je suis content. Cela passe bien. Ce n’est pas un itinéraire très courant pour les randonneurs et j’avais quelques doutes. Une fois passé la première crête à 2468 mètres d’altitude, je redescends dans une vallée sauvage.

Nuit dans une bergerie

À la première bergerie, trois Azéris Ilgar, Mermer et Faro m’invitent à passer la nuit. Avec les risques d’orages, les ours, je n’hésite pas. Des ours, ils en ont d’ailleurs vu des dizaines. Nous discutons en russe et pour certaines questions, je mets du temps à comprendre :
– Combien on te donne d’argent pour marcher ?
– On ne me donne rien
Ils ne comprennent pas. En tout cas, même sans gagner de l’argent, je suis très content de cette reprise.

29 juin : Artana – Bergeries à 2210m d’altitude

La vie est rude à la bergerie. Il y a la promiscuité. Ils sont cinq (deux bergers sont revenus le soir avec les troupeaux) à vivre sous des abris couverts de bâches plastique. Il y a un abri pour la cuisine et les repas qui est enfumé par le feu de bois. Un autre abri sert de stockage. L’eau est à la source à 100 mètres. C’est tout pour les commodités. Ils ne redescendent qu’une fois par mois dans leur village où vivent femme et enfants. La montagne n’est pas un lieu de plaisir mais leur lieu de travail avec le mauvais temps, la pluie, le froid. Il a encore plu dans la nuit. Le plus jeune est celui qui a l’air de supporter le moins bien ces conditions.
Leurs réactions sont compréhensibles face à quelqu’un qui pour le plaisir quitte le confort de la ville pour se balader en montagne. D’ailleurs, aujourd’hui la montagne est rude. Passé le petit matin avec un ciel dégagé, le temps se couvre rapidement. Je marche dans la brume sur toute la partie sur les crêtes. Je ne peux pas profiter du paysage. La nuit a été rustique et après plus de 2000 mètres de dénivelés hier, j’en ai encore 1700 sur cette étape.
Heureusement, passé versant nord du Caucase, le temps se dégage. Je commence à avoir de belles vues notamment sur les sommets à la frontière russe et je trouve un coin pour bivouaquer où je peux profiter de ce panorama. Il y a une source à côté. Le temps n’a pas l’air de vouloir se mettre à l’orage. La nuit devrait être bonne.

Beau bivouac

30 juin : Bergeries à 2210m d’altitude – Upper Omalo

Ce temps est un peu déroutant. Il pleut presque toutes les nuits. Il y a des orages le matin et l’après midi des éclaircies. J’ai l’habitude en montagne de partir tôt pour justement marcher avant que le temps ne se gâte et en ce moment, j’ai tout faux. Ce matin, j’ai rapidement plié la tente entre deux averses. À peine parti, l’orage est arrivé et je me suis réfugié dans la bergerie juste en dessous de là où j’avais dormi.
Profitant d’une accalmie, j’ai repris mon chemin et il était très humide. Non seulement par la pluie mais aussi plus bas avec la traversée d’une grosse rivière. J’avais de l’eau au-dessus du genou. Le courant était assez fort. J’y suis allé lentement en assurant chaque pas. Il a fallu que j’arrive au point le plus haut de la journée, à 2860 mètres d’altitude pour que les conditions s’améliorent. C’est dommage de marcher sous la pluie ici car les paysages, avec le soleil, sont superbes et je me suis régalé en fin de journée. J’ai terminé ces trois jours pour rejoindre Omalo, le centre de la Touchétie.

Upper Omalo

Je suis à mon point le plus au nord-est et maintenant je vais marcher en direction de l’ouest et longer la frontière russe. De l’autre côté de cette frontière, se trouve une mosaïque, une imbrication de peuples caucasiens, turcs ou indo-européens avec plusieurs territoires autonomes : le Daghestan, la Tchétchénie, l’Ingouchie, l’Ossétie du Nord, la Kabardino-Balkarie et la Karatchaïevo-Tcherkessie.. Le principal point commun est qu’ils sont pour la plupart musulmans et qu’ils ont donné et donnent encore du fil à retordre à la Russie. Leur histoire est complexe et tourmentée. À Omalo, le Daghestan est tout proche. Cette vaste république autonome s’étend du bord de la Caspienne aux hauteurs du Caucase. La population y est à 90% musulmane avec une poussée de l’islam rigoriste. Les Avars sont majoritaires et peuplent notamment les montagnes de l’autre côté de la frontière. Chamyl, le plus célèbre d’entre eux a uni différents clans et mené une guerre sur plusieurs décennies pour empêcher l’armée du Tsar russe de conquérir les montagnes du Caucase. Aujourd’hui, si le Daghestan est parfois sous les feux de l’actualité, c’est parce qu’il abrite des cellules terroristes de Daech qui commettent de temps en temps des attentats terroristes.
Demain, les prévisions météorologiques sont un peu meilleures qu’initialement. J’ai des inquiétudes pour la journée de dimanche où je dois passer un col à 3430 mètres d’altitude. Si le temps est vraiment mauvais, je patienterai une journée dans le dernier village.

1er juillet : Upper Omalo – Girevi

Quel dommage ! J’ai dû renoncer au passage du col d’Assunta et rebrousser chemin.

Sommets à la frontière de la Tchétchénie et vallées sauvages

Pourtant que la Touchétie est belle et aujourd’hui malgré les hauts sommets souvent dans les nuages, j’ai eu une superbe journée. D’Omalo, j’avais prévu un parcours en crête avant de redescendre pour atteindre le dernier village de la vallée en direction du col d’Assunta. Au nord, face à moi, les montagnes à la frontière de la Tchétchénie. Au sud, la ligne de crête que j’ai franchi il y a deux jours entre le versant sud et nord du Caucase. Je marche au milieu des rhododendrons en fleurs avec dessous, des vallées encaissées avec ces superbes villages de Touchétie. Partout, il y a des tours de défense en pierre. On dit que « quand est tiré un coup de fusil dans le Caucase, son écho s’entend pendant des années« . La vendetta était une règle dans ces montagnes. Les peuples du nord du Caucase venaient parfois semer le trouble dans ces vallées. Et ici, je longe la frontière avec la Tchétchénie. Rudes Tchétchènes ! Pour la Russie, c’est un territoire instable et rebelle. En 1944, Staline déporte l’ensemble de la population. 390000 tchétchènes sont envoyés en Asie Centrale. Ils ne seront autorisés à revenir qu’à partir de 1957. À la chute de l’URSS, ils déclarent leur indépendance. Inacceptable pour la Russie (d’autant plus que l’oléoduc qui achemine le pétrole de la Caspienne traverse le territoire…). S’ensuit un conflit sanglant. La capitale Grozny est détruite. Les Tchétchènes rentrent dans le rang (pour un temps?).
Compte tenu de la proximité de la frontière russe, dans le dernier village, il y a un poste de contrôle. J’y vais avec des doutes. J’ai croisé deux vététistes allemands qui m’ont dit qu’ils ne laissaient pas passer les randonneurs. À Parsma, au bar où je m’arrête, on me le confirme. Je marche quand même les 2,5 kilomètres jusqu’à Girevi, le dernier village. Il y a eu des éboulements sur le sentier du col et il n’est pas possible de passer. Ils ne savent pas quand le passage sera à nouveau ouvert. Il n’y a pas d’autres issues. C’est retour en arrière. J’ai quand même un peu de chance. Dans cette vallée isolée qui se termine en cul de sac, je trouve immédiatement une jeep qui descend à Parsma et de là une autre vers Omalo.
Je retrouve aussi du réseau et cela me permet d’étudier les solutions alternatives. Demain, le temps devrait être maussade et je vais marcher sur une piste jusqu’au village de Jvarsobeli où il y a une guesthouse. S’il fait mauvais, cela me permettra de passer une nuit confortable. Je suivrai ensuite un itinéraire via le col de Borbalo avec deux nuits sous la tente avant de retrouver mon itinéraire entre Kistani et Gudani. Il est probable que je n’ai pas beaucoup de réseau pendant une petite semaine.

2 juillet : Omalo – Alisgori

Je suis content d’avoir trouvé ce tracé pour poursuivre mon chemin. Je n’étais pas très enchanté par la perspective de faire le trajet d’abord à travers les montagnes brinquebalé pendant 4 à 5 heures pour faire les 70 kilomètres d’Omalo à Alvani puis la route jusqu’à Tbilissi pour ensuite remonter dans les montagnes. Cela me permet aussi d’avoir une continuité dans cette marche à l’est de la Géorgie et cela me tient à cœur.
Ce matin, il fait gris. C’était prévu. Depuis trois semaines et mon dernier jour dans les monts Gegham, le temps est instable et de la pluie est prévue chaque jour. C’est me dit-on anormal et les éboulements comme sur le col d’Assunta ou il y a deux jours sur cette piste en sont la conséquence. Il a encore plu abondamment cette nuit. Mais bonne nouvelle, à partir de demain, les prévisions sont bonnes et je devrais terminer ma marche dans cette région sans une goutte. Espérons qu’ils ne se trompent pas.
Je suis la piste qui dessert les villages de cette vallée. Il n’y a pas trop de circulation. Pendant mes 5 heures de marche, je croise deux véhicules. Avec ce temps humide, l’étape du jour est idéale. Je marche sous le parapluie. Le haut est protégé et les pieds ne baignent pas dans l’herbe mouillée. Je reste sec. Je peux même profiter des paysages. Des bancs de brume, des jeux de lumière créent de belles perspectives. Je passe quelques villages dont Bochorna, le plus haut village habité d’Europe. L’année dernière, j’étais déjà passé par Juf, le village le plus haut. Il était en Suisse (mais la Géorgie fait-elle partie du Vieux Continent ?). Avant l’arrivée à Alisgori, je croise les premiers randonneurs en un mois de marche. Pour être plus précis, des randonneuses, un groupe de norvégiennes avec un guide pour un tour de quelques jours en Touchétie. Et à la guesthouse, je ne suis pas seul, il y a deux Allemandes qui font un circuit à cheval. C’est assez populaire ici. Il y a deux jours à Omalo, il y avait aussi un groupe de Polonais à cheval.
Comme ces derniers jours, le temps s’améliore l’après-midi, exactement le contraire de ce qui était prévu. J’arrive à Alisgori, petit hameau avec une guesthouse. Il n’est pas tard mais c’est le dernier hébergement sur ce chemin et je crois encore aux prévisions météorologiques et préfère garantir l’abri pour l’après midi. Le site est beau avec la rivière, les forêts et quelques villages avec leurs tours de pierre. Il y a même une wifi très lente mais c’est étonnant pour un endroit aussi reculé. Je suis confortablement installé sur la terrasse, dans un hamac avec une belle vue.

Verhovani, dernier village de Touchétie

Selon mes plans initiaux et compte tenu du temps, je ne me serais pas engagé aujourd’hui vers le col d’Assunta. Je serais resté toute la journée dans une guesthouse à Girevi. Là, je n’ai pas perdu mon temps. J’ai fait ma journée de boulot, pas une grosse journée mais une vingtaine de kilomètres quand même. Alors, pas de scrupules, je profite de mon après midi de repos à Alisgori.

3 juillet : Alisgori – Lac de Borbaloskari

J’aime ces étapes dans les guesthouses et celle d’Alisgori était particulièrement agréable. Le site dans cette vallée isolée, paisible était superbe. Et la famille était très accueillante. La fille parlait en plus très bien anglais. Elle passe ses trois mois de vacances scolaires ici et elle s’y plaît. À 14 ans, c’est étonnant pour une fille de son âge. Comme la quasi-totalité des Touchètes, ils habitent à Alvani dans la plaine pendant l’hiver. Dans cette vallée, il ne reste qu’un seul habitant permanent, un médecin à Bochorna (ce qui permet d’attribuer au village ce titre envié de plus haut village habité d’Europe).
La relation se fait dans un cadre « commercial » mais l’ambiance reste familiale. Quand je suis invité, c’est toujours agréable et gratifiant mais presque gênant de profiter de leur générosité. Payer dans une guesthouse me donne un peu bonne conscience. Cela contribue à faire vivre des familles surtout dans des pays comme l’Arménie et la Géorgie qui ont besoin de ressources pour se développer. C’est ma modeste contribution.
Outre l’avantage de pouvoir prendre une douche chaude, de dormir dans un lit, d’avoir des draps propres et être à l’abri des pluies nocturnes, je fais dans les guesthouses, le plein d’énergie. Les repas sont pantagruéliques. Malgré les efforts de la journée et un bon appétit, je suis dans l’incapacité de tout manger. C’est en plus souvent très bon. En Arménie, les familles préparaient des plats en utilisant des plantes des montagnes comme des sortes d’épinards sauvages et ils utilisaient beaucoup d’herbes aromatiques. Ici en Géorgie, le climat permet de cuisiner des légumes plus classiques comme aubergines, tomates, poivrons…etc.
Après cette bonne étape à la guesthouse d’Alisgori, je repars en forme, reposé après la petite étape de la veille. Comme prévu, il fait beau. Je vois les sommets à la frontière russe que je devais longer. Je les laisse pour un chemin plus au sud. Je remonte d’abord une longue vallée pour ensuite suivre la crête entre les versants sud et nord du Caucase.
Cette matinée est riche en rencontres. Je croise un randonneur Américain qui vient de Stephantsminda là où je vais terminer ma marche dans l’est de la Géorgie. Cela permet d’avoir des informations plutôt rassurantes sur les prochains passages hauts de mon itinéraire. Il est courageux, il marche avec 20 kilos sur le dos. Ensuite, à la première bergerie, Pahata m’invite à boire un thé. Son histoire ressemble à celle des autres bergers avec qui j’ai échangé. De mai à octobre, il est dans les montagnes et ne redescend à Alvani qu’une fois par mois. Il fait cela depuis qu’il a 16 ans et il en a 58. Mais lui semble content de son métier. Il travaille dans des conditions meilleures que les autres bergers rencontrés. L’Europe a financé un bâtiment en dur avec une fromagerie aux normes. Il n’est pas peu fier de me montrer la brochure en géorgien et en anglais présentant son fromage et où il apparaît sur une photographie. Son fils est même allé en Italie à une foire expo. Le fromage, le guda (qui n’a rien à voir avec le gouda hollandais) est une spécialité de Touchétie. Il est assez salé car ils n’ont pas d’autres solutions de conservation. Ainsi, il peut se conserver, me dit-il, deux ans. En octobre, ils redescendent avec 300 kilos de fromage.
Je poursuis la remontée d’une longue vallée sauvage avant de monter au-dessus du col de Bobarlo à 3050 mètres d’altitude. Je suis dans la brume. Il souffle un vent froid. L’étape a été longue, il est 17 heures et je veux rejoindre le petit lac de Borbaloskari pour le bivouac. Le site vaut la peine. Je suis face à des montagnes. Il y a une bonne source.

Bivouac au lac de Borbaloskari

J’ai maintenant quitté la Touchétie. Je suis sur la crête de partage des eaux. Au sud, se trouve la vallée de la Pankissi. Ses habitants sont à majorité des tchétchènes qui vivent là depuis le XIXème. Quand la guerre en Tchétchénie a éclaté, la Géorgie opposée à la Russie a accueilli généreusement de nouveaux réfugiés fuyant le conflit. La vallée est progressivement devenue un foyer de terrorisme islamique. Il a fallu les pressions des Russes et des Américains pour que la Géorgie se décide à intervenir. Il y a encore deux ans, le ministère des affaires étrangères français, connu pour son extrême prudence, déconseillait aux voyageurs d’aller dans cette vallée.

4 juillet : Lac de Borbaloskari – Roshka

À 2700 mètres d’altitude, au bord du lac de Borbaloskari, ce n’est pas un réveil avec un somptueux lever de soleil. Je suis noyé dans une brume humide. Il fait 0°C et un vent glacial de nord renforce la sensation de froid. Je ne traîne pas pour me mettre en route afin de me réchauffer. En plus l’étape est longue sur des crêtes autour de 3000 mètres d’altitude et un parcours qui n’arrête pas de monter et descendre. Pour ne rien arranger, je dois parfois remonter pour éviter des couloirs raides enneigés. Avec cette température, la neige est gelée. Il y a ensuite un passage pénible à flanc dans des éboulis et sans sentier. Les difficultés sont compensées par des vues somptueuses ce matin sur le mont Kazbek et sur les sommets à la frontière russe.

Le mont Kazbek 5047m

Je suis parti à 6h15 et cela fait presque 10 heures que je marche quand j’arrive presque au point bas à la rivière en-dessous de Roshka. Je suis épuisé et je n’ai plus d’eau. Il me reste 5 kilomètres et surtout 500 mètres de dénivelés pour terminer. En m’arrêtant au hameau de Ghuli pour demander de l’eau, Giorgi m’invite à boire un coup et à manger. J’ai droit à un verre puis un second de tchatcha, l’alcool local. Il est plutôt bon et au lieu de me couper les jambes, cela me donne un coup de fouet. Dans un sentier noyé dans la végétation, je monte à un bon rythme sous pilote automatique et arrivé à Roshka, je ne fais pas une étude de marché sur les guesthouses. Je m’arrête à la première. Je viens d’enchaîner deux grosses étapes et j’ai besoin de me reposer.
Je suis maintenant en Khevsourétie. Comme les Touchètes, les Khevsours vivent dans des vallées isolées. Ils ont gardé certains rites païens. Il y a par exemple des lieux sacrés où les femmes sont interdites. Ils sont aussi connus pour être de redoutables guerriers avec quelques faits d’armes comme l’aide apportée au roi de Géorgie lors de guerres contre la Perse. Mais il y a aussi une tradition de poésie.
Poètes et guerriers, les vers de Vazha Pshavela résument l’âme de la Khevsourétie
« Les rudes guerriers de Khevsourétie
Ont toujours su vaincre l’ennemi,
Et refouler les hordes de Tchétchénie
Tartares, Kistes, Perses ou de Lesghie
Au-delà des frontières de la Géorgie
 »

5 juillet : Roshka – Juta

Je commence à rentrer dans la haute saison touristique et je m’approche de vallées plus accessibles depuis Tbilissi. Cela se ressent sur la fréquentation. Hier soir, la guesthouse de Roshka affichait complet et aujourd’hui je n’ai jamais vu autant de randonneurs depuis mon départ. L’étape entre Roshka et Juta est un classique et c’est justifié. Les vues avec en permanence les cimes escarpées du mont Chaukhi sont magnifiques. Ce massif est parfois surnommé les Dolomites géorgiennes. Je fais la montée solitaire. Je suis parti tôt. Avec mon appareil photo, j’essaie de capter la beauté des paysages. Cela requiert un peu de patience. Le soleil joue avec les nuages et parfois la cime est masquée, d’autres fois, c’est le premier plan. Au col de Chaukhi, à 3330 mètres d’altitude, je patiente pour que le mont Kazbek se dévoile mais peine perdue. Il souffle un petit vent frais et je renonce.

Mont Chaukhi en descendant vers Juta

J’attaque la descente et je commence à croiser les marcheurs qui sont partis de Juta. Au fur et à mesure de la descente, il y a de plus en plus de monde. L’Europe de l’Est est bien représentée avec des Slovaques, Lituaniens. J’ai vu ces derniers jours des Tchèques, des Polonais. Je discute longuement avec un Québécois. Il y a aussi des Russes. La vallée est versant nord du Caucase et c’est le seul point de passage à travers le massif pour relier la Russie et la Géorgie.
L’étape d’aujourd’hui est plus courte et j’apprécie de pouvoir me reposer à la guesthouse après les deux longues dernières journées. Demain, c’est encore plus facile. J’ai presque une étape de plaine, sur piste et route et sans dénivelés montants. Je n’ai pas l’habitude. Depuis le départ, je passe mes journées à crapahuter dans les montagnes. Je risque de m’ennuyer.

6 juillet : Juta – Stephantsminda

Je ne me suis pas ennuyé. D’abord, l’étape était courte et je suis arrivé avant midi à Stephantsminda. Je pensais marcher dans une vallée encaissée sans perspectives mais rapidement après Juta, le mont Kazbek m’est apparu devant moi, majestueux, captivant, du haut de ses 5047 mètres d’altitude.

Le mont Kazbek 5047m

J’ai aussi traversé quelques villages avant d’arriver à la vallée de la rivière Terek. C’est un passage historique à travers le Caucase. De Tbilissi, il faut franchir le col de Jvari pour passer versant nord et après Stephanstminda s’engager dans la voie naturelle que constitue les gorges de Darial creusées par la rivière. La frontière russe se trouve là, à 13 kilomètres de Stephantsminda. Strabon mentionne déjà cette voie. Certains situent ici les portes de fer construites par Alexandre le Grand. La route actuelle a été tracée par la Russie tsariste après l’annexion de la Géorgie d’où son nom de « route militaire géorgienne ».
Sur les 1200 kilomètres de la chaîne du Caucase et hors les deux routes côtières de la Mer Noire et de la Mer Caspienne, c’est la seule voie de communication entre la Russie et le sud du Caucase. Il y a eu d’autres points de passage mais compte tenu de la situation politique, ils ne permettent plus la circulation de transit. Entre la Géorgie et l’Ossétie du Nord, la route est fermée depuis une vingtaine d’années. Celle entre la Russie et l’Ossétie du Sud est elle ouverte mais ensuite la communication ne peut pas se faire plus au sud avec la Géorgie. Cette route est donc stratégique et très fréquentée. Stephantsminda est traversé par un flot continu de camions de tous les pays et notamment arméniens. Pour l’Arménie, c’est la seule voie de communication terrestre avec son allié, la Russie. Côté mer Caspienne, la route traverse l’Azerbaïdjan et côté mer Noire, elle passe par le territoire sécessionniste de l’Abkhazie.
Stephantsminda est aussi très fréquentée par les touristes. À 3 heures de route environ de Tbilissi, ils viennent pour le mont Kazbek, la star de ce bout de Géorgie. Je suis aussi là pour cela et demain, je vais faire un aller-retour sur ses pentes jusqu’au pied du glacier.

7 juillet : Stephantsminda – Altihut (Aller-retour)

« Là haut, les neiges du Kasbek scintillant
Telles les multiples facettes du diamant
Et à son pied, dans un creux obscur
Profonde et tortueuse fissure
Le Terek ondule tel un serpent.
Puis sous ses yeux éblouis
Se dévoilent, pleines de vie,
Les riches vallées de Géorgie
Telles un prodigieux paradis.
Terre heureuse et épanouie !
 »
Mikhaïl Lermontov – Le démon

À la suite de l’annexion de la Géorgie par la Russie, le Caucase a été à la mode chez les écrivains russes. Ils ont trouvé en particulier avec le mont Kazbek une source d’inspiration et de lyrisme. Pour Davydov, il sert d’appui à la voûte céleste. Pouchkine écrit : «Un matin, passant en vue du Kazbek, je vis un spectacle merveilleux : des nuages blancs effilochés s’étiraient sur le sommet de la montagne et un monastère isolé, éclairé par les rayons du soleil, semblait flotter dans l’air, porté par les nuages.» Je regarde moi aussi ce spectacle merveilleux décrit par Pouchkine il y a presque deux siècles. Comme d’autres volcans, le mont Ararat, l’Etna ou le Kilimandjaro, il a cette forme de cône presque parfaite. Depuis l’hôtel, le soleil se lève lentement et illumine le sommet puis sur un promontoire au-dessus de Stephantsminda, j’ai face à moi l’église de la Trinité et le sommet derrière. Le soleil ignore le lieu de culte. Seul compte pour lui, le mont Kazbek. Mais comme toutes les stars, il ne faut pas rater le rendez-vous. Il est 8h30 et le rideau se baisse déjà. Les nuages cachent le sommet. Je poursuis quand même jusqu’à l’Altihut à 3014 mètres d’altitude. Quelques brèves éclaircies permettent de fugaces vues et c’est fini, je redescends.

Le mont Kazbek et l’église de la Trinité

Mon parcours dans l’est du Caucase s’arrête là. Je bute sur l’Ossétie du Sud, territoire sécessionniste. Dans cette mosaïque de peuples caucasiens ou turcs, les Ossètes font figure d’exception ; ils descendent des Alains et se rattachent aux peuples indo-européens et plus particulièrement aux Iraniens. De plus, contrairement aux peuples du Nord Caucase, les Ossètes du nord et du sud sont majoritairement chrétiens. Cela fait un point commun avec les géorgiens mais cela ne suffit pas. Face au nationalisme géorgien, les Ossètes du Sud déclarent leur indépendance en 1992 soutenus par la Russie qui voit par là un moyen de déstabiliser la Géorgie qui se tourne trop vers l’occident. En 2008, la Géorgie tente de reprendre le contrôle de ce territoire. La Russie intervient, bombarde des villes géorgiennes (notamment Gori, la ville natale de Staline). L’Union Européenne avec notamment Nicolas Sarkozy tente de trouver un accord entre les belligérants. Elle obtient un cessez-le-feu. Depuis la situation est figée. Les forces russes sont présentes en Ossétie du Sud. L’indépendance du pays n’est reconnue que par la Russie, le Venezuela, la Syrie et quelques petits états du Pacifique et il est impossible de traverser la ligne de cessez-le-feu entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud. À Toulouse, l’Ossète le plus connu (il doit être le seul) est Tugan Sokhiev, chef d’orchestre. Originaire de Vladikavkaz en Ossétie du Nord, quelques kilomètres au nord de Stephantsminda, il a dirigé l’Orchestre National du Capitole.
Il me faut donc contourner l’Ossétie du Sud. Je repars à Tbilissi où je passerai une journée « technique » (réapprovisionnement, grande lessive…) puis samedi, je me rendrai à mon point de départ dans l’ouest de la Géorgie pour reprendre ma marche dimanche.
J’avais écrit dans mon introduction que je regretterais de ne pas aller dans l’est du Caucase. Dans ma longue marche de la frontière iranienne à Istanbul, cette partie pouvait paraître incongrue. Je ne regrette pas. Malgré un temps très pluvieux au début, j’ai beaucoup aimé la Touchétie avec ses villages, des vues magnifiques sur les montagnes et ces arrêts dans les bergeries accueilli par des Azéris ou des Géorgiens. C’est une région isolée encore très préservée. Sur la deuxième partie en Khevsourétie puis au pied du mont Kazbek avec un temps plus stable, j’ai pu profiter de paysages de montagne absolument fabuleux. L’ouest de la Géorgie devrait me réserver un programme assez similaire.

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4 – Géorgie de l’Ouest

10 juillet : Tobari (route de Mestia) – Chuberi

Je n’avais pas pris en compte qu’un samedi de début juillet était un jour de grand départ. Les Tbilissiens partent aussi en vacances et tous les trains étaient complets. Pour dimanche, quand j’ai pris mon billet pour Zugdidi, il ne restait qu’UNE seule place disponible dans tout le train, première et seconde classes confondues. Après mon achat, la journée de dimanche était aussi complète. Tbilissi, comme Paris, se vide de ses habitants en été.
Je suis donc resté une journée de plus dans la capitale. Je m’en accommode fort bien. C’est une ville que je trouve très agréable avec une énergie positive, « good vibes » diraient les anglophones. Cela peut paraître surprenant dans le même pays de passer en quelques jours d’une bergerie où le soir dans un abri couvert d’une bâche en plastique, groupés et enfumés autour du feu alors que la pluie tombe, tu manges une soupe de mouton et pommes-de-terre avec pour toute commodité, l’eau à 100 mètres à une ambiance internationale avec des bâtiments à l’architecture futuriste, des bars branchés et une communication facile avec l’anglais comme langue passe-partout. Moins de 100 kilomètres à vol d’oiseau séparent la terrasse surplombant Tbilissi où j’ai bu tranquillement un verre et l’abri de bois et plastique où j’ai dormi avec cinq bergers Azéris. Mermer se plaignait de ces mois passés dans la montagne loin de sa femme, ses enfants et du confort. Que pense-t-il quand les circonstances l’amènent à Tbilissi et qu’il se promène dans les galeries marchandes de la très chic avenue Roustaveli ?
Après cette pause de deux jours, me voilà reparti et cette fois, je ne devrais plus avoir de transfert en transport en commun. Dans le minibus entre Stephantsminda et Tbilissi, je me disais que je préférais marcher que faire les trajets par la route. Celui entre Areni et Meghri en Arménie m’avait vidé. Jeudi, pour savoir comment c’était, il suffit d’imaginer un jeu vidéo avec pour décor une route de montagne avec virages, nids de poules, le ravin d’un côté, de temps en temps une vache ou un cheval et une file quasi continue dans les deux sens de voitures, camions, bus et minibus. Le jeu est simple, chaque fois que tu doubles un véhicule, tu marques un point. Tu peux avoir des bonus si c’est dans un virage ou si tu enchaînes une file de 10 véhicules. Il faut bien sûr éviter ceux qui viennent en face. Si c’est le cas, ce n’est pas « Same player, shoot again » mais « C’est fini ». Les croix le long de la route rappellent que ce jeu n’est pas sans dangers. Notre chauffeur qui devait faire cette route en permanence était champion à ce jeu. Le plus périlleux dans mon parcours n’est pas forcément de marcher dans la montagne…
Le train est quand même autrement plus agréable et plus confortable. Quinze laris (cinq euros) pour les 330 kilomètres de Tbilissi à Zugdidi avec la ponctualité suisse et des wagons climatisés, il n’y a pas lieu d’hésiter.
Maintenant, c’est plus simple, il ne me reste plus qu’à marcher 2200 kilomètres et je serai à Istanbul. Disons que c’est la dernière ligne droite mais une longue ligne droite. J’avais prévu un itinéraire qui faisait presque une boucle avec pour débuter trois jours de marche via les lacs de Tobavarchkhili. C’est, paraît-il très beau. En arrivant mi-juillet dans cette partie du Caucase exposée à l’humidité de la Mer Noire donc plus enneigée, je pensais que cela serait bon. Mais les dernières informations obtenues m’ont fait renoncer. L’hiver rigoureux et le mois de juin très maussade ont retardé la fonte. Les pluies des dernières semaines ont en plus provoqué de nombreux éboulements comme sur la piste d’accès à ces lacs.

Le massif que j’ai évité

C’était une portion bonus pour m’amener à l’objectif de cette partie de ma longue marche : traverser le Caucase géorgien là où c’est possible. Je vais donc rester sur cet objectif là et marcher dans cette région coincée entre, à l’Ouest l’Abkhazie et à l’Est l’Ossétie du Sud. Peut-être, me sera-t-il possible dans vingt ans, cinquante ans, un ou deux siècles, de partir à pied de Sotchi en Russie, de traverser l’Abkhazie, de passer de l’Elbrouz à la Svanétie. Je reviendrai alors compléter ma marche et peut-être prolongerai-je à travers l’Ossétie du Sud jusqu’au mont Kazbek. Mais je pense que j’ai le temps de me préparer pour cela.
L’histoire récente de l’Abkhazie est assez proche de celle de l’Ossétie du Sud. Alors que les Ossètes parlent une langue indo-européenne, l’abkhaze est une langue caucasienne comme le géorgien et ils sont majoritairement orthodoxes comme les Géorgiens. Mais cela ne suffit pas à créer des affinités. Avec la chute de l’URSS, la montée des nationalismes dresse les Abkhazes contre les Géorgiens. En 1992, une guerre violente faisant 20000 morts oppose les séparatistes et l’armée géorgienne. Soutenus par la Russie, les Abkhazes vainquent. Le traumatisme pour les Géorgiens est d’autant plus grand qu’ils étaient majoritaires sur ce territoire. Les Abkhazes ne représentaient que 20% de la population. Comme dans tous ces conflits s’ensuit une épuration ethnique avec massacres, viols… 200000 Géorgiens sont contraints de quitter l’Abkhazie et de se réfugier en Géorgie. Suite au conflit en Ossétie du Sud en 2008, l’Abkhazie se déclare elle aussi indépendante et n’est aussi reconnue que par une poignée d’états.
Le minibus me dépose à l’embranchement de la dernière vallée à être contrôlée par la Géorgie. Il est 17h30 et je ne fais que les 6 kilomètres jusqu’à Chuberi. Au nord, j’ai à nouveau les montagnes qui marquent la frontière avec la Russie et à l’ouest, c’est l’Abkhazie.

11 juillet : Chuberi – Nakra

La guesthouse de Chuberi est très agréable avec des chambres propres avec salles de bain pimpantes. Nana est adorable et elle est toute gênée quand elle me donne le prix.
– Ce n’est pas trop cher? Me demande-t’elle
La demi-pension est à 70 laris (23€). Le prix courant est de 100 laris (33€) ou 50 laris la nuitée seule. Ce sont à peu près les mêmes tarifs qu’en Arménie. Ces tarifs sont relativement élevés par rapport au niveau de vie en Géorgie (un ticket de métro coûte 30 centimes, le train comme hier est vraiment pas cher, le salaire moyen est de 400€). Mais pour nous occidentaux, cela reste très abordable. Donc les 70 laris demandés par Nana me convenaient parfaitement.
Elle trouve qu’il n’y a pas beaucoup de touristes. La vallée n’est pas une destination phare. Sur les deux minibus qui ont récupéré les voyageurs à la gare de Zugdidi, j’étais le seul à ne pas aller à Mestia, la ville principale de la Haute Svanétie. C’est avec Stephantsminda, la destination la plus populaire de la montagne géorgienne. Je risque de voir la foule sur le trek qui va à Ushguli comme c’était le cas entre Juta et Roshka ou vers l’Altihut du mont Kazbek. Même sur des destinations moins courues comme la Géorgie, le tourisme se concentre en quelques lieux alors que là je suis seul. Pourtant, le sentier que je prends aujourd’hui est agréable. Il est bien balisé ce qui est rare depuis mon départ et malgré un temps gris, j’ai de belles vues sur les montagnes et des prairies couvertes de fleurs. Un jour de beau temps, cela doit être une étape magnifique. Mais aujourd’hui, le soleil ne fait que quelques brèves apparitions. Il y a beaucoup d’humidité. Il est tombé des cordes hier soir et dans la nuit.

Après avoir passé le col d’Utviri

Je longe à nouveau la frontière russe, cette fois d’ouest en est. De l’autre côté, se trouve la république autonome de Karatchaïevo-Tcherkessie. Comparée à ses voisines du Caucase, elle est relativement stable. Il existe parfois des tensions entre les Karatchaïs turcophones et les Tcherkesses caucasiens et minoritaires. En 1999, ces derniers s’étaient unilatéralement déclarés autonomes avant de rentrer dans le rang. Avant la guerre en Ukraine, cette république était la seule à être, selon le ministère des Affaires Étrangères, en vigilance normale. Toutes les autres du nord Caucase étaient en zone orange « Déconseillées sauf raison impérative » (depuis toute la Russie est dans cette catégorie). Au sud du Caucase, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud sont elles en zone rouge « Formellement déconseillées » (comme par exemple l’Afghanistan, la Syrie, la Libye, le Yémen, l’Irak, le Pakistan, les pays du Sahel…).
J’arrive à Nakra juste au moment où la pluie se met à nouveau à tomber. J’ai parcouru près de 30 kilomètres avec 2100 mètres de dénivelés. C’est assez consistant et je m’installe rapidement dans une guesthouse. À 60 laris (20€) la demi-pension, c’est la moins chère depuis que je suis en Géorgie. J’ai atteint à peu près les 1000 kilomètres depuis mon départ. Je suis aussi au niveau du sommet le plus haut d’Europe. L’Elbrouz à 5642 mètres d’altitude est pile dans l’axe de la vallée de Nakra mais il n’est pas visible. C’est un volcan entièrement en Russie et en retrait de la ligne de crête du Caucase que j’ai face à moi.

12 juillet : Nakra – Mazeri

Hier soir, à la guesthouse, j’étais avec quatre allemands de l’est qui connaissaient très bien la Géorgie. Ils ont commencé à venir randonner dans le pays à l’époque de l’URSS. Ils me disaient que finalement, cela n’avait pas excessivement changé. À l’époque, la Géorgie était une république où on vivait plutôt bien et mieux que dans d’autres parties de l’URSS. Par contre, certaines régions de la Géorgie ont beaucoup évolué. C’est le cas de la Svanétie qui était un endroit isolé et presque dangereux alors que maintenant la région s’est beaucoup développée que ce soit l’hiver avec deux stations de ski ou l’été avec la randonnée.
Je poursuis mon avancée vers l’est. Le chemin aujourd’hui passe par une succession de hameaux surplombant la vallée et la route de Mestia. Entre chacun, il faut franchir un vallon et le torrent soit sur un pont, soit sur un tronc en faisant l’équilibriste soit sans pont, pieds nus en résistant à la force du courant.

Toujours beaucoup de fleurs

Passé le niveau de l’Elbrouz, je suis face à une nouvelle république de Russie. La république de Karatchaïevo-Tcherkessie et sa voisine de Kabardino-Balkarie se partagent en effet le toit de l’Europe. La cohabitation y est aussi difficile avec des tensions entre les Balkars turcophones et les Kabardes caucasiens. Les Balkars comme leurs cousins Karatchaïs ont été déportés par Staline en 1944. La raison de la menace de l’avancée des troupes allemandes et de la collaboration éventuelle avec la population locale pouvait ici avoir une justification. L’Elbrouz est le point extrême de l’avancée des Nazis en direction du Caucase. Aujourd’hui, la Kabardino-Balkarie n’est pas à l’abri de la montée de l’islamisme et du sécessionnisme. En 2005, l’armée russe a dû intervenir à Naltchik la capitale pour chasser des rebelles en partie infiltrés par les Tchétchènes. Des dizaines de civils sont tués et le bilan global est d’une centaine de victimes.
Je réussis à arriver à Mazeri avant la pluie. Je pensais éventuellement m’arrêter à Iskari mais, le temps s’est couvert et j’ai pu faire la dernière montée (1000 mètres jusqu’au col) sans souffrir de la chaleur. 34 kilomètres, 2550 mètres de dénivelés aujourd’hui, je suis content, cela s’est bien passé. Alors que de bonnes averses s’abattent sur Mazeri, je regarde avec Davit, le propriétaire de la guesthouse, des extraits de match de rugby. Son frère, Gela Aprasidze est, excusez du peu, champion de France avec Montpellier. Et il vient de battre l’Italie en match international. C’est la première victoire de la Géorgie contre une équipe de ce calibre et cela lui permet de passer devant au classement mondial des nations. Chapeau ! C’est la première fois que je rencontre un Géorgien concerné par le rugby. Avec le nombre de joueurs de ce pays dans le Top 14, je pensais que ce sport était plus populaire mais chaque fois que j’en ai parlé, jusqu’à maintenant, je n’ai pas senti d’intérêt particulier.

13 juillet : Mazeri – Mestia

La vedette du jour est le mont Ushba. C’est le sommet emblématique de ce coin de la Svanétie. Il est surnommé le Cervin du Caucase même si sa forme avec deux pics est assez éloignée de la pyramide acérée et presque parfaite du sommet italo-suisse. Son ascension est réputée pour être très difficile. Comme tous ces jours-ci, les nuages ont du mal à se dissiper et je n’aperçois le sommet que par moments. Mais même avec ces conditions, les paysages sont impressionnants, très haute montagne. J’ai choisi un itinéraire qui me fait passer par une crête juste face au sommet. J’avais des incertitudes sur ce passage. Je n’avais trouvé aucune information et je craignais de devoir faire demi-tour face à un névé trop dangereux ou un passage en escalade. Finalement, même si ce n’était pas un chemin type Compostelle, j’ai pu traverser ces crêtes avec en face ce paysage presque hostile de cimes escarpées et de glaciers. La suite a été une longue descente via les photogéniques lacs de Koruldi jusqu’à Mestia.

Le mont Ushba ce matin

Je suis dans la capitale de la Svanétie. Il y a plus de deux millénaires, Strabon évoque déjà la présence des Svanes dans cette partie du Caucase. Et ce peuple est lié à la légende de Jason et des Argonautes qui traversent la Mer Noire et s’emparent de la toison d’or dans la Colchide (le territoire qui occupe une partie de la Géorgie actuelle). Les historiens font le lien avec les Svanes qui cherchent les paillettes d’or avec des peaux de mouton dans les rivières.
La Svanétie a été très longtemps enclavée et elle n’est conquise par les russes qu’en 1858, plus d’un demi-siècle après Tbilissi. Les Svanes chrétiens comme les peuples musulmans du versant nord du Caucase ont la réputation d’être de farouches guerriers et il a fallu des dizaines d’années de lutte pour les soumettre. Fiers de leur indépendance, méfiants vis-à-vis de l’étranger, ils sont aussi connus pour pratiquer sans gêne le brigandage. Dans la série de la répartition par Dieu de la terre, la légende raconte, qu’occupés comme les Géorgiens à faire la fête, Dieu n’a pu donné aux Svanes, arrivés après la distribution, que ces vallées perdues. En compensation, ils les a autorisés à effectuer des raids sur les peuples voisins, à voler, à pratiquer toutes sortes de malversations. Les premiers explorateurs et alpinistes à la fin du XIXe siècle les décrivent comme de dangereux sauvages. L’anglais Tucker écrit « L’unique estimable qualité des Svanes est d’éprouver du respect pour un revolver anglais« . Dans les années 90, la région était encore dangereuse comme les randonneurs est-allemands me le racontaient. Il a fallu une intervention musclée des forces de l’ordre géorgienne pour y mettre fin.
Aujourd’hui, Mestia est La destination montagne de la Géorgie. Il y a une multitude d’hôtels et de guesthouses et les touristes déambulent tranquillement le long de la rue principale de la ville. C’est un peu le Chamonix d’ici.
À travers cette marche dans le Caucase, j’ai évoqué les Touchètes, les Avars, les Tchétchènes, les Ossètes, les Khevsours, les Abkhazes, les Tcherkesses, les Karatchaïs, les Balkars, les Kabardes, les Svanes… des peuples caucasiens, turcs ou indo-européen. « Ils parlent tous des langues différentes en raison de leurs habitats dispersés et de l’absence de toutes relations entre elles » écrit Strabon il y a 2000 ans. Mais j’ai oublié les Ingouches. Mais qui se soucie d’eux? Je devais longer la frontière avec l’Ingouchie en passant par le col d’Assunta mais avec le changement d’itinéraire et le passage par le col de Borbalo, je me suis éloigné de ce territoire. Proches ethniquement et religieusement des Tchétchènes, les Ingouches ont connu à peu près le même sort. Ils subissent la déportation par Staline. À leur retour, les Ossètes ont pris leur place. Vous n’avez jamais entendu parler des Ingouches? En 1992, un conflit territorial les oppose aux Ossètes. Bilan 60000 personnes déplacées, 600 morts. En 2004 à Nazran, l’armée russe doit intervenir face à des rebelles faisant une centaine de morts Ingouches et Tchétchènes.
Il est vrai que ces chiffres ne sont pas très significatifs pour la région. Le Caucase est un massif complexe et potentiellement explosif. Si l’on compare avec les Pyrénées où hormis les Basques, il y a une certaine homogénéité, ici c’est une multitude de peuples de trois familles très différentes (caucasiens, turcs et indo-européens), trois alphabets (cyrillique, géorgien et latin), deux religions principales (islam et christianisme orthodoxe), deux territoires autoproclamés indépendants, six régions autonomes côté nord, deux pays, la Géorgie et la Russie qui ont été en guerre récemment … C’est presque étonnant d’avoir actuellement une situation relativement calme.

14 juillet : Mestia – Adishi

Quatorze juillet, fête nationale et toujours une journée particulière. Les années passent et je continue à marcher avec plaisir. Ce qui change avec les années, c’est le regard des autres. Dans le métro de Tbilissi, un Géorgien s’est levé pour me céder sa place. Hier un jeune turc qui randonnait et que j’ai rattrapé dans une montée, m’a demandé mon âge. Dans son regard, j’ai senti que la question sous-entendait : il a l’air vieux et il me double et quand je lui ai dit que j’avais 57 ans, la réponse n’a pas été :
– Vous faîtes beaucoup moins
Mais,
– Vous êtes en forme pour votre âge
Ce qui voulait en gros dire : effectivement, il est aussi vieux (voire encore plus) que je le pensais mais par contre question physique, il va bien.
Je n’ai aucun mérite. La différence se fait sur l’entraînement. Cela fait un mois et demi que je marche, c’est le moment où la forme physique atteint sa plénitude. Les quatre derniers jours, j’ai cumulé huit mille mètres de dénivelés. Ces étapes n’étaient pas tranquilles mais après le repos nocturne, je suis reparti sans fatigue.
L’étape du jour était quand même plus courte et facile que les trois précédentes. Je suis sur la randonnée classique et populaire de Mestia à Ushguli. Mais comme je pars beaucoup plus tôt que pratiquement tous les autres randonneurs, je n’ai commencé à voir du monde que vers la fin de l’étape avec ceux qui font Mestia à Adishi en deux jours et qui débutent le matin assez tard.

Lakhiri

Je suis sur une partie très typique de la Svanétie. Il y a des vues sur les sommets et notamment le mont Ushba (mais toujours caché en partie par les nuages) et des passages par ces villages avec de nombreuses tours de défense. Certaines datent du moyen-âge. Elles protégeaient contre les envahisseurs, les vengeances liées à la vendetta mais elles étaient aussi utilisées comme lieu d’habitation et de stockage.

15 juillet : Adishi – Ushguli

Quel plaisir de retrouver une pleine journée de beau temps, qui plus est sur une étape comme celle d’aujourd’hui. Je quitte Adishi alors que le soleil commence à éclairer le village et ses tours de défense. Au-dessus de moi, le haut du Tetnuldi (4858m, le dixième sommet du Caucase) étincelle de blancheur.
La première difficulté de la journée se passe sans problème. À Adishi, une des activités est de faire traverser le torrent en amont du village à cheval. À 25 laris (8€) les trois mètres, c’est une activité rentable. Hier soir, tout le monde m’a prévenu qu’il n’y avait pas d’autres possibilités. Il est tôt. Deux Basques espagnols traversent devant moi hardiment. Je me déchausse et traverse sans problème. J’ai connu plus difficile en Touchétie.
Je monte au premier col. Les vues sur les sommets et les glaciers sont époustouflantes. Je peux enchaîner la descente dans la vallée de Khalde avant d’attaquer le second col. Je suis au milieu d’un parterre de fleurs avec toujours ce paysage extraordinaire. C’est une magnifique journée et je la termine à Ushguli un endroit superbe.
C’est un peu le village des superlatifs. Cela lui vaut d’être une destination touristique majeure de la Svanétie et par extension de la Géorgie. À 2160 mètres d’altitude, c’est comme d’autres coins où je suis passé, le village habité le plus haut d’Europe.

Ushguli et le mont Chkhara (5184m)

Ushguli est aussi classé au patrimoine mondial de l’UNESCO notamment pour sa concentration de tours de défense. Dans un seul des hameaux, on en dénombre 200. Et enfin, le mont Chkhara à 5184m est juste en face du village. Situé à la frontière russe, c’est le point culminant de la Géorgie, une centaine de mètres plus haut que le Kazbek et c’est le troisième sommet du Caucase.
Confortablement installé à la terrasse d’une confortable guesthouse, je profite de la vue sur Ushguli, ses tours et le mont Chkhara.

16 juillet : Ushguli – Shkedi

Après le festival d’hier, ce n’est pas retour à l’ordinaire mais un ton en-dessous. Les nuages ont fait leur retour et voilent un peu le paysage. Je m’éloigne aussi progressivement des hautes montagnes. Je suivais plus ou moins les sommets le long de la frontière russe. Je pars maintenant direction le sud. J’ai passé une première crête aujourd’hui et demain j’en ai une autre avant de laisser le Caucase derrière moi. Sur les hauteurs aujourd’hui, le panorama couvrait tous les sommets marquants de ces derniers jours, Ushba, Tetnuldi, Chkhara…Par temps clair, on peut même voir l’Elbrouz. Ce n’était pas le cas aujourd’hui.
Je suis ensuite descendu assez bas. À 1200 mètres, la chaleur commence à se faire sentir. Il faut que je me prépare pour les jours prochains où je vais continuer à perdre de l’altitude.
La fin de la journée était plus monotone avec sept kilomètres le long de la route. Curieusement, je suis toujours en Svanétie mais il n’y a plus de tours de défense. Les villages sont sans attraction particulière. Il y a quelques belles maisons avec leurs vérandas en bois. Le seul monument notable est cette statue de Staline à l’entrée de Sasashi. Elle trônait au centre de la ville portuaire de Poti jusqu’à ce que Khrouchtchev la fasse enlever. Par une série de circonstances, elle a été retrouvée et installée ici par une association type « Les amis de Staline ».

Staline, le Géorgien

Je poursuis jusqu’au village de Shkedi avant le début de la montée de demain. Je suis sorti des circuits touristiques. Plus bas, on m’a dit qu’il y avait des possibilités pour dormir dans ce village. Je m’adresse à la première maison où je vois de l’animation pour demander si je peux dormir. Ce n’est pas une guesthouse. Je commence à discuter en russe avec Goutcha le grand père. Nous sommes assis sur un banc. Cela ressemble aux salamalecs des pays arabes. Au bout d’un moment, on en vient au cœur du sujet : je veux dormir, dîner et le petit déjeuner. Goutcha me demande quel prix, je veux donner. Il me propose un peu plus. On est d’accord et je peux aller prendre ma douche. Le dîner est servi tôt. Comme cela se fait en Arménie et Géorgie, Nana, la belle fille a disposé sur la table une dizaine de plats passant de l’entrée au dessert sans ordre prédéterminé. C’est très bon et généreusement accompagné de vin par Goutcha. Douché, lessive faîte, repu, je peux m’allonger après une journée assez longue.

17 juillet : Shkedi – Sadmeli

Hier, j’étais fatigué. Les dernières journées chargées, la chaleur dans la vallée…je sentais les jambes. Je n’ai pas discuté longtemps avec Goutcha. De toutes façons, j’avais atteint les limites de mes connaissances en russe : la famille, le travail, les voyages, les animaux de la ferme…Il était guère plus de vingt heures quand je suis allé me coucher.
Comme toujours, il n’y a rien de mieux qu’une bonne nuit de sommeil pour réparer le corps fatigué. Et ce matin, les efforts des jours précédents sont oubliés. J’attaque la montée à un bon rythme et avec plaisir. J’ai une dernière crête en altitude à passer et ensuite j’en aurais fini avec les hauts sommets, les glaciers et les névés. Je vais quitter la Svanétie et arriver dans la région de Ratcha.
Je passe devant la seule bergerie vue lors de ma marche dans l’ouest de la Géorgie. Contrairement à la Touchétie, il n’y a pas d’alpages avec troupeaux. Le gros avantage est que je n’ai pas à me préoccuper des chiens mais il me manque ces rencontres et ces invitations dans les bergeries. Là, c’est Jiyat et Macha sa femme qui m’invitent à boire le café.

En direction du pic Chutkharo (ou Chumkara 3562m)

Rien de tel pour poursuivre la montée sur un bon rythme. Les paysages sont à nouveau superbes et en plus sauvages. Il y a toujours ce tapis de fleurs et je monte avec l’esthétique pointe rocheuse du Chutkharo (ou Chumkara 3562m) face à moi. Après une longue pause aux petits lacs de Tbebi. Il me reste une courte montée jusqu’au col de Kelida. S’ensuit une longue, longue descente. Je passe de 3030 à 530 mètres d’altitude sur 28 kilomètres d’abord dans de belles prairies fleuries, puis sur une ancienne piste parfois envahie par la végétation et enfin une piste défoncée par les engins forestiers. L’avantage par rapport à hier est que la fin de l’étape est à l’ombre de la forêt et en descente. Il ne fait pas trop chaud. J’avance. La nuit de récupération a finalement été très bénéfique et arrivé à Sadmeli, j’ai parcouru 45 kilomètres avec 2120 mètres de dénivelés dans la journée.

18 juillet : Sadmeli – Au-dessus du réservoir de Shaori

Hier soir, j’ai consulté les prévisions météo pour les jours à venir. Avec satisfaction, j’ai vu que le temps allait être mitigé voire avec même de la pluie. J’ai quatre jours de marche jusqu’au Petit Caucase et hormis un passage à 2000 mètres demain, je vais être à une altitude relativement basse.
Comme prévu ce matin, le temps est couvert, humide. C’est idéal pour la montée depuis Sadmeli. Après les grosses étapes dans le Caucase, j’ai prévu une journée de tourisme. Je fais une longue pause à Nikortsminda avec entre autres la visite de la cathédrale. Elle est superbe. Toute la base de l’édifice date du début du XIème siècle presque un siècle avant la basilique Saint-Sernin de Toulouse. L’ornementation de la façade est remarquable de finesse.

La cathédrale de Nikortsminda

Je repars ensuite vers le lac réservoir de Shaori avec l’intention de m’arrêter dans les environs et garder la montée vers le mont Satsalike (1996m) pour demain. Je ne sais pas trop où je vais dormir. Il y a des maisons entières à louer mais pas de guesthouse. J’ai toujours la solution du bivouac mais avec l’humidité, je préférerais dormir sous un toit. Après plusieurs demandes infructueuses, je finis par trouver un hébergement très rustique. C’est une sorte de rustre poissonnière qui me propose un cabanon en bois dans un camp de bûcheron. À 30 laris (10€), c’est cher payé mais au diable l’avarice. Je m’installe, me lave et fait ma lessive au point d’eau. Je suis quand même mieux qu’en pleine nature.

19 juillet : Au-dessus du réservoir de Shaori – Katskhis (Tchiatoura)

Dans six jours, je devrais quitter la Géorgie après 5 semaines dans le pays. Mes connaissances en géorgien sont et resteront limitées aux mots de base de politesse. Une fois dit « Bonjour » (Gamardjoba გამარჯობა qui veut dire littéralement « Victoire »), j’engage la conversation avec mes quelques mots de russe. Je n’ai rencontré qu’une fois un Géorgien qui délibérément refusait de communiquer dans cette langue sûrement parce que c’est celle de l’ennemi. Certains jeunes ne le parlent pas du tout mais dans l’extrême majorité des cas, les Géorgiens comprennent mes quelques mots en russe. Cela va de la poissonnière d’hier qui connaissaient les bases à la propriétaire de la guesthouse de Sadmeli qui visiblement le maîtrisait parfaitement. Elle me parlait à un débit extrêmement rapide comme si j’avais les mêmes connaissances.
Parmi les quelques mots de géorgien que j’ai retenu, il y en a un dont je suis assez fier, c’est « ghame mshvidobisa » (ღამე მშვიდობისა soit Bonne nuit). Il faut prendre son souffle et se lancer à pleine vitesse sur le mshvidobisa. En général, cela impressionne et fait sourire mon interlocuteur. Le géorgien est un peu difficile à prononcer. Il faut s’habituer aux successions de consonnes.
Comme je l’avais écrit, pour plusieurs raisons, je n’ai pas fait l’effort d’aller plus loin dans l’apprentissage du géorgien. Mon voyage en Europe de l’Est m’a fait comprendre que mon cerveau était incapable d’aller plus loin que l’apprentissage de deux langues et encore, c’est vraiment difficile. Là, je me suis focalisé sur l’arménien et le russe.
Il y a deux ans, j’avais fait l’effort d’apprendre l’alphabet. Même si cela n’est pas très utile, c’était intéressant car il est magnifique. Comme l’arménien, le géorgien est une des rares langues à en avoir un propre. Il ne sert qu’au géorgien qui n’est parlé que par 4 millions de personnes. Il est aussi très ancien avec des textes découverts datant du Vè siècle. Avec le développement de l’informatique, la mondialisation, il est menacé et l’Unesco l’a inscrit dans sa liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Ce serait dommage qu’il disparaisse. Certaines lettres sont presque des œuvres d’art à elles seules დ, წ, ჭ, ლ.

Texte en géorgien

En 2020, j’avais aussi emprunté à la bibliothèque un livre pour apprendre le géorgien mais ce n’était pas une véritable méthode à partir du français. L’ouvrage insistait beaucoup sur la grammaire et c’était un coup à donner de sérieuses migraines. Le géorgien regroupe à peu près tout ce qui fait la difficulté d’une langue et même un peu plus. Les mots se déclinent mais c’est assez courant. Pour les verbes, c’est carrément plus difficile. Il y a des verbes irréguliers bien sûr. Le géorgien a comme de nombreuses autres langues (grec, langues slaves…) deux formes de verbes différentes : le perfectif et l’imperfectif selon si l’action est accomplie ou inachevée (ponctuelle ou récurrente). Pour rajouter un peu de piment, des préfixes servent à indiquer le sens de l’action (vers le sujet, s’en éloignant, vers le haut, vers le bas). Cela commence à faire beaucoup, mais les géorgiens ne s’arrêtent pas là et peuvent prétendre au titre de champions du monde de la complexité. Les verbes sont pluripersonnels. Non seulement, ils s’accordent avec le sujet mais aussi avec le complément d’objet. Par exemple, « Je fais » sera différent selon si je fais pour moi, pour toi, pour lui, pour eux… La conjugaison du verbe « faire » au présent aboutit à 36 combinaisons. La forme peut être bipersonnelle (prise en compte du sujet et du complément d’objet) voire tripersonnelle s’il y a deux compléments d’objets… Ces langues sont dites ergatives ou à structure d’actance (les maux de tête ne sont pas loin). C’est le cas aussi du basque et c’est un élément qui a conduit à certaines hypothèses (largement contestées) de l’origine de ce peuple dans le Caucase. La plupart des langues du Caucase, le Kurde, le tibétain, le maya, les langues aborigènes d’Australie ou des Inuits … sont aussi ergatives.
Bref, en 2020, ma tentative d’apprentissage du géorgien s’était soldée par un échec. J’avais rendu le livre à la bibliothèque. Ma seule véritable réussite dans cette difficile langue restera de dire « ghame mshvidobisa » d’un seul jet.
Après cette longue digression un peu indigeste, venons-en à ma journée pour laquelle, vous vous en doutez, il n’y a pas grand chose à raconter. Disons que la plupart du temps, je n’ai pas vu grand chose. J’ai été enveloppé dans une tenace brume humide. Je n’ai du coup pas regretté mon investissement de 10€ pour la nuit dans mon rustique cabanon. En marchant dans cette végétation gorgée d’eau, j’étais trempé comme après un gros orage. Au sommet du Satsalike, j’ai essoré pantalon, tee-shirt et chaussettes. Juste en dessous des deux mille mètres d’altitude, il faisait presque froid. Je n’ai pas traîné, juste le temps d’avoir une pensée pour les français qui souffrent de la canicule.
Après le Satsalike où je n’ai rien vu, l’attraction de la journée était à la fin de l’étape, le piton de Katskhis, un monolithe calcaire de quarante mètres de haut avec au sommet une église et un bâtiment monacal. L’accès, interdit aux touristes, se fait par une impressionnante échelle. Ce n’est pas étonnant que l’église soit dédiée à Siméon le Stylite.
Ce soir, je dors à 8 kilomètres de ma route, à Tchiatoura, petite ville célèbre pour plusieurs téléphériques qui desservent les quartiers hauts. J’ai cinq jours de marche jusqu’à Akhaltsiskhé et je n’ai pas repéré d’épicerie quand j’ai préparé mon itinéraire. Je me ravitaille et trouve avec difficulté un endroit pour boire une bière. C’est pas terrible mais faute de mieux… Les Géorgiens, comme les Arméniens ne traînent pas dans les bars ni pour boire un coup, ni pour un café.

20 juillet : Katskhis (Tchiatoura) – Boriti

Comme hier, je retrouve l’atmosphère ouatée des jours de brume. Je marche dans la campagne presque silencieuse. Même les oiseaux s’arrêtent de gazouiller. Il n’y a que le bruit de mes pas et mon souffle dans les montées. Ce n’est pas désagréable tant qu’on est encore sec.
Un des intérêts de ces journées est de vérifier si l’itinéraire imaginé devant mon ordinateur tient la route et si j’arrive à éviter le bitume. Pour l’étape du jour, sur plusieurs parties, il n’y avait aucun chemin sur les cartes que je consulte. Les vues satellites m’avaient permis de déceler des possibilités qui parfois disparaissaient dans la forêt. Quand je m’engage sur ces chemins, il y a toujours de l’incertitude. Où cela va me mener? Mais c’est aussi cela qui fait l’attrait de la journée. Ce matin, cela n’a pas trop mal fonctionné. J’ai commis une erreur en voulant suivre une sentier de vaches plutôt que ma trace mais les vaches ont une capacité à traverser les ronciers que je n’ai pas. J’ai fait demi-tour en listant les espèces et plantes que l’on trouve partout en Géorgie, en Italie et ailleurs : les mouches, les taons, les ronces donc, les orties…etc.

Oui, ça passe bien

Je traverse aussi quelques villages. J’aime ces maisons géorgiennes parfois à l’abandon avec parfois de belles vérandas en bois. À l’épicerie de Tskhrukveti (je ne sais pas comment cela se prononce…), un client m’offre un jus de fruit, l’épicier une glace. Pourtant je ne lui ai pas fait le chiffre d’affaires de la journée. Moins d’un euro pour deux paquets de biscuits et un jus de fruit. À Tlemkovana, un géorgien me propose de venir manger et boire mais il est en voiture et j’ai peur de m’éloigner trop de ma route. À Boriti, c’est un jeune qui m’offre une glace et un coca-cola.
La journée aurait été très agréable par beau temps, une promenade sur les chemins dans la campagne géorgienne sans bitume. Là avec cette humidité, la bruine, j’ai envie de me mettre au sec.
Arrivé à Boriti, je me mets à la recherche d’un hébergement. Ne trouvant rien, je me réfugie dans une auberge d’inspiration bavaroise servant de la cuisine géorgienne. Cela donne en entrée des khinkalis et en boisson de la bière pression. C’est pas mal comme association.
Les khinkalis sont la version locale des raviolis cuits à la vapeur, l’équivalent des momos. On les retrouve du Tibet et de la Mongolie jusqu’ici, signe des influences et de la communication sur cette route des invasions mongoles et du commerce de la route de la soie. La technique pour manger les khinkalis est de d’abord aspirer bruyamment le jus à l’intérieur avant de le manger. Pas très délicat mais efficace.
Je me résolvais à dormir sous la tente dans l’humidité, les affaires trempées quand j’ai finalement trouvé une guesthouse à 4 kilomètres du chemin. Outre la satisfaction d’être au sec, Boriti n’est pas le lieu idéal pour camper. Le village est sur l’axe principal du pays qui relie Tbilissi à la Mer Noire. D’un côté de la rivière, il y a la route avec un flux permanent de camions et voitures et de l’autre le chantier de la future autoroute construite par une entreprise chinoise. Je ne me voyais pas trop planter ma tente au milieu. Je suis ce soir confortablement installé. Mais pourquoi je porte toutes ces affaires pour bivouaquer ?

21 juillet : Boriti – Marelisi

Après deux journées dans la brume, la principale nouveauté de la journée est la pluie. Elle ne va pas cesser de la journée. Par moments, c’est juste de la bruine, puis cela devient un peu plus intense mais je passe la journée sous le parapluie. C’est parfois agréable, le chemin est bon, je suis dans la forêt, je n’ai ni chaud, ni froid. Et puis d’autres fois, c’est un peu plus rude. Au début, j’ai le choix entre marcher sur une terre argileuse qui colle aux chaussures avec à chaque pas, les chaussures qui s’alourdissent ou marcher dans l’herbe gorgée d’eau. Le premier niveau vers les dernières maisons est le domaine des vaches. Le chemin est piétiné par les sabots. Je patauge dans la boue et au bout de deux heures de marche, les chaussures ont cédé face à l’eau. Les pieds sont trempés. Plus haut, les engins forestiers ont défoncé la piste. Je passe mon temps à éviter les ornières remplies d’eau. Quand le chemin est pentu, c’est une patinoire. C’est un peu Intervilles sans les rires. Je glisse, je suis maculé de boue.

La gadoue, la gadoue…

Sur cette journée, il n’y a pas de répit. J’ai plus de 20 kilomètres dans la forêt sans aucune habitation avec 1300 mètres de dénivelés sur des chemins boueux et sous la pluie. J’arrive quand même à faire une pause au point haut, à 1300 mètres d’altitude, installé dans la cabine d’un bulldozer abandonné.
La principale satisfaction de la journée est d’être passé. C’était à nouveau une étape « satellite ». Je me suis progressivement écarté de la trace prévue en suivant des sentiers et après quelques glissades, j’ai réussi à rejoindre la vallée à 3 kilomètres de l’endroit initialement prévu mais directement en face de là où j’avais prévu de remonter.
L’autre satisfaction est que je suis bien installé pour la nuit. Giorgi et Qeti ont ouvert une guesthouse à Marelisi. Après avoir travaillé à Tbilissi sur des postes à responsabilité, ils ont décidé d’arrêter et se sont installés dans la maison familiale dans cette vallée isolée. La guesthouse est certes un peu plus chère que d’habitude mais il y a ce côté plus chic que d’habitude qui me va bien après une rude journée. Je suis accueilli avec un thé, une pâtisserie. Qeti me fait goûter différents vins de leur petite production. J’ai aussi pu mettre à la machine mes vêtements boueux et puants avec l’humidité.
Cela fait trois jours que je n’ai pas vu, ne serait-ce qu’une seconde, un rayon de soleil. Demain cela risque d’être à nouveau le cas. J’ai maintenant terminé mes étapes de transition. Je m’engage dans les montagnes de l’Anti Caucase dans le parc national de Borjomi. Je vais être à nouveau au-delà de 2000 mètres d’altitude avec une nuit en refuge non gardé puis une autre peut-être sous la tente. Si le soleil revenait, ce serait bien mais les prévisions météo ne vont pas dans ce sens.

22 juillet : Marelisi – Refuge Kvazvinevi

Il me faut maintenant monter à plus de 2000 mètres d’altitude pour passer la chaîne de montagnes de l’Anti Caucase. Comme sa grande sœur au nord, elle va parallèlement d’est en ouest mais elle n’a pas le prestige de l’altitude. Ces derniers jours me donnent aussi l’impression qu’elle prend directement l’influence de la Mer Noire et son humidité.
La végétation est luxuriante et comme les jours précédents, je repars sous la grisaille et parfois un peu de pluie.
La seule difficulté de la journée a été le passage par le poste des gardes du parc national de Borjomi. Il me semble avoir lu qu’il fallait au préalable s’enregistrer. Le garde me montre un papier (il ne parle ni anglais ni russe). Voyant que je ne l’ai pas, il va vraisemblablement se renseigner et finalement me laisse passer. Cela aurait été dommage d’être bloqué là après être passé par pas mal de difficultés.
Malgré les conditions moyennes, il y a un léger mieux par rapport aux jours précédents. Le ciel est moins bouché. Le chemin est moins boueux. Je suis dans le parc national de Borjomi. Le sentier est balisé. La rivière se traverse sur des ponts en parfait état. Mes pieds restent secs pratiquement pendant quatre heures avant que la traversée de végétation humide ne ruine mes espoirs de le rester toute la journée. Pour ma pause casse-croûte, je peux m’installer au sec dans un refuge. C’est tout de même mieux que dans la cabine d’un bulldozer abandonné. J’ai même réussi à prendre en photo un rayon de soleil. C’est comme la faune ici. Le temps que tu sortes l’appareil photo, l’animal est parti. Pour le soleil, après plusieurs tentatives, j’ai cette photo du rayon de soleil des quatre derniers jours.

Rayon de soleil

J’arrive au refuge de Sametskhvario assez tôt mais après avoir consulté les prévisions météo, je préfère de ne pas tenter le diable. De la pluie est annoncée pour l’après-midi. Le refuge est sommaire. Pour l’eau, il faut descendre de 200 mètres de dénivelés (un comble avec toute cette humidité) mais je serai au sec pour cette nuit.

23 juillet : Refuge Kvazvinevi – Refuge à 2400m

Quel bonheur de se lever avec du ciel bleu! J’ai un peu de chance, le temps s’est amélioré pour cette journée sur les crêtes au-dessus de 2000 mètres d’altitude. La marche est tout de suite différente. L’objectif n’est plus seulement d’aller d’un point à un autre mais aussi de profiter du paysage. Le sentier est balisé même si c’est très léger et pas suffisant pour se laisser guider. Je navigue sur les crêtes. Je monte, je descends. C’est un peu casse jambes, d’autant plus que passé midi, je retrouve les conditions habituelles avec cette brume humide. De temps en temps, une brève éclaircie me permet de m’orienter et de voir le paysage.

Au-dessus des nuages

Je suis intrigué par ces panneaux qui indiquent dans ma direction un refuge. Il n’y a rien sur les cartes que ce soit celles sur le téléphone ou une téléchargée du parc national de Borjomi. Cela serait pas mal qu’il existe. Le vent souffle, il fait froid, c’est humide et l’option de planter la tente ne m’enchante guère.
En avançant dans ces conditions, j’essaie de ne pas trop rêver mais sait-on jamais… Heureuse surprise, ce refuge sans nom, qui n’est sur aucune carte est en bien meilleur état que ceux vus précédemment. Alors que le vent souffle en rafale, je m’installe. Je fais un peu le ménage, allume péniblement le feu. Le poêle enfume l’intérieur mais me réchauffe un peu. Je ne suis pas trop mal.
Je viens de passer ma deuxième journée solitaire dans l’Anti Caucase. Les rencontres sont vite résumées. Le garde du parc à l’entrée le premier jour et ce matin, deux bergers à cheval. Ils m’ont bien proposé du tchatcha mais à huit heures du matin, c’est un peu rude. J’ai refusé, ils ont poursuivi leur route et moi la mienne. Demain, je retrouve la civilisation.

24 juillet : Refuge à 2400m – Akhaltsiskhé

Un vent tempétueux a soufflé cette nuit. C’était parfois impressionnant et je m’imaginais sous la tente dans ces conditions. Ce matin, il s’est calmé. Il fait froid. J’ai du mal à sortir de mon duvet. À peine cinq heures plus tard, après plusieurs jours dans l’humidité et avec une végétation luxuriante, la campagne est grillée par le soleil. Les foins sont faits. J’ai quitté la montagne.

Derniers alpages géorgiens

Je suis à Akhaltsiké. Cette ville est un peu le cœur de ma longue marche de cette année. J’y étais passé à la fin de l’Arménie et la Géorgie du Sud. J’y clôture ma partie géorgienne. Et commence ici une nouvelle séquence, la Turquie. Je ne suis pas loin non plus de la moitié de mon parcours.
La ville est aussi un peu une synthèse de cette marche. Mme Chantre à la fin du XIXè note que juifs, Arméniens, Géorgiens et musulmans y vivent. La communauté arménienne comptait parmi ses habitants un certain Micha Aznavourian, né en 1897, le père de Charles Aznavour. La ville a été occupée par l’Empire Ottoman pendant deux siècles et la région était habitée par les Meskhètes, musulmans (d’origine géorgienne ou turque selon les différentes versions). La ville comptait deux synagogues, des églises arméniennes et bien sûr géorgiennes. Il y a une mosquée à l’intérieur de la citadelle. Arménie, Géorgie et Turquie se retrouvent dans l’histoire d’Akhaltsiskhé.
Pour moi, c’est la fin de la Géorgie après cinq semaines passées. J’ai marché dans le sud du pays puis dans l’est et l’ouest du Grand Caucase. J’ai l’impression d’y être depuis longtemps tant cette séquence a été riche (avec aussi les journées passées à Tbilissi). J’ai fait un festin de paysages superbes, j’ai marché au milieu de prairies fleuries avec des panoramas sur les sommets enneigés. J’avais quelques craintes sur l’accueil des Géorgiens et la communication. Cela aura été la bonne surprise. J’ai été invité de nombreuses fois à boire, à manger même si parfois j’ai poliment décliné le verre de tchatcha, surtout le matin. Demain, quand je passerai la frontière turque, j’aurai un petit pincement au cœur. Ce soir, je mange mes derniers khinkalis (raviolis cuits à la vapeur). Je bois de la bière et du vin (cela sera plus difficile dans la musulmane Turquie). Un dernier « ghame mshvidobisa » (ღამე მშვიდობისა – Bonne nuit) aux sympathiques propriétaires de l’hôtel où je dors ce soir et ნახვამდის საქართველო (Nakhvamdis Sakartvelo – Au revoir Géorgie)*

* Les Géorgiens sont les seuls à ne pas nommer leur pays « la Géorgie ». Sakartvelo est dérivé d’une région du pays.

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5 – Turquie (Alpes Pontiques)

25 juillet : Akhaltsiskhé – Posof

J’ai repris ma marche vers l’ouest, le soleil dans le dos sur les 1700 kilomètres jusqu’à Istanbul. Pour ces derniers pas en terre géorgienne, je discute en arménien avant de passer au turc. Les cinq derniers villages avant la frontière sont en effet majoritairement peuplés d’Arméniens. La petite église de Tskaltbila fait face à quelques kilomètres de là, à la mosquée, un brin ostentatoire de Türkgözü. Arménie, Géorgie et Turquie, cette journée m’offre à nouveau un raccourci de cette longue marche.

Village arménien, au loin la Turquie. Fin de la Géorgie

Je me rapproche du poste frontière. Une file continue de camions s’étend sur plus d’un kilomètre. Tous les pays le long de ce bout de la route de la soie sont représentés : Ouzbékistan, Azerbaïdjan… Il n’y a que trois points de passage entre la Géorgie et la Turquie, un sur la côte de la Mer Noire, un plus au sud et celui-ci de Türkgözü qui doit être le plus fréquenté par le transport international. Je remonte la file à pied. Il me faudra moins de temps que pour ces chauffeurs routiers. Des Kazakhs m’offrent le thé. Ils me disent attendre depuis deux jours et espèrent peut-être passer aujourd’hui. Ils ont chargé de la marchandise en Chine pour la livrer en Turquie et sont pendant deux mois loin de chez eux. D’origine meskhète, leurs grands-parents ont été déportés par Staline. Ils patientent ici à une vingtaine de kilomètres du village de leurs origines mais ils n’envisagent pas de revenir ici. La Géorgie ne veut de toutes façons pas d’eux, me disent-ils.
Les passages de frontières sont toujours des moments un peu particuliers. Je quitte les petites routes et chemins dans la campagne pour un grand axe. Il y a les barbelés, les caméras de surveillance, les miradors. Il faut patienter au poste de contrôle. Le douanier turc est très embêté car je n’ai pas de carte d’identité mais juste mon passeport. Il le scrute avec attention. Il me fait même patienter en faisant passer d’autres personnes. Avec une loupe, il examine les détails. Il semble intrigué par la représentation des cartes des régions françaises sur les différentes pages. Il va peut-être découvrir un secret d’état ou simplement mieux connaître la géographie française…
Je finis par passer et je presse le pas pour quitter la route et retrouver des chemins. Je veux m’éloigner de cette zone. Les frontières me surprennent toujours. Comment une simple ligne à travers des collines peut séparer deux mondes différents? L’architecture n’est pas la même. Il y a bien sûr les mosquées, l’appel du muezzin. Les femmes rajustent leur voile en me voyant.
Dans les premiers villages, les Turcs naturellement curieux sont ici suspicieux. Alors que je mange dans le village de Kumlukoz, un homme me pose de nombreuses questions et même me prend en photo. Il ne semble pas comprendre ce que je fais là. Tous veulent me renvoyer vers la route principale. Ils me préviennent que là où j’ai prévu de marcher, il y a des serpents, des ours, que le chemin n’existe plus. Après Incedere, une famille qui pique-nique, m’appelle pour m’inviter. Temer travaille depuis 22 ans dans un abattoir à côté de Caen. Il est venu avec son fils voir ses parents pendant les grandes vacances. C’est agréable de pouvoir discuter en français. Son père est très inquiet pour moi. Lui aussi me parle des ours. Il veut même m’accompagner sur deux kilomètres. Après avoir bu le thé et mangé, je me lance vers ce chemin périlleux. Je regarde à droite et à gauche pour voir s’il n’y a pas un ours ou un serpent sous mes pieds. Le chemin se perd effectivement dans la végétation mais j’ai traversé la Sardaigne à pied et là, c’est sans problème que je passe.
Dans l’introduction du récit de cette longue marche, j’écrivais « Après cette petite mise en bouche de 600 kilomètres en Arménie et 900 en Géorgie, m’attend la partie turque, la plus ardue de cette longue marche… ». La mise en bouche a été quand même consistante. J’ai même un peu de mal à imaginer que je ne suis pas encore à la moitié de mon parcours.
Les craintes pour la Turquie, je les ai toujours : les longues, très longues sections entre deux localités, la difficulté des chemins, les chiens kangals, le climat très humide…Je ne veux surtout pas me mettre la pression et je veux que cette marche continue à être du plaisir même si certains jours ont été durs notamment sous la pluie. Je suis très content de ma traversée de l’Arménie et de la Géorgie à pied. La Turquie, c’est du bonus. Ça passe ou si cela ne va pas, j’arrête et je rentre. Pour le moment, j’ai avancé de 17 kilomètres à l’intérieur du pays. On verra la suite.

26 juillet : Posof – Lac Arsiyan Yaylası Bölgesi

Posof est une petite ville où j’ai pu avec certaines difficultés gérer une partie de la logistique pour la Turquie. J’ai d’abord acheté une carte SIM locale. Ce n’est pas si simple. La vendeuse doit enregistrer mon passeport mais je n’étais pas identifié comme étant entré en Turquie. Donc, il y a un fichier centralisé où figurent déjà les renseignements sur mon compte. J’ai un temps maudit le douanier qui examinait à la loupe mon passeport et je craignais qu’il ait mal fait son travail. Au bout d’un certain temps, cela s’est débloqué. Erdoğan a dû appuyer sur un bouton en considérant que j’avais le droit à une carte SIM.
Quand j’ai préparé mon voyage, cela me paraissait assez simple de changer mes chaussures ou d’acheter une cartouche de gaz en utilisant Amazon Turquie ou le concurrent local Hepsiburada. Non, ici pour commander sur internet, il faut un numéro d’identification turc. Je me suis renseigné ; il s’agit d’un numéro personnel assez sécurisé avec des démarches un peu complexes pour l’obtenir. Je vais devoir au plus tard à Artvin gérer ce problème de chaussures. Après cette ville, j’ai 330 kilomètres dans la montagne avec quelques villages mais aucun bourg et encore moins de ville. J’ai essayé de contacter un magasin de sport mais le numéro de téléphone trouvé sur internet n’est pas bon. Ce qui pourrait paraître simple ailleurs, ne l’est pas ici.
Je devais bien sûr retirer de l’argent mais le seul distributeur automatique de billets est limité à 2000 lires turques. Cela fait 110€. C’est peu mais devrait quand même suffir jusqu’à Artvin. La vie a l’air moins chère qu’en Géorgie et en Arménie. À Posof, la chambre d’hôtel, très correcte avec salle de bain et petit déjeuner coûte 11€. Et puis avec l’inflation ici, mieux vaut ne pas garder trop longtemps ses livres turques. Elle est actuellement de 80% (quatorze fois plus élevée qu’en France…). Les prix doublent pratiquement d’une année sur l’autre et du coup la monnaie a perdu la moitié de sa valeur face à l’euro en un an. Donc j’ai dans ma poche pas trop d’argent mais 2000 livres turques cela fait déjà un bon paquet de billets de 50. En poids, je me suis alourdi.
L’état d’esprit affiché hier n’est pas forcément l’idéal pour se lancer dans cette partie de ma marche à travers la montagne. J’ai cinq jours jusqu’à Artvin. Je suis déjà un peu rassuré par le paysage beaucoup plus sec qu’en Géorgie. Cela devrait être moins humide. Le matin, j’ai un petit condensé de la Turquie. Je suis contrôlé par les « jandarma ». Toujours un peu suspicieux, ils ne comprennent pas que je marche ici. Mon passeport est examiné et je suis une nouvelle fois photographié. À Demirdöven, j’ai à nouveau droit à l’hospitalité turque. Erdoğan (comme le président) m’invite à boire le thé et à manger. Il habite Bursa, dans l’ouest du pays, ses parents Ankara et ils se retrouvent ici pendant les vacances dans leur village d’origine.
Je prends de l’altitude. Au-dessus de Kolköy, le paysage est bucolique avec les paysans ramassant le foin et des sommets à plus de 3000 mètres en toile de fond. Je continue vers le fond de la vallée et passe un col à 2588m avant de redescendre vers le lac d’Arsiyan Yaylası Bölgesi pour bivouaquer. La journée a été réussie.

Bivouac au bord du lac d’Arsiyan

27 juillet : Lac Arsiyan Yaylası Bölgesi – Şenocak

J’avais oublié que j’avais une tente mais le site hier soir valait la peine de la sortir. J’étais en pleine montagne au bord d’un lac dominé par les sommets. Les quelques promeneurs m’ont prévenu qu’il y avait des ours et des loups. « Ayı » est le mot que j’entends le plus fréquemment. Pratiquement à chaque fois que je croise un Turc, il me parle des ours. J’ai lu un article où il était écrit que la cohabitation entre l’animal et la population ne posait pas de problème en Turquie. Ce que je constate, c’est que s’il n’y a pas de problème, dans l’inconscient collectif, la peur est bien présente.
Une fois, les derniers promeneurs partis, je suis resté seul au bord du lac entouré de bêtes sauvages. Mais, ils n’ont pas voulu de moi. Je n’ai d’ailleurs pas encore vu ni ours, ni trace de sa présence.
J’ai deux jours de marche pour changer de massif. Je commence la journée dans une brume épaisse. Heureusement, le sentier est bon car je suis encore en altitude avec le passage par un lac à plus de 2600m. J’ai deviné le lac dans la brume puis j’ai traversé le premier yayla (alpage). Sur mon parcours, j’en ai identifié une multitude et j’espère trouver dans certains de quoi manger et dormir.

Yayla de Velat

Ensuite de village en village, j’ai poursuivi jusqu’à Şenocak. Pour planter ma tente, des habitants m’ont indiqué un pré juste après les dernières maisons. Il y a de l’eau à proximité et les ours ne viendront peut-être pas aussi près du village.
Ma marche est solitaire, je ne rencontrerai des randonneurs peut-être que dans le massif du Kaçkar. Mais avec les villages traversés aujourd’hui, j’ai croisé pas mal de monde. L’épicière de Yoncalı m’a offert du pain et des cerises. À Kayabaşı, on m’a donné des prunes puis un peu plus loin des parts de gâteau. Ici, j’ai aussi eu droit à des fruits et une sorte de katchapouri (pains chauds fourrés de fromage). Je n’ai pas trop entamé les réserves…

28 juillet : Şenocak – Madenköy (Bazgiret)

Quand j’ai dit à Keto, la propriétaire de la guesthouse de Sadmeli en Géorgie, que je poursuivais ma marche en Turquie, elle a fait la moue.
– Je n’aime pas les Turcs. Ils ont occupé la Géorgie pendant des siècles et ils nous ont pris un bout de territoire.
La rancœur est tenace car l’occupation s’est achevée il y a deux siècles quand les Russes ont pris la place des Turcs. Ce bout de territoire peuplé de Géorgiens, j’y suis en ce moment. Au musée national de Géorgie à Tbilissi, une vieille carte française montrait l’ensemble du territoire revendiqué alors par la Géorgie. Il s’étendait largement à l’intérieur de la Turquie actuelle, au-delà d’Artvin.
En montant à Madenköy, je commence à rencontrer ces Géorgiens de nationalité turque. Imeda m’arrête pour m’inviter à boire un thé. Apiculteur, il s’occupe de ses ruches installées au bord de la route. Il est né ici et il m’explique qu’avant tout le monde ici était géorgien. Son fils habite maintenant à Tbilissi. Lui a vécu aussi un peu en Géorgie et nous pouvons discuter en russe. Le village où je suis ce soir s’appelait Bazgiret. La Turquie où la question des minorités est très sensible, l’a rebaptisé Madenköy. Mais, j’ai pu constater que le nom géorgien était plus facilement utilisé même par les Turcs. J’aime bien ces pieds-de-nez aux frontières, ces Arméniens en Géorgie, ces Géorgiens en Turquie…
Sur tout le versant côté Mer Noire vit aussi une importante minorité géorgienne, les lazes. Ils sont musulmans et maintenant très assimilés. En Turquie, ils font l’objet de nombreuses blagues imitant leur accent et leur caractère entêté. La musique sur ma vidéo Facebook de la Géorgie de l’Ouest (mais qui a été peut-être coupée pour des questions de droit) est d’un chanteur Laze, Kâzım Koyuncu. C’est une chanson traditionnelle mingrélienne (région de l’ouest de la Géorgie). Outre le fait que je la trouve belle, elle fait bien le lien avec cette partie de ma marche.

Donc en arrivant à Bazgiret, c’est avec un « Gamardjoba » que je salue les personnes que je croise. Je le double quand même prudemment d’un « Salam aleykoum ». Le Turc peut être susceptible sur ces questions. La famille qui tient la pension où je dors ce soir, est également d’origine géorgienne. C’est étonnamment confortable pour un village perdu dans les montagnes à 1900 mètres d’altitude. Je ne serai pas toujours aussi bien installé en Turquie. J’en profite pour me reposer et faire une grosse lessive. Repartir demain avec les affaires propres et qui sentent bon est un élément qui participe au maintien de la motivation.

Bazgiret, village géorgien en Turquie

Après la courte et facile journée d’aujourd’hui, essentiellement le long de la route qui monte à Madenköy, demain, j’ai une bonne étape de montagne. Je vais avoir du dénivelé, du sentier, des lacs. Mon après midi est tranquille dans ce village géorgien de Turquie et ce soir, je pourrai épater la galerie avec mon « ghame mshvidobisa ». C’est plus impressionnant que le turc « iyi geceler ».

29 juillet : Madenköy (Bazgiret) – Beyazsu

L’étape de Bazgiret m’a permis de bien me reposer avant cette grosse étape. Hussein et Aynur, les propriétaires de la guesthouse étaient aux petits soins. La cuisine était excellente. Je repars en forme. Il fait beau temps, tant mieux car la journée est rude. Passé les alpages (yayla), je me retrouve dans un univers minéral. J’ai une succession de crêtes et cols à passer et la difficulté va crescendo. Le passage de celui vers le lac Yıldız Gölü (Göl : lac) se fait carrément hors sentier avec une montée dans du gros rocher et une descente raide. Cela ressemble à la HRP dans l’Ariège.

Aujourd’hui, c’est montagne

Après une dernière descente, j’arrive au yayla de Beyazsu. Dans certains alpages, il y a de belles maisons en bois mais souvent les bergeries sont plutôt construites de bric et de broc et avec beaucoup de tôles métalliques. De loin, c’est joli mais en s’approchant, cela l’est moins. C’est le cas de celui-ci. En ce moment, c’est la saison où il y a du monde. Se côtoient à la fois les bergers qui travaillent, les citadins de retour au pays et les touristes. Il y a un mélange étonnant entre tradition et modernité avec par exemple les femmes des locaux avec leurs voiles et celles d’Istanbul ou d’Ankara avec leurs tenues occidentales et sans le voile. Je vois aussi mes premiers randonneurs turcs. À la pension où je dors, il y a un groupe qui fait un circuit d’une semaine en itinérant.

30 juillet : Beyazsu – Varlik

Il y a des journées qui démarrent bien et qui finissent beaucoup plus difficilement. J’ai écrit que mon parcours turc a été imaginé sans avoir pu recueillir beaucoup de retour d’informations. J’ai beaucoup utilisé les chemins représentés sur les cartes Openstreetmap, Opentopomap et Google maps et beaucoup avec des vues satellites. L’étape du jour était essentiellement basée sur ces vues satellites.
Les images sur la partie dans la montagne ce matin étaient difficilement utilisables. Il y avait de la neige et les chemins ne se distinguaient pas. Mais tout se passe bien. Je marche sur des sentiers et des pistes beaucoup plus directes que prévues. Le relief est facile, j’ai face à moi le massif du Kaçkar que je traverserai dans les prochains jours, derrière moi les montagnes où j’étais hier. Je domine de nombreux yayla et la côte de la Mer Noire toujours sous les nuages.

Ce matin, tout va bien

À Kezik Tepe, j’ai Artvin juste en face de moi dans la vallée. Je me vois arriver tôt et avoir le temps de régler mes problèmes logistiques. Hélas, la suite va être difficile. Je m’engage sur un sentier dans la forêt qui malheureusement ne se décide pas à descendre. Il y a une piste sur les cartes Google maps plus bas. C’est mon premier passage sauvage dans une pente raide et une forêt drue. C’est rude mais il n’y a ni ronces ni orties. Je réussis à rejoindre la piste mais elle ne descend pas du tout comme représentée sur les cartes Google maps. Hier, les cartes en Open Source étaient fausses. Cela peut se comprendre. Les contributeurs ont fait des erreurs. Cette fois, c’est la multinationale américaine qui diffuse des mauvaises informations.
Ne pouvant me fier ni aux cartes Openstreetmap ni à Google et ni aux vues satellites (je suis dans la forêt), je m’engage sur une piste à flanc qui se termine en plein dans la nature. J’ai eu un premier passage sauvage. Sur celui-ci, je pense être le premier mammifère à passer par là (sanglier et ours compris). Je peine dans ces pentes. Je lutte au milieu de la végétation. Et j’arrive finalement à une piste qui descend tranquillement. Heureux, je me dis que je m’en sors pas trop mal. Cette piste qui descendait, se met à monter, puis à descendre, puis à remonter. J’ai l’impression de faire le tour complet d’Artvin sans jamais y arriver. L’étape prévue était longue, elle devient interminable. Je finis enfin par descendre. Arrivé à Varlik, au début de la route goudronnée, à une dizaine de kilomètres du centre, des Turcs me proposent de m’amener à Artvin. Je saute sur l’occasion. J’ai mes problèmes de logistique à régler et l’après-midi est déjà bien entamée.
Artvin est une préfecture de 30000 habitants. Je suis installé à l’hôtel juste à côté de la galerie marchande où se trouve le magasin de sport que j’avais identifié. Parmi les mots turcs que je connais, il y a kapalı. Et je comprends vite que le magasin a fermé. Il n’existe plus. Le second de la ville a connu le même sort. La population de la ville et de la région n’est visiblement pas amatrice d’exercice physique. Les quelques personnes à qui je demande, me confirment qu’il n’y a plus de magasin de sport ici. Il y a quelques modèles bas de gamme dans un magasin de chaussures mais de toutes façons, ils n’ont pas ma taille.
Demain, je vais à Erzurum à 150 kilomètres d’Artvin. C’est la grande ville de l’est de la Turquie. Soit je trouve des chaussures de marche, soit ce sera une fin boiteuse de ma marche 2022.

31 juillet : Aller-retour Erzurum en bus

Il va falloir user les nouvelles chaussures

1er août : Varlik – Kafkasör

Me voilà à nouveau chaussé de neuf. Je ne suis pas allé à Erzurum pour rien. Il y avait un vrai magasin de sport avec des produits techniques, des marques occidentales mais avec ma pointure, le choix était plus limité avec en tout et pour tout un seul modèle. Il me convient même si je n’y suis pas comme dans des pantoufles. Les vieilles chaussures étaient formées à mon pied. Il va falloir le faire avec les nouvelles. J’ai aussi une nouvelle cartouche de gaz qui devrait tenir jusqu’à la fin de ma marche.
Ce voyage à Erzurum m’a donné un aperçu des paysages de ce côté-ci des Alpes Pontiques. Même à deux mille mètres d’altitude, c’est sec, chaud et cela ressemble plus aux déserts de l’ouest américain qu’aux vertes montagnes traversées jusqu’à maintenant. Il va falloir être assez proche de la Mer Noire pour avoir de la verdure, suffisamment haut pour la fraîcheur et pas trop près de la côte pour éviter la pluie et la brume.
Autre surprise lors de ce voyage, le minibus a été arrêté par les « jandarma » pas pour contrôler les papiers du véhicule ou du chauffeur mais ceux des passagers. Les documents d’identité ont été récupérés et vérifiés via le téléphone de l’agent. Dans les hôtels, apparemment les données du passeport sont rentrées dans un système informatique. L’hôtelier de Kafkasör n’arrivait pas à le faire et m’a demandé de lui redonner mon passeport plus tard. Je pense qu’Erdoğan suit ma marche pas à pas. C’est la Turquie.
Hier, ma journée n’a pas été occupée que par les sept heures de bus aller-retour et mes achats à Erzurum. J’ai également fait un bout de mon itinéraire en allant jusqu’à la gare routière à pied. J’ai un peu triché puisque je l’ai fait en descente alors que j’aurais dû monter vers le centre ville. Artvin s’étend sur presque cinq cents mètres de dénivelés et je me suis économisé trois cents mètres en positif.
Ce matin, je triche encore. Je retourne là où je me suis arrêté samedi et marche jusqu’au pont d’Artvin mais sans le sac à dos. Puis, sur la partie que j’ai faite à pied hier, je prends le dolmuş (minibus) pour remonter au centre-ville. Après un arrêt à l’hôtel pour le petit-déjeuner, j’ai poursuivi jusqu’à Kafkasör cette fois dans les règles, avec sac à dos et dans la bonne direction.

Artvin

J’ai ainsi marché tous les mètres depuis la frontière iranienne à ici. C’est l’essentiel. Cela peut paraître futile et j’aurais pu éviter ces parties urbaines mais ma marche en Turquie est un gros défi. Peut-être le plus difficile jamais tenté. Pour le réussir, il me faudra un moral d’acier. Si je commence à sauter les kilomètres à Artvin, la tentation ensuite pourrait être :
– Tu n’as pas marché les 15 kilomètres à Artvin. Là, c’est juste soixante.
Et cette tentation, je pourrai l’avoir pour les deux journées à venir. Elles sont potentiellement difficiles et peuvent ressembler à mon étape pour descendre des montagnes vers Artvin. Les paysages risquent d’être sans attraits particuliers. Les cartes Opentopomap et Google maps sont-elles justes dans ce secteur? Il y a beaucoup de forêts donc d’incertitudes sur la réalité des chemins. Après cette partie, je vais être dans une zone de montagne avec des sentiers, des lacs. Pourquoi ne pas aller directement là bas ? Et à la fin, je prendrai le bus de ville en ville avec quelques balades quand tout va bien.
Ce qui se présente maintenant c’est 330 kilomètres jusqu’à Gümüşhane, la prochaine ville en étant en permanence dans les montagnes avec plusieurs passages au-delà des 3000 mètres d’altitude. Je ne traverserai que quelques petits villages avec peut-être des épiceries. Pour le ravitaillement, il faudra m’en contenter. Je n’ai pas prévu de porter deux semaines de nourriture. J’ai fait un petit stock de purée et de boîtes de sardines plus le complément pour le petit déjeuner et le pique-nique. Je vais essayer d’organiser mes étapes en dormant le maximum dans les hôtels et guesthouses sur mon chemin. Le massif du Kaçkar est un peu plus fréquenté et il y a des possibilités. Hier, je lisais le récit d’un marcheur en France. Sur la côte languedocienne, l’emplacement pour une petite tente dans un camping municipal avec douche froide est à près de 30€ actuellement. Là, une chambre très correcte avec salle de bain privative est à 12€. Mon quatre étoiles à Artvin était à mois de 25€. Je ne vais pas m’en priver.
C’est pour cela que je me suis arrêté tôt aujourd’hui. Cette journée était un peu un tour de chauffe. Il y a un hôtel à Kafkasör. Cela me permettra de repartir demain dans de meilleures conditions. J’ai pris de la hauteur, je suis à 1250 mètres d’altitude et j’échappe à la chaleur comme ce matin à Artvin. Cela me permet aussi de commencer en douceur avec mes nouvelles chaussures et de bien me reposer avant les rudes journées à venir.
L’objectif est maintenant d’arriver à Gümüşhane. Si je l’atteins, j’aurai franchi un cap important de ma traversée de la Turquie.

2 août : Kafkasör – Demirköy

J’ai profité de l’après-midi tranquille à Kafkasör pour étudier à nouveau les deux étapes à venir. En scrutant attentivement les vues satellites Google Earth, j’ai pu identifier des possibilités différentes du tracé initial.
Je démarre quand même tôt ce matin. Pour ces étapes où j’ai des doutes, je préfère avoir une longue journée devant moi pour m’adapter si besoin est. À 5h30, je quitte l’hôtel. J’ai 8 kilomètres de route jusqu’à la station de ski d’Artvin avant de retrouver les pistes forestières.
Je suis en altitude, la température est agréable. Le chemin est bon avec pour agrémenter la marche des fraises des bois et quelques framboises. Le premier passage douteux dans les bois n’est pas difficile. La forêt n’est pas trop dense et la pente pas trop raide. Je poursuis ensuite sur des pistes. À midi, au point bas, en dessous de 900 mètres d’altitude, je marche à l’ombre. La chaleur est supportable.
Les recherches de la veille me permettent de passer assez facilement le deuxième endroit douteux. Ce que j’avais envisagé initialement était semble-t-il beaucoup plus difficile.
Je poursuis un peu au-delà que prévu ce matin et m’arrête à Demirköy. Il y a un groupe d’hommes installé sur un banc. J’ai droit aux questions habituelles. La discussion s’engage. Fiko m’offre une bière puis m’invite à manger chez lui. Je me retrouve à table avec progressivement une petite dizaine de personnes. Les bières s’enchaînent puis le raki. La soirée s’anime. On chante des airs des âşıks, les troubadours turcs accompagnés par le saz (l’Âşıklık est tout de même au patrimoine mondial immatériel de l’humanité. Ce ne sont pas des chansons à boire ou grivoises)

Je me retrouve à danser le horon (danse en ligne en se tenant par la main). J’ai marché plus de quarante kilomètres avec 2000 mètres de dénivelés. À cette heure là, d’habitude je dors déjà. Mais ce sont ces moments qui pimentent ma marche. C’est une soirée idéale pour reprendre après Artvin et vraiment rentrer dans la partie turque de mon parcours. Alors j’en profite. Je finis par monter ma tente sous le regard attentif et intéressé des convives. Demain cela risque d’être plus dur au réveil mais demain sera un autre jour.

Soirée à Demirköy

3 août : Demirköy – Taşkıran Bucağı (Sarigöl)

Je ne pensais pas vivre des soirées comme celle d’hier dans un petit village de l’est de la Turquie. Fiko est originaire d’Ankara, sa femme est également de l’ouest de la Turquie. Il est fonctionnaire et a été affecté ici après différents postes. Qu’ils soient tous les deux assez libres, peut se comprendre. Les autres convives sont d’ici et visiblement ils apprécient le raki. Les règles religieuses sont suivies avec souplesse. Seul Ibrahim, un jeune d’ici, n’a pas bu une goutte d’alcool. Mais tous ont respecté l’appel du muezzin. La musique a été coupée avant de poursuivre la soirée avec chants, danses et raki.
Malgré les petits excès de la veille, je repars dans d’assez bonnes dispositions ce matin. Comme la veille, je dois passer de vallée en vallée avec à chaque fois, l’incertitude sur le passage des crêtes. Aujourd’hui, j’en ai trois sur mon chemin. Pour la dernière, il y a une piste donc pas d’inquiétude. Pour la première crête, il devait y en avoir une aussi mais dans le doute, je préfère attaquer la pente droit dans la forêt. Je suis à l’ombre et c’est plus direct. Cela passe bien.
Dans la vallée suivante, je m’arrête pour demander mon chemin dans un hameau. Firat m’invite à boire le thé, va me ramasser des délicieuses cerises de son jardin et m’offre à manger. Après cette agréable pause, il m’accompagne pour me montrer le départ du sentier.
J’ai donc fait la jonction entre Artvin et le massif du Kaçkar. Dans la préparation de mon itinéraire turc, je me suis longuement creusé la tête sur cette partie. L’objectif était d’éviter de descendre vers la route principale, le long des barrages. Cette route passe par des très longs tunnels impraticables à pied.

Taşkıran Bucağı (Sarigöl)

Je devrais maintenant trouver chemins et sentiers du massif du Kaçkar et progressivement prendre de la hauteur. Tant mieux, ce soir je suis à 850 mètres d’altitude. C’est sec, il y a peu d’ombre et quand le vent cesse, la chaleur est accablante.

4 août : Taşkıran Bucağı (Sarigöl) – Demirdöven

La journée a été poussive. Pourtant après les abus de l’avant veille et la marche d’hier, j’ai dormi comme une masse. Je suis à nouveau parti tôt pour gagner de l’altitude avant qu’il ne commence à faire chaud. Les conditions pour bien avancer étaient là. J’ai commencé à remonter une longue piste dans une vallée. J’avais l’ombre du matin, la fraîcheur apportée par la rivière et aucune difficulté. Cette partie là était peut-être un peu trop monotone. Il m’a fallu ensuite passer un col avec un peu moins de mille mètres dans une pente se faisant raide à la fin. Normalement, je devrais passer cela sans trop peiner. Là, je n’en voyais pas la fin. J’ai terminé épuisé. Sur l’autre versant, j’ai enchaîné sur une pente raide jusqu’au village de Pişnar. Je pensais avoir fait le plus dur. Un habitant m’a montré le début du sentier vers Demirdöven. Après des champs avec des cerisiers massacrés par des ours, j’ai perdu la trace. Il m’a fallu poursuivre sur des pentes raides pour rejoindre la vallée. L’étape qui me paraissait hier relativement tranquille s’est avérée rude.
Demirdöven est un petit village sans épicerie, hôtel ou pension. Mais je n’envisageais pas d’aller plus loin. Des habitants m’ont indiqué un terrain plat à côté de la mosquée pour planter la tente. Assez rapidement, un groupe de femmes qui effilait des haricots m’a invité à boire un café. Je me suis finalement retrouvé autour d’une table avec la grand-mère, la mère, sa fille et des voisines. La seule présence masculine était le fils de seize ans. Nous avons pris ensuite le thé en grignotant des biscuits. C’était inattendu, dans un petit village des montagnes de l’est de la Turquie, de « papoter » entouré de femmes avec un voile coloré, le chalvar (pantalon bouffant).

Mon logis pour la nuit

Alors que j’installais la tente à côté de la mosquée, l’imam m’a proposé de m’installer à l’intérieur dans le hall. J’ai l’électricité et comme dans toutes les mosquées, il y a des toilettes et l’eau pour faire mes ablutions. Je suis plutôt pas mal. La contrepartie, c’est que vers trois heures et demie du matin, je serai aux premières loges pour l’appel à la prière.

5 août : Demirdöven – Olgunlar

Hier, la journée a été difficile ; je me suis couché tôt. Les jours raccourcissent vite maintenant. Il n’y a qu’un seul fuseau horaire en Turquie. Ici à l’est, il fait nuit à vingt heures et le jour se lève vers cinq heures. Je pensais que l’appel à la prière était un message enregistré et programmé. À Demirdöven, c’est l’imam le fait.
Il est donc venu à dix neuf heures trente au crépuscule pour le Maghreb, puis vers vingt et une heure trente pour l’Ichâ avant d’aller faire ses prières rituelles à la mosquée. Entre temps, Yusuf, le fils de la famille qui m’a offert le thé, est venu m’apporter un plat de spaghetti. Vers quatre heures du matin, à l’aube, l’imam est revenu pour le Fajr. À chaque prière, il était seul. Demirdöven est un tout petit village. En hiver, il n’y a que deux habitants. C’est étonnant qu’un imam soit affecté ici. Sa mission est un peu ingrate ; cinq fois par jour, il appelle à la prière et personne ne vient. Seul, il prie dans sa mosquée.

Vallée en direction du Kaçkar avec Olgunlar au fond

J’ai une petite journée aujourd’hui. Je m’arrête à Olgunlar en bout de vallée où il y a une pension. Les sentiers sont plutôt bons. Je passe de yayla en yayla. Les plus haut sont à l’abandon. Il ne reste que les murs de pierre et la mosquée. Malgré l’altitude (je passe à 2750m), le temps couvert et même un peu de pluie, il fait chaud. Je suis content de m’être levé au moment du Fajr. Cela me permet d’arriver à Olgunlar pour déjeuner. Je suis à l’entrée du parc national de Kaçkar. C’est un point de départ vers le sommet. Il y a un peu de monde et un bon restaurant. J’ai ensuite mon après midi tranquille. J’espère que cela me permettra de récupérer un peu. Les trois prochains jours, je suis dans la partie la plus haute de mon itinéraire turc avec plusieurs passages au-delà des 3000.

6 août : Olgunlar – Baş Yaylası

Dans la pension d’Olgunlar est affichée une grande carte de la Turquie, «Ce pays qui ressemble à la tête d’une jument,
Venue au grand galop de l’Asie lointaine,
Pour se tremper dans la Méditerranée…
»
Nâzım Hikmet dans Ce pays est le nôtre
J’y ai jeté un coup d’œil puis j’ai détourné mon regard quand j’ai situé ma position et Istanbul. Les cavaliers turcs ont fondu depuis l’Asie Centrale jusqu’au Bosphore et au-delà. Ma vitesse est beaucoup plus lente et mon but m’a paru irréalisable en regardant cette carte. Il faut que je reste concentré sur des petits objectifs. Gümüşhane est encore loin, dans une semaine environ. Dans l’immédiat, c’est traverser le massif du Kaçkar et arriver à la route qui relie Erzurum à Rize.
Le repos a été profitable. La pension était confortable, le repas bon et copieux et le patron parlait très bien français. C’est rare et agréable. Ce matin, le ciel est bleu limpide, débarrassé de cette brume de chaleur. Il fait une température fraîche qui donne envie d’accélérer le pas pour se réchauffer. Je remonte d’un bon pas la vallée. Le paysage est beau et je prends du plaisir. Istanbul me semble du coup moins loin.

Départ vers le massif du Kaçkar

Je fais une longue pause au lac Deniz Golu à 3400 mètres d’altitude dans un environnement très haute montagne. Les conditions sont parfaites. Le mont Kaçkar est juste au-dessus du lac. Il me faut descendre ensuite jusqu’à un yayla avant de remonter une vallée pour franchir la crête et passer versant nord. Et bien sûr, côté mer Noire, je me retrouve dans la brume. Au moins, je ne souffre pas de la chaleur. J’avance, passe le tout petit yayla de Haçivanak avant de passer un autre col. Le sentier est moins visible. Je fonctionne avec le GPS et j’arrive à Baş Yaylası dans une épaisse purée de pois.
Monter la tente dans cette humidité ne m’enchante guère alors je demande dans le village s’il y a des chambres. Un habitant Hassan m’invite chez lui. Je m’installe près du poêle. La discussion s’engage avec les difficultés liées à ma connaissance très limitée du turc. Il passe trois mois de l’année ici avec sa femme. Ils bénéficient d’un certain confort. Baş Yaylası est relativement grand, relié au réseau électrique et téléphonique. Il y a même la télévision dans la bergerie. Hassan fait principalement du fromage. Le reste de l’année, il vit dans un village hémichis. Les Hémichis sont des Arméniens islamisés entre le XVIè et le XVIIIè siècle dans la région de Hemşin et de Çamlıhemşin. Je n’ai pas réussi à comprendre s’il était lui-même hémichis et s’il parlait cette langue issue de l’arménien.
Je connaissais l’hospitalité turque. Chaque jour, j’en fais un peu plus l’expérience.

7 août : Baş Yaylası – Buzul Gölleri

C’est un dimanche de la première quinzaine d’août. Au-dessus de la brume, le ciel est bleu, la température agréable. Je marche dans des paysages superbes de montagne avec des lacs, des sommets escarpés. En Europe, il y aurait du monde partout, sur les chemins, au bord des lacs, à gravir des sommets. Ici, il n’y a personne. Je rencontre juste une famille qui a fait une promenade à partir du bout de la piste (et qui bien sûr m’offre à manger) et il y a un peu de monde au bord du lac de Buzul où je bivouaque. Le lac est à 3050 mètres d’altitude et pourtant une piste arrive un peu plus haut. Mais au fur et à mesure que l’après-midi touche à sa fin, tous les promeneurs regagnent leurs voitures sur la crête. Je suis seul ce soir dans ce superbe site. À plus de 3000 mètres, la nuit risque d’être fraîche. J’ai fait trente kilomètres, plus de deux mille mètres de dénivelés. Je vais me blottir à l’intérieur de mon sac de couchage pour un sommeil réparateur.

Bivouac au bord du lac Buzul

8 août : Buzul Gölleri – Vallon au-dessus de Göl Yaylası

Au réveil ce matin

Ce matin, je me réveille dans ce superbe paysage de montagne. J’ai eu une belle journée hier. L’étape du jour est moins séduisante. Je perds de l’altitude et sur le versant sud, les montagnes sont sèches, presque arides. Ensuite, je remonte le long de la route vers le col d’Ovit. Heureusement, il n’y a pas beaucoup de circulation. Un tunnel a été inauguré, il y a deux ans.
Les étapes assez difficiles des jours précédents, l’environnement moins attractif font que je n’ai pas beaucoup d’énergie. Je m’arrête longuement au café de l’hôtel du col. En calculant mes prochaines journées, il n’est pas nécessaire d’aller trop loin. Il suffit d’un peu avancer et les deux jours suivants, je peux avoir des nuits dans des pensions. Je vais être versant nord et il y a de grandes chances que le temps soit plus humide. C’est le cas aujourd’hui. Alors qu’il faisait chaud au sud, je rentre dans la brume une fois passé le col. La motivation qui n’était pas au plus haut, baisse encore un peu. Alors quand Husseini me propose un thé et à manger dans le premier yayla, je n’hésite pas, espérant que cela me donne un peu d’énergie. İl est en vacances chez des amis et il est très fier de son fils, professionnel dans le club de football de Samsun qui joue en première division turque. Je discute avec les femmes qui vivent là en été. Je pose la question de savoir si elles aiment les mois passés ici ; et comme chaque fois, j’ai une réponse enthousiaste. L’air est bon, l’eau est fraîche, le temps agréable. L’attachement des Turcs au yayla serait selon certains lié à leur origine nomade. Ils sont nombreux à avoir deux résidences et à se partager l’année entre la côte ou les grandes villes de l’ouest en hiver et la montagne en été.
Même côté Mer Noire, même sous cette brume épaisse, les Turcs m’ont dit apprécier leurs mois dans la montagne. Je leur laisse cette appréciation mais la montée au col, dans le brouillard, le froid, l’humidité en se guidant au GPS est loin d’être agréable. Il me faut trouver des ressources pour passer sur l’autre versant et m’installer pour une nuit qui ne sera pas aussi belle que hier au bord du lac Buzul.

9 août : Vallon au-dessus de Göl Yaylası – Ballıköy (Anzer yaylası)

Il a plu dans la soirée mais la brume s’est levée dans la nuit et je suis surpris de trouver la tente sèche au réveil. Finalement, mon lieu de bivouac était plutôt pas mal avec une source à proximité. J’ai maintenant deux journées plus tranquilles avec nuits à l’hôtel. Cela devrait me permettre de recharger les batteries (celles de mon corps mais aussi du matériel).
Passé les montagnes escarpées du massif du Kaçkar, je marche dans un relief plus doux. Mon étape a été imaginée à partir des vues satellites et en fait, cela passe pratiquement partout. Il suffit de tenir son cap et aujourd’hui, c’est plus facile, je suis au-dessus de la brume. Les paysages sont agréables, plus verdoyants côté Mer Noire qu’au sud des montagnes.

Côté Mer Noire, paysages plus verdoyants

Au premier yayla, Bayram m’invite à boire le thé. Il s’inquiète de savoir si j’ai à manger. Souvent après trois mots échangés, c’est la question que l’on me pose. La générosité des Turcs continue de me surprendre. L’autre jour, je croise un promeneur au bord d’un lac. Après l’avoir salué et dit que j’étais Français, il a tout de suite sorti de son sac des fruits secs pour me les donner et il a continué sa promenade. Les Turcs aiment aussi beaucoup les photos. En selfie ou de façon plus classique, je pose. Peut-être je me retrouve sur un post Facebook : « le Français un peu fou qui veut traverser toute la Turquie à pied ».
Arrivé à Balliköy vers treize heures, douché, lessive faîte, je me repose dans un lit aux draps propres alors qu’un orage éclate. Le village est ensuite enveloppé par la brume. J’ai plutôt de la chance avec le temps. Je n’ai pas eu de mauvaises conditions, de grosses pluies pour les nuits en bivouac et les étapes en haute montagne que je viens de passer.

10 août : Ballıköy (Anzer yaylası) – Multat yaylası

L’atmosphère est étrange à la fin de cette étape. Je suis plongé dans le brouillard. J’avance vers Multat yaylası, presque guidé par l’appel du muezzin pour la prière du milieu de la journée, un peu comme autrefois quand les cloches sonnaient pour aider les voyageurs égarés dans les montagnes.

Bientôt noyé dans la mer de nuages

Cette mer de nuages de la Mer Noire est curieuse. Pratiquement tous les jours, les vallées sont dans la brume. Aujourd’hui, je marchais sous un grand ciel bleu. Je profitais du paysage. Quand j’ai attaqué la dernière montée, j’ai vu la bulut deniz (bulut : nuage – deniz : mer) rapidement monter. Quand j’ai attaqué la descente, je me suis retrouvé dedans. Alors que j’avais chaud, d’un seul coup la température a perdu plusieurs degrés. Cela fait l’impression de rentrer dans une pièce climatisée un jour de grosses chaleurs. Il fait frais ; une petite brise renforce cette sensation de fraîcheur. Tout devient humide, les prairies se gorgent d’eau. L’autre jour, en milieu d’après-midi, j’ai descendu un col avec ma polaire et ma doudoune. En ce moment en France, certains apprécieraient sûrement un petit coup de bulut deniz pour atténuer la canicule.
Aujourd’hui, cela ne m’a pas trop gêné. J’avais eu du beau temps et de belles vues sur les montagnes. J’arrivais à Multat yaylası. Il ne me restait plus qu’à suivre la piste. Je suis à l’hôtel et je suis donc au sec. J’y ai même vu des avantages. Marcher avec une température fraîche est agréable et dès que je suis rentré dans la brume, les mouches et taons ont disparu. Les deux prochains jours, je devrais dormir sous la tente et je préférerais être au-dessus de cette mer de nuages.

11 août : Multat yaylası – Kervan Yolu Tesisleri

Il y a trente ans, lors de mon premier voyage en Turquie, la turista faisait partie des incontournables d’une visite du pays. Je pensais que c’était du passé. La nuit dernière m’a rappelé les souvenirs de ma jeunesse. Ce matin après une bonne purge, et malgré une nuit perturbée, je me sens plutôt mieux que les jours derniers où mon estomac émettait des signaux d’alerte.
Cette fois la mer de nuages est bien là. Tout devient humide rapidement. La visibilité est limitée à quelques mètres. Heureusement, je vais passer la journée sur des pistes. Arrivé sur les crêtes entre les versants nord et sud des Alpes Pontiques, la lutte est engagée entre la brume et le soleil. Mon chemin bascule de toutes façons vers le beau temps. Certes le paysage est plus sec mais au moins, je le vois.

Kuşmer Yaylası juste sous la crête entre versants nord et sud

Je passe quelques yaylas. Ils sont assez facilement accessibles en voiture. Du coup, ils ressemblent plus à des stations touristiques avec des maisons récentes, certaines assez cossues. Le yayla de Kuşmer est particulièrement important. Il y a deux épiceries, un magasin de matériel divers, une maison de thé. Mais le village se vide quand l’hiver arrive. Il est sous la neige et inaccessible par la route. L’épicière, comme les autres habitants, s’installe ici en mai et redescend côté Mer Noire en octobre. Je profite des commodités pour me soigner au coca-cola et je discute un peu au bar (le thé m’est bien sûr offert). Contrairement à la partie européenne de la Turquie où il y avait une maison de thé dans presque tous les villages, ici c’est plus rare.
Après cette pause, il me faut retourner au nord, dans le froid, l’humidité et la brume. L’objectif est un restaurant où je pourrai attendre au sec. Ils me permettent de dormir ce soir sous la terrasse couverte et fermée. Je peux aussi faire un bon repas de viandes cuites au barbecue. Je préfère ce confort au risque de planter la tente dans ce brouillard. J’ai quand même avancé, le restaurant est juste à la limite du département de Gümüşhane. Il me reste soixante et onze kilomètres jusqu’à la ville. J’essaierai demain de faire une grosse journée.

12 août : Kervan Yolu Tesisleri – Alacaçayir Yaylası

J’ai passé une bonne partie de la journée sur la ligne de crête entre les versants nord et sud. Aujourd’hui, la Mer Noire a clairement gagné la bataille. Je n’ai vu le soleil que lors d’un bref passage versant sud et à de rares moments le reste du temps. Avec l’altitude (j’ai marché entre 2200 et 2600 mètres), ce vent, le brouillard, je n’ai quitté ma polaire qu’en milieu de journée. Au moins, ces conditions m’ont permis d’avancer avec 42 kilomètres. Il ne me reste plus que 29 kilomètres et 1220 mètres de dénivelés positifs pour rejoindre tranquillement Gümüşhane demain.

Rayon de soleil du soir sur Alacaçayir Yaylası

Avec ces conditions météo, en fin de journée, je m’inquiétais de trouver un endroit suffisamment à l’abri pour bivouaquer. Le site au-dessus de Alacaçayir Yaylası est au-delà de mes espérances. Je suis à côté d’un cimetière militaire de soldats turcs tombés au combat contre les Russes lors de la première guerre mondiale. Il y a des tables de pique-nique abritées et un bâtiment en construction où je vais pouvoir monter ma tente. Heureusement, car avec ce vent et ce froid, même avec ma doudoune, j’ai du mal à me réchauffer. Je vais rapidement monter la tente et me blottir dans mon sac de couchage.

13 août : Alacaçayir Yaylası – Gümüşhane

Je dois être la seule personne à rêver d’arriver à Gümüşhane. La ville n’est sur aucun guide touristique. Il n’y a rien de spécial à voir. Gümüşhane signifie littéralement «la ville de l’argent» pas pour sa richesse ou son éclat mais pour ses anciennes mines. Historiquement, la région était habitée par de nombreux Grecs. Cette communauté représentait un quart de la population du sandjak. Mais c’était avant la « Grande catastrophe », la défaite de la Grèce face aux Turcs de Mustafa Kémal. En 1923, le traité de Lausanne scelle le sort des Grecs Pontiques. Après plus de deux millénaires de présence, ils doivent quitter la Turquie.

J’ai rêvé de Gümüşhane

Mais moi, j’ai rêvé de Gümüşhane. C’est une étape importante. Deux semaines, 330 kilomètres que je marche depuis Artvin avec ce premier objectif. J’ai traversé la partie la plus haute des Alpes Pontiques sur un itinéraire souvent imaginé à partir d’images satellites. Entre les deux villes, je n’ai traversé que des petits villages et de nombreux yaylas. Je suis content ; j’ai réussi à trouver de bons sentiers, des pistes et très peu de routes asphaltées ; j’ai marché dans de superbes paysages et l’hospitalité turque est formidable.
Les policiers qui m’ont arrêté à l’entrée de la ville ont eu du mal à comprendre pourquoi j’étais là et d’où je venais. Ils étaient quatre à m’entourer. Dans leur logique, rien ne collait. Un passeport en règle mais un aspect pouilleux après plusieurs jours dans la montagne. Pas de voiture, une tenue misérable mais visiblement des ressources. Quand ils m’ont demandé où je dormais, je leur ai répondu au Ramada de la ville, un hôtel cinq étoiles. Après un appel à un supérieur, ils m’ont finalement laissé passer, déçus de ne pas avoir fait l’arrestation de l’année.
Je finis la journée en profitant du confort de mon hôtel. La nuit dans un cinq étoiles coûte 50€ et j’aurais tort de m’en priver. La bière est d’autant plus bonne que depuis Artvin, elle était introuvable. Et après Gümüşhane, j’ai encore une semaine jusqu’à la prochaine localité avec des montagnes moins spectaculaires, un paysage peut-être plus sec et ingrat et des journées assez chaudes en prévision.

14 août : Gümüşhane – Yalınkavak

Ces petites pauses font du bien. Hier, j’ai eu une après-midi de repos. Gümüşhane était le bon endroit pour cela. Il n’y a rien à voir et je suis resté dans ma chambre. Le ravitaillement a été vite fait au supermarché en-dessous de l’hôtel. J’ai déjeuné et dîné au restaurant. L’avantage de ces adresses internationales est notamment de pouvoir y boire une bière. Mon linge crasseux a été lavé et ce n’était pas du luxe.
Je repars donc reposé et propre. Passé Gümüşhane, j’ai deux cents kilomètres jusqu’à la prochaine petite ville, Mesudiye et deux cent quatre vingt jusqu’à Niksar, terme de la partie que j’ai intitulée « Les Alpes Pontiques ». J’y serai dans dix jours environ. Ce n’est pas si loin.
L’anglais est vraiment très peu pratiqué en Turquie. Même dans des grands hôtels comme ceux où j’ai dormi à Artvin ou Gümüşhane, certains employés ne connaissent pas un seul mot et la plupart le maîtrise moins bien que moi le turc. À Artvin, le serveur du restaurant ne connaissait pas le mot « Dessert » ou à Gümüşhane, le mot « Butter » était tout aussi inconnu. Ils utilisent le téléphone et un moteur de traduction et me montrent le résultat. À Dortkonak où comme très souvent, je suis invité à boire le thé et à manger, je discute avec Enes, un des fils. Il est en quatrième année de pharmacie à Erzurum. Au lycée de Gümüşhane, il n’avait aucun cours de langue étrangère. À l’université, il a deux heures par semaine d’anglais mais à dominante technique adapté à la pharmacie. Du coup, la discussion se fait principalement en turc.
Après Dortkonak, je continue à descendre jusqu’à Hasköy. Je suis à 1180 mètres d’altitude. C’est le milieu de la journée et j’ai ensuite cinq kilomètres le long d’une nationale puis cinq kilomètres à remonter une vallée par une petite route. Il y a une épicerie et un bar. C’est rare et je préfère en profiter pour faire une longue pause. Parmi les clients du bar, il y a plusieurs Turcs qui travaillent en Allemagne et qui sont en vacances au pays. Là, c’est moi qui ai des lacunes. Ils s’évertuent à me parler en Allemand mais je suis incapable de le comprendre.
En fin d’après-midi, j’arrive à Yalınkavak et me mets à la recherche d’un endroit pour dormir. Finalement, c’est à nouveau près de la mosquée que l’on me permet de m’installer. J’ai les toilettes, l’eau chaude pour me laver. L’imam Mohamed m’amène même un délicieux dîner avec pâtes, tomates, ayran et des fruits. Je suis parfaitement installé sur une table en terrasse. Il y a un petit vent. L’imam est originaire de Mardin dans le sud. Il fait partie de la minorité d’origine arabe en Turquie. Pendant le repas, il m’explique des préceptes de l’islam mais ma connaissance du turc est trop limitée pour comprendre.

Dîner offert par l’imam

Pour terminer cette journée, j’ai droit à un énième contrôle de passeport. Les jandarmas ont dû être prévenus de la présence d’un étranger suspect dans le village et ont demandé au muhtar, le maire, d’éclaircir la situation. Le passeport est photographié et transmis aux autorités. Je peux aller me coucher, tout est en règle.

15 août : Yalınkavak – Kölıne Yaylası

Je n’arrive pas à comprendre les craintes qu’inspire le milieu naturel aux Turcs. Hier, à Yalınkavak, ils étaient tous effrayés par le chemin que j’envisageais aujourd’hui et ils ont tenté de me dissuader :
– C’est très dangereux, il y a des ours
– Oui mais depuis trois semaines, j’ai marché dans des montagnes en Turquie et je n’en ai pas vu
– Mais, c’est beaucoup plus sauvage que là où tu es passé. Il y a beaucoup d’animaux dangereux.
Et ils revenaient à la charge.
– Il vaut mieux que tu prennes la route et contourne les montagnes.
– Je n’aime pas les routes avec des voitures. Je préfère les petits chemins.
C’est aussi une constante en Turquie de vouloir me faire suivre les routes et si possible les principaux axes de circulation. On me conseille de passer par le littoral de la Mer Noire, Ordu, Samsun…une partie urbanisée avec autoroutes… Les Turcs pensent que je serais plus en sécurité dans cet environnement qu’en pleine nature.

À nouveau dans les montagnes

Ils étaient tellement insistants que j’ai fini par avoir des craintes pour cette étape. Ce matin, après l’appel à la prière, l’imam m’a amené un copieux petit-déjeuner et je suis parti avec mes doutes pour cet enfer peuplé de monstres sauvages. Mais je n’ai toujours pas vu d’ours. Ils sont pourtant là. Il y a quelques jours, il y avait des traces de pas sur la piste. C’est à nouveau le cas aujourd’hui.
J’ai marché dans un paysage de montagne sans difficultés particulières. Il y avait des pistes, des bons sentiers avec juste à la fin, la descente sur le lac par un pierrier assez raide. Je ne sais pas ce qui pouvait inspirer autant de craintes aux Turcs de Yalınkavak. Je termine la journée un peu plus tôt que prévu. Au yayla de Kölıne, Ceger propose de m’héberger. J’ai fait plus de 2000 mètres de dénivelés. Il fait relativement chaud et je ne sais pas si plus loin, j’aurai un endroit pour bivouaquer avec de l’eau. Je choisis donc la sécurité.

16 août : Kölıne Yaylası – Ovacık Yaylası

L’après-midi chez Ceger s’est étirée tranquillement. J’étais assis avec lui face à la fontaine. Mes connaissances en turc ont été épuisées. Ceger, avec ses 76 ans était en plus un peu dur d’oreilles. Cela fait cinquante ans qu’il vient ici. Maintenant, il est seul avec sa femme. À l’heure du dîner, une voisine a préparé le repas servi sur un grand plateau à même le sol. J’ai mangé avec Ceger. Les femmes étaient à part. Puis tôt, je suis allé me coucher. Ils m’avaient réservé un lit dans une pièce à part.
L’hospitalité turque est extraordinaire et je ne sais pas trop quelle attitude adopter. Hier Ceger a invité quatre Turcs qui se promenaient en montagne, à boire le thé. Certains ont demandé de l’ayran. Ils ont bu puis salué Ceger et sont partis. Nous ne sommes pas habitués à cette hospitalité et il me semble qu’ici, elle fait partie de l’ordre des choses. C’est normal. Il n’y a pas forcément profusion de remerciements à faire comme cela serait le cas en occident. Ce matin, j’ai décidé de laisser un billet et ayant peur de vexer Ceger, je lui ai dit que c’était pour les enfants. Il a pris le billet, l’a mis dans sa poche. On s’est salué et je suis parti.
J’ai poursuivi ma marche dans la montagne sur des pistes et des sentiers. Je n’ai traversé qu’un village, Elmacık où j’ai demandé s’il y avait une épicerie. Très rapidement, des femmes m’ont donné du pain, du halva (pâtisserie turque), un verre d’ayran, des olives. Une m’amenait même des piments doux.

Elmacık

Et quand j’ai commencé à rechercher un endroit pour dormir, je suis arrivé à Ovacık Yaylası. Là, c’est toute une famille qui était réunie qui m’a invité à manger.
Ce soir, je dors dans la mosquée du yayla. C’est une habitude maintenant sauf que là, je suis dans la salle de prière.

17 août : Ovacık Yaylası – Eğribel Yaylası

Il y a des jours où l’objectif est d’avancer et où finalement, il ne se passe pas grand chose. J’avais près de quarante kilomètres et deux mille mètres de dénivelés pour arriver à une route où se trouve un hôtel. Maintenant que j’ai pris l’habitude de dormir à côté ou dans les mosquées, je sais que vers quatre et demi, je serai réveillé par l’appel à la prière. Pour moi, c’est parfait. Le Fajr est prévu à l’aube et le temps de me préparer, le jour s’est levé. À Ovacık Yaylası, je dormais dans la salle de prière et les deux ouvriers qui travaillaient sur le chantier de la mosquée sont venus prier pendant que je prenais mon petit-déjeuner dans la salle à côté.

Côté sud ce matin

Parti tôt, j’ai marché à un bon rythme afin d’arriver suffisamment tôt pour pouvoir me reposer. Le temps s’est mis de la partie pour m’aider dans mon objectif. Dès que j’ai rejoint la ligne de crête, je me suis retrouvé dans la mer de nuages. Il faisait frais. J’ai traversé de petits aylas où je n’ai vu personne. Je n’ai donc pas eu droit à des invitations pour boire un thé ou manger.
Il était moins de seize heures quand je suis descendu sur Eğribel Yaylası, content de pouvoir me reposer dans une chambre d’hôtel. Quand on m’a dit que c’était complet, j’ai pris un petit coup sur la tête. Cette brume humide ne me donnait pas envie de monter la tente. J’étais au bord d’une route sans endroit propice pour bivouaquer et je ne me sentais pas de prolonger cette longue journée. Je me suis lavé à la fontaine et j’ai décidé de patienter au chaud et au sec dans la salle du restaurant. Finalement, une chambre s’est libérée. Je suis à l’intérieur alors que le brouillard est de plus en plus dense et la température plus fraîche.

18 août : Eğribel Yaylası – Aydındere

C’est difficile de démarrer sous la brume, le vent et le froid. Je pars ce matin pour une étape sensée passer par des lacs de montagne et le dernier 3000 sur mon chemin. Hier soir, j’ai commencé à étudier les solutions alternatives. Le temps change rapidement avec cette mer de nuages qui monte et descend constamment. J’aviserai au point d’intersection des deux solutions.
Pour me donner du baume au cœur, au premier yayla, je suis invité pour boire du thé et manger. La famille est assez aisée ; ils habitent Ankara et la femme travaille dans le spacial pour une entreprise d’état. La discussion se fait en anglais. Même leur petite fille le parle un peu. Elle va dans une école privée et étudie aussi l’espagnol. Puis je reprends mon chemin. Le temps est incertain. Il donne parfois l’impression que cela va se découvrir puis la brume revient. Je ne prends pas le risque de me retrouver en altitude dans de mauvaises conditions. Le chemin alternatif est plus long et passe plus au nord donc avec peu de chances de sortir du brouillard. Mais avec moins de dénivelés et en suivant des pistes, je serai tranquille. Je m’engage dans la descente vers le petit village d’Aksu. Là, je fais une nouvelle pause, invité par une famille en pleine préparation du mariage du fils. Ces pauses sont vraiment agréables. Elles me permettent de discuter mais aussi de repartir après avoir bu une boisson chaude et avoir mangé. Je continue donc sur un bon rythme pour regagner de la hauteur et rejoindre mon itinéraire initial. J’ai contourné le pic Karagöl et arrive à Aydındere. Le yayla est à 2200 mètres d’altitude. Le vent souffle. C’est humide. Il fait froid. Je supporte polaire et doudoune. J’envisageais une nouvelle nuit à la mosquée et finalement je suis accueilli chez Polat. Il y a une pièce avec des lits à côté de la maison. Le soir, je dîne avec la famille. La salle à manger est bien chauffée avec le poêle. Les Turcs sont extraordinaires.

Le pic Karagöl. L’éclaircie a duré 30 secondes

19 août : Aydındere – Mesudiye

Mesudiye comme Gümüşhane est une petite ville que peu de personnes visitent. Il n’y a rien de spécial à visiter et les deux villes sont à l’écart des grands axes de communication. Pour moi, ce sont deux jalons sur mon chemin vers l’ouest. De Gümüşhane, j’ai marché 200 kilomètres avec juste quelques petits villages et des yaylas. Sur 175 kilomètres, je ne suis pas passé devant la moindre épicerie. Cette partie était presque plus sauvage que celle d’Artvin à Gümüşhane. J’ai aussi maintenant laissé derrière moi les plus hautes montagnes. Je vais marcher à une altitude moins haute. Progressivement, il va y avoir des localités plus fréquemment.

Dernière journée dans la montagne

Pour le moment, j’avance. J’ai marché sept cents kilomètres depuis la frontière géorgienne. Les provinces défilent. Ardahan, Artvin, Rize, Erzurum, Bayburt, Trabzon, Gümüşhane, Sivas, maintenant Ordu, demain Tokat … Pour les Turcs, ce sont des territoires importants. L’autre jour, un client de l’hôtel me demandait si j’aimais Giresun en parlant de cette région. Ailleurs, un autre Turc me disait qu’entre Bayburt et Trabzon, il y avait une petite rivalité.
La forme est là, j’enchaîne des grosses étapes. Aujourd’hui, j’ai marché quarante kilomètres souvent au-delà des deux milles mètres d’altitude avant d’entamer la descente vers Mesudiye. La ville n’est pas très grande mais suffisamment pour m’offrir des petits plaisirs comme une douche après six jours de marche, une bière, un repas au restaurant ou une chambre avec salle de bain correcte. Cela devrait me permettre de repartir demain en forme pour poursuivre mon avancée vers l’ouest de la Turquie.

20 août : Mesudiye – Bozçalı

Ce matin, à la sortie de Mesudiye, je passe devant une église. Elle est restaurée mais je n’en avais pas trouvé mention lors de mes recherches sur la ville. Un panneau indique sobrement « Église du centre de Mesudiye ». En consultant les sites officiels, il est simplement écrit que c’est une église chrétienne de 1912. Elle a été apparemment construite par les Arméniens. À l’époque, ils étaient 520 dans la ville et avaient deux églises et deux écoles.

Église (arménienne ?) de Mesudiye

À Niksar où je serai demain, vivaient trois mille arméniens. Les premiers massacres y ont eu lieu en 1896, sous le règne d’Abdülhamid II surnommé le sultan rouge.
Ce passé, la Turquie préfère l’oublier. En 2003, une circulaire du ministère de l’Éducation Nationale demandait aux élèves turcs de travailler sur le thème «Face aux mensonges arméniens, rétablir la vérité comme quoi les Turcs n’ont jamais exterminé de minorités». Les sources officielles font état de 500000 Turcs tués par les Arméniens notamment lors de l’avancée russe en Anatolie lors de la première guerre mondiale.
Quant aux principaux responsables du génocide arménien, Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha pourtant jugés par contumace en 1919 et condamnés à mort, ils sont ici parfois honorés. En 1943, Hitler autorise le rapatriement en Turquie des cendres de Talaat Pacha, principal responsable de la mort de 1,5 millions d’arméniens. Un mausolée est construit et des avenues portent son nom dans plusieurs grandes villes. Les cendres d’Enver Hodja sont elles rapatriées en 1996 depuis le Tadjikistan et il est enterré comme héros national sur la colline du temple de la liberté à Istanbul. La justice les avait condamnés à mort ; ce sont des activistes arméniens dans le cadre de l’opération Nemesis qui ont exécuté la sentence en les assassinant sur leurs lieux d’exil.
Il y a quelques très timides avancées de la Turquie dans l’examen de son histoire. Elles sont chaque fois violement condamnées par les nationalistes. En 2008, une pétition est signée par 30000 Turcs pour demander pardon pour le sort subi par les Arméniens Ottomans lors de la «Grande catastrophe». Et en 2014, Erdoğan publie un communiqué exprimant le souhait «que les Arméniens qui ont perdu leur vie dans les circonstances du début du XXe siècle reposent en paix et exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants.» Ce texte qui met sur le même plan toutes les victimes quelle que soit leur ethnie et religion, qui ne mentionne pas la «Grande catastrophe» et encore moins le génocide est malgré tout une avancée. C’est la première fois qu’un chef de l’état turc exprime de la compassion.
Des personnalités s’expriment aussi. J’avais relevé les mots de trois auteurs turcs.
Hrant Dink était un journaliste d’origine arménienne. Il a été assassiné à Istanbul en 2007 par un nationaliste turc. Cent mille personnes défilent lors de ses obsèques avec ce slogan « Nous sommes tous des arméniens ». Il s’interrogeait : « Pourquoi ne pourrions-nous pas reconstruire notre mémoire commune en transformant le monologue en dialogue?« . Il écrit aussi «La Turquie ne pourra pas entrer dans le concert des nations tant qu’elle aura cet immonde cadavre pourrissant dans les bas-fonds de son histoire.» et «Les Arméniens avec leur traumatisme et les Turcs avec leur paranoïa relèvent l’un et l’autre de cas pathologiques.»
Fethiye Cetin fait partie de ces Turcs qui ont découvert que leur mère ou leur grand-mère était une petite arménienne qui avait perdu sa famille et qui avait été élevée par des Turcs. Pour elle, « avant de pouvoir un jour rire ensemble, Turcs et Arméniens, nous devons apprendre à pleurer ensemble. »
Enfin les vers de Nâzım Hikmet, un des plus grands poètes turcs, communiste, mort en exil à Moscou en 1963 :
«L’arménien n’a pas pardonné
Son père égorgé
Dans les monts kurdes.
Mais il t’aime toujours, toi
Qui, non plus, n’a pas pardonné
Ceux qui ont entaché
L’histoire du peuple turc.
»
Aujourd’hui, j’avais décidé d’avancer avec comme objectif de faire en deux jours les 87 kilomètres de Mesudiye à Niksar. Ce soir à Bozçalı, j’en ai fait cinquante-trois. Cela devrait me permettre demain de rejoindre Niksar plus tranquillement. Les conditions étaient là pour le faire. Je suis toujours plus en forme après une étape avec hôtel, restaurant, douche… La température était fraîche. Une fois atteint un plateau à 1500 mètres d’altitude, j’avais peu de dénivelés et pas mal de pistes. Je me suis mis en mode dynamique. J’ai bien senti de la frustration chez les Turcs que je croisais. Je devais être le premier occidental à marcher ici mais je les saluais puis continuais ma route, les laissant avec leurs interrogations. À Hasanşeyh, j’ai profité des commerces pour une bonne pause et je suis reparti. Il y avait un petit vent agréable. Fait rare, j’ai mis de la musique « Le vent nous portera » et « Je t’emmène au vent ». J’ai accéléré le pas. J’étais heureux.

21 août : Bozçalı – Niksar

Niksar

«Veni, vidi, vici». Ces célèbres mots, Jules César les a prononcé non loin d’ici, à Zéla dans la province de Tokat où je me trouve. En 47 av.J.C., après une bataille éclair, il vainc Pharnace II, fils de Mithridate et roi du Pont.
«Veni, vidi, vici». «Vici», pas encore mais j’ai fait un grand pas…. Psychologiquement, la Turquie après l’Arménie et la Géorgie n’a pas été simple. Istanbul me paraissait inaccessible. À Artvin, si je n’avais pas trouvé de chaussures neuves, j’aurais presque été content d’avoir un bon prétexte pour arrêter. Surtout que mon coach depuis le Comminges, sentant un point faible dans ma motivation, allait dans ce sens :
– Tu as fait l’Arménie et la Géorgie. C’était ton objectif. Cela fait plus de deux mois que tu es parti. C’est déjà bien. Tu peux rentrer.
Mais à Erzurum, une paire de chaussures en taille 46 m’attendait et j’ai continué.
J’ai eu ces deux longues sections à gérer dans ma tête : les 330 kilomètres d’Artvin à Gümüşhane puis 200 jusqu’à Mesudiye. Pourtant tout s’est bien passé. Les chemins sont bons et à part deux passages que j’aurais pu éviter, cela a été plus facile que l’Italie. J’ai eu aussi de la chance avec le temps. Sur les parties les plus techniques, en altitude, j’ai eu de belles journées. J’ai vu de très beaux paysages et l’hospitalité turque m’a été d’une grande aide sur ces parties en autonomie et surtout très enrichissante. La traversée des Alpes Pontiques est une superbe découverte et mériterait d’être mieux connue.
Depuis Mesudiye, la situation a changé. J’ai maintenant des séquences moins longues en autonomie, Niksar aujourd’hui, Amasya dans quatre jours… Et puis Istanbul est maintenant moins loin. Je suis passé sous la barre des mille kilomètres. La mer Noire n’est plus qu’à trois grosses semaines d’ici. Je vais dans quelques jours avoir traversé plus de la moitié de la Turquie. Quand je disais aux Turcs au début que je voulais aller à pied jusqu’à Istanbul, cela leur paraissait impossible. Maintenant quand j’explique que j’ai marché depuis la Géorgie et où je veux aller, ils sont impressionnés mais ils me prennent moins pour un hurluberlu.
Istanbul, je n’y suis quand même pas encore. Il va falloir encore suer un peu d’autant plus que les jours prochains s’annoncent chauds. Je suis descendu à moins de 500 mètres d’altitude. Cela ne m’était pas arrivé depuis plus d’un mois et ici les prévisions météorologiques donnent 36°C pour toute la semaine. Même si je vais repasser au-dessus des mille mètres, demain c’est départ après l’appel à la prière de l’aube.

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6 – Turquie (Anatolie)

22 août : Niksar – Gölönü

Le muezzin m’a bien réveillé à l’aube. Le fajr est maintenant guère avant cinq heures du matin. J’ai traversé la plaine. Le soleil n’était pas levé. L’objectif était de gagner les hauteurs avant les premières chaleurs. À 9 heures et demie, j’étais au-dessus de mille mètres d’altitude. La température était finalement supportable avec une agréable petite brise. J’avais des passages en forêt parfois sur des sentiers. J’ai avancé beaucoup plus que prévu.

Sentier dans la forêt

À Gölönü, j’avais parcouru quarante neuf kilomètres. J’ai d’abord été invité par Ibrahim à boire le thé et qui m’a offert à manger. Mais, il devait partir ce soir. Alors que l’imam m’avait autorisé à planter la tente à côté de la mosquée, Rhasim, un fidèle qui sortait de la prière m’a invité chez lui. J’ai replié la tente. J’ai à nouveau mangé et fatigué par cette nouvelle longue journée, je suis allé rapidement me coucher.

23 août : Gölönü – Yayla après Beldaği

Comme la plupart des gens que je rencontre dans ces villages en altitude, Rhasim se partage entre l’été ici et l’hiver en ville, Istanbul pour lui. Gölönü est son village d’origine mais il vient aussi pour échapper à l’agitation stambouliote et profiter de la fraîcheur de ses montagnes. À cette altitude, les nuits sont étonnement froides et ce matin, en attendant le petit-déjeuner, je supporte la polaire.
Rhasim est un musulman pratiquant. Il est allé deux fois à la Mecque. Que ce soit hier soir ou ce matin, sa femme prépare le repas dans la cuisine pendant que nous patientons dans le salon. Quand c’est prêt, elle s’éclipse pour nous laisser manger.
Je démarre plus tard ce matin. Rhasim s’est levé pour la prière du matin mais ensuite s’est recouché. Vers sept heures, sa femme est allé préparer le petit-déjeuner. Du coup, il était presque huit heures quand je suis parti. Heureusement, il ne fait pas trop chaud à cette altitude mais pour la longue étape que je prévoyais, il faut maintenant gérer la durée du jour. Ici, à 19h30, la nuit tombe. J’ai quand même avancé. Le paysage est moins attrayant mais la marche n’est pas désagréable. Je suis souvent sur des pistes. Il n’y a pas de difficulté. Le relief est plutôt doux avec des sommets arrondis type ballons des Vosges.

Vers le Cami Tepesi à 1953m

Au final, j’ai quand même fait 45 kilomètres et 1650 mètres de dénivelés positifs dans la journée quand j’arrive à un yayla. Il y a bien sûr de l’eau, un terrain plat. Je plante ma tente avant qu’il ne fasse nuit et je peux m’alléger d’une portion de purée sardines. Je les porte depuis longtemps dans mon sac à dos sans avoir l’occasion de les utiliser profitant de la générosité des habitants. Il y a aussi une autre catégorie de Turcs. Ceux qui se croient agent de l’état chargé de débusquer les ennemis de la Turquie. Une de leurs premières phrases est de me demander si j’ai un passeport. Ce n’est pas si rare et cela m’est arrivé ce soir. J’ai répondu que la police m’avait déjà demandé plusieurs fois le passeport et j’ai coupé la conversation en disant que je ne comprenais pas.

24 août : Yayla après Beldaği – Amasya

Je m’y attendais un peu. Les jandarmas sont venus contrôler mon passeport. Il était vingt deux heures et je dormais depuis longtemps. Les pauvres, appelés par un Turc qui croyait avoir débusqué un dangereux ennemi de l’état, ont dû faire une heure de pistes pour arriver dans cet endroit isolé. Ils étaient trois, l’un avec un fusil mitrailleur. Cela a duré un moment entre contrôle, questions, appel à la hiérarchie… avant que je puisse retourner me coucher. Ils étaient plutôt amicaux et un peu embarrassés par la situation. Par contre, je n’ai pas remercié les trois hommes du yayla qui les accompagnaient. Ce matin, dans le premier village, Abacı, un homme commence à me poser les questions de manière insistante :
– D’où venez-vous ? Que faites-vous ici ? Où avez-vous dormi ? Avez-vous une voiture (c’est un gage d’honorabilité) ? Est ce que j’ai mon passeport ?
Encore sûrement un électeur de l’AKP, le parti d’Erdoğan. J’ai là aussi coupé court à la conversation. Je lui ai dit de téléphoner aux gendarmes et je suis parti. Dans le deuxième village, Yassıçal, je retrouve les Turcs que j’aime. Je discute, on m’offre le thé et à manger.

Amasya

Je poursuis dans un paysage de plus en plus sec et une température de plus en plus chaude. Je réussis à arriver à Amasya suffisamment tôt pour avoir le temps de visiter la ville. C’est la première fois depuis que je suis en Turquie que je me trouve dans un endroit qui vaut la peine d’y consacrer un peu de temps. Niksar a une riche histoire. Pour les Turcs, la ville a joué un rôle important en étant leur première implantation en Anatolie. Mais de ce passé, il ne reste pas grand chose. Une partie d’une mosquée date du XIIè et il y a le fort. Le reste de la ville est un ensemble disparate d’immeubles modernes et de vieilles maisons presque en ruines. Amasya a aussi un riche passé. C’était la capitale du Royaume du Pont (qui a été défait par Jules César « Veni, vidi, vici »). Elle a été la capitale d’un émirat seldjoukide puis résidence princière. Mais visiter une ville après une journée de marche n’est pas simple. J’ai fait 250 kilomètres sur le six derniers jours, en gros un marathon avec 1300 mètres de dénivelés par jour. Il fait 36°C au milieu de l’après-midi. J’y consacre quand même un peu de temps. Il n’est pas sûr que j’ai l’occasion de revenir ici. Demain, je reste à basse altitude. Je pense que je vais quitter Amasya encore plus tôt que d’habitude pour arriver à Suluova vers midi. À priori, la ville est moche donc je vais pouvoir me reposer.

25 août : Amasya – Suluova

Départ nocturne d’Amasya

Il y a des étapes que l’on coche comme potentiellement très belles. Il y en a d’autres pour le contraire. C’est le cas de celle d’aujourd’hui. Amasya et Suluova sont deux villes proches reliées dans la vallée par une autoroute et une voie ferrée et toute une série de localités entre les deux. L’objectif était de contourner autant que possible ce secteur et d’éviter la chaleur. J’ai quitté l’hôtel avant le Fajr alors qu’il faisait encore nuit noire mais j’avais quatre kilomètres pour sortir d’Amasya. L’appel du muezzin s’est répandu en écho de mosquée en mosquée alors que je traversais la ville. J’ai attaqué la montée vers la colline à l’aube et j’ai eu les premiers rayons du soleil au sommet.
Quand j’ai retrouvé la plaine, la température commençait à monter sérieusement. L’étape faisait 34 kilomètres et même en partant tôt, il a bien fallu terminer au moment le plus chaud. La fin dans une plaine sans charme puis les quatre derniers kilomètres dans les rues de Suluova ont été particulièrement long.
Mais maintenant, c’est fait. Je suis arrivé vers quatorze heures. Je suis dans un hôtel confortable et climatisé. Je n’ai pas de visites à faire. Il y a juste le réapprovisionnement pour les prochains jours. J’espère que je n’aurai pas à faire, comme à Niksar, le tour des supermarchés de la ville pour trouver tout ce qu’il me faut pour les 147 kilomètres, quatre jours de marche, jusqu’à la prochaine localité, Kargı. J’aspire surtout à bien me reposer et ne rien faire de l’après-midi.

26 août : Suluova – Derealan

J’ai pu bien me reposer et dormir dans mon confortable hôtel de Suluova. La nuit précédente à Amasya avait été courte. Une fête jusqu’à une heure du matin avec de la musique à fond à côté de l’hôtel, le réveil à quatre heures, la fatigue des jours précédents, la visite de la ville, la chaleur de l’étape d’hier, des paysages peu attrayants…tout cela faisait beaucoup pour mon organisme.
La première partie ce matin est encore assez désertique puis progressivement, je prends de la hauteur. La température est moins chaude et il y a parfois un petit vent. Le paysage reste peu attrayant. Je marche sur presque dix kilomètres sur une vaste piste à travers un champ d’éoliennes. Je profite du bâtiment technique pour me ravitailler en eau. Les employés m’invitent à boire le thé. Ils travaillent pour une société danoise et ont réalisé plusieurs chantiers en France. Ils ont l’air d’être content des conditions de travail et de leur salaire.

À nouveau du vert et de la fraîcheur

À 1500 mètres d’altitude, la température redevient agréable. Il commence à y avoir des forêts et passé sur l’autre versant, je marche dans des bois, il y a un ruisseau qui coule. Ce matin, j’étais presque dans le désert. Je revis.
Je m’arrête à Derealan. C’est un tout petit village. Il y a une mosquée mais pas d’imam. La fontaine est à côté. Je fais une lessive, me lave et regarde le temps passer. Je vais à priori camper ici.

27 août : Derealan – Crête au-dessus de Gökdere

Je n’ai pas vu grand monde hier soir à Derealan. Il n’y a pas d’imam et j’ai demandé à deux habitants l’autorisation de m’installer à côté de la mosquée. À dix heures du soir, deux hommes sont venus aux informations. Je les qualifierais de méfiants et bienveillants à la fois. Ils m’ont à la fois posé la batterie de questions habituelles mais aussi demandé si je n’avais pas faim ou froid. Ils n’ont visiblement pas appelé les jandarmas. J’ai pu continuer ma nuit tranquille.
Je poursuis la partie de Suluova à Kargı. C’est une zone assez isolée de moyenne montagne. Le paysage n’est pas déplaisant avec prairies et forêts. Il doit être même très joli à la fin du printemps quand tout est vert et fleuri. Il y a peu de villages. À Yukarıbük, je suis invité à boire le thé et à manger.

Invitation à Yukarıbük

Le week-end, les Turcs aiment venir pique-niquer et faire un barbecue dans la montagne. Cela explique hélas aussi les détritus dans certains secteurs. Pour moi, c’est à nouveau l’occasion d’arrêts. On me hèle au passage. Ici, c’est pour m’offrir des tomates du jardin, là des beignets à la viande, du poulet grillé et bien sûr du thé. Les Turcs en sont les plus gros buveurs au monde et dès que tu reposes ta tasse vide, ils se précipitent pour t’en resservir une.
Ce soir, je ne dors pas à côté d’une mosquée. Exceptionnellement, je suis en pleine nature. Il n’y avait pas de villages. Dans les yaylas, les chiens étaient trop agressifs. Je suis sur une crête protégé du vent par les arbres. Des Turcs m’ont dit qu’il n’y avait pas d’ours dans le coin. S’ils disent cela, c’est qu’il n’y en a vraiment plus et depuis plusieurs générations. Il y aurait des loups. Mais qui a peur du loup?

28 août : Crête au-dessus de Gökdere – Akkaya

Ce matin, je démarre dans une brume presque automnale qui ne se dissipe qu’après deux bonnes heures de marche. Je me dis que cela va dissuader les Turcs de monter pique-niquer en montagne et je ne vais pas avoir ainsi l’occasion de faire ces pauses tant appréciées. En fait, c’est l’environnement qui a changé. Hier, la montagne était boisée et assez verte. Je suis passé aujourd’hui dans une zone calcaire, plus sèche et chaude et moins propice au pique-nique dominical. Il y a par contre assez souvent des points d’eau. C’était une de mes craintes pour cette partie de la Turquie. Pour le moment, je n’ai jamais eu de problème pour trouver de l’eau. Les Turcs aiment les fontaines. Des particuliers les financent parfois. Je vois souvent le nom du donateur gravé au-dessus.

Paysage plus calcaire aujourd’hui mais avec des points d’eau

Ma journée est quand même agrémentée de deux invitations pour le thé et à manger et en fin de journée, alors que je me repose au bord du chemin, une famille s’arrête et partage une pastèque avec moi.
Comme souvent la journée précédant une étape en ville, j’essaie de la rallonger au maximum pour le lendemain profiter du confort de l’hôtel. Ces longues journées me permettent de « m’offrir » du temps de récupération. Je ne ressens pas le besoin de prendre une journée de repos. La météo est plutôt favorable pour marcher et une bonne après-midi à l’hôtel me permet de repartir le lendemain en forme. Je ne pensais pas aller aussi loin aujourd’hui mais le temps frais ce matin puis couvert avec un peu de pluie en fin d’après-midi m’a permis d’aller jusqu’au village d’Akkaya. J’ai marché 51 kilomètres. C’est presque le maximum actuellement avec la durée du jour de plus en plus courte. Il ne me reste que 19 kilomètres à faire demain. Je devrais être à Kargı qui est à 400 mètres d’altitude, avant les grosses chaleurs.
À Akkaya, je retrouve mon habitude du campement à côté de la mosquée. Un habitant a contacté les jandarmas qui ne se sont pas déplacés mais qui lui ont demandé de photographier mon passeport et de leur transmettre.

29 août : Akkaya – Kargı

En avançant vers l’ouest, mes périodes entre deux villes se réduisent. 330km d’Artvin à Gümüşhane, 200km de Gümüşhane à Mesudiye, 150km de Suluova à Kargı… Je vais avoir encore 120km après Kastamonu mais hormis sur cette partie, je ne devrais plus avoir plus d’une nuit consécutive en bivouac. Avec la fin du parcours qui se rapproche, le corps et la tête aspirent à de plus en plus de confort. Une des principales différences avec d’autres de mes longues marches, c’est de ne pas avoir ces petits plaisirs comme un espresso à la terrasse d’un café, une pâtisserie dans une boulangerie ou une bière dans un bar. J’en ai bien bue une ici à Kargı mais le plaisir n’est pas le même. Tu vas dans un commerce l’acheter. Le vendeur la met dans un sac opaque et tu la bois dans ta chambre d’hôtel un peu comme si tu commettais un acte délictueux.
Cette marche se rapproche parfois plus de l’Appalachian Trail. Tu avances, les kilomètres défilent et de temps en temps, un trail angel t’apporte du réconfort.

Kargı, je suis au niveau des rizières

Je perds aussi de l’altitude et gagne des degrés. Je suis bien content d’avoir avancé hier et d’être arrivé suffisamment tôt à Kargı. Je me serais quand même bien passé d’une chute dans la rivière. Il n’y a pas trop de dommages mais l’appareil photo n’a pas apprécié et je ne suis pas sûr d’en trouver un ici. Les deux jours prochains seront encore très chauds. J’espère qu’avec un peu de l’altitude et peut-être de la verdure, cela ne sera pas trop pénible.

30 août : Kargı – Kargı Tatil Köyü

Les étapes courtes sont souvent longues. Je n’avais que vingt et un kilomètres et j’ai peiné. J’ai démarré alors qu’il faisait encore nuit mais la chaleur m’a rattrapé au cours de la montée. J’avais 1300 mètres de dénivelés dans un paysage type méditerranéen, sec avec pinède, sans un souffle d’air et sans eau.
Sur l’autre versant, c’était plus agréable. Déjà cela ne montait plus…La forêt était plus dense, l’air plus frais et avec une légère brise. J’ai retrouvé des fontaines et après Hacıveli, j’ai eu une grosse surprise. Je suis tombé sur du balisage GR rouge et blanc. À la première marque, j’ai pensé que cela avait une autre fonction puis non, les balises étaient régulières. La peinture était même récente. Un peu comme si une oreade s’était dit :
– Jean-Marc traverse la Turquie. C’est difficile. Cette nuit, je vais lui baliser le chemin. Cela lui facilitera le passage.
Mais l’oréade n’a pas eu le temps de débroussailler le sentier. Il disparaissait parfois dans la végétation. Qui a balisé ce chemin ? Pourquoi ici ? Qui l’a déjà emprunté ? Mystère…je serai peut-être le premier et le dernier à le parcourir.

Sur un GR !

L’autre bizarrerie de la journée est cet hôtel-village de vacances perdu ici. C’est la raison de cette courte étape. Il y a tellement peu de structures sur mon chemin que je ne vais pas passer à côté de celles qui existent. De toutes façons, je ne pouvais pas faire les quatre vingt treize kilomètres de Kargı à Kastamonu en deux jours, surtout avec la chaleur. Donc, j’enchaîne deux petites journées. L’avantage ici, contrairement à Kargı, c’est le calme de la campagne et à 1350 mètres d’altitude, la température nettement plus agréable. Pour une après-midi de repos, c’est l’idéal.

31 août : Kargı Tatil Köyü – Au-dessus d’Emirköy

Je n’ai pas tiré profit de ces deux petites étapes. Au contraire. La petite forme de la veille était certainement liée à une Turista avec un grand T. La nuit a été mouvementée. Jamais, je n’avais été dans cet état. Je passe les détails scabreux mais c’est un mystère physique la capacité qu’a le corps humain à se vider. J’espère que toutes les saletés dans mon appareil digestif ont bien été évacuées. Je m’étais pesé à Amasya et j’étais déjà à un poids très bas. Je pense que là maintenant je ne suis pas très loin du record.
J’ai un peu hésité à rester une journée pour me rétablir mais j’ai finalement opté pour la thérapie de la marche. Je suis parti le ventre vide et sans trop d’énergie. Heureusement, l’étape est assez facile. Je longe un ruisseau dans le sens de la descente mais dès qu’il y a une petite montée, je souffre. Il y a aussi des villages et je profite des commodités des mosquées pour des pauses techniques. Il me faut gérer la chaleur et je fais une longue pause entre midi et quatorze heures.

La vallée que j’ai descendue aujourd’hui

L’après-midi, cela va nettement mieux. Je n’ai rien dans le ventre mais j’avance avec la marche entrecoupée de longues pauses. J’utilise aussi la méthode Coué :
– Allons Jean-Marc, ne fais pas de comédie. Le chemin est bon, assez facile. Tu n’es quand même pas à l’agonie.
Et finalement, en optimisant la durée du jour, du lever au coucher du soleil, je vais beaucoup plus loin que je ne pensais ce matin. Cela me permettra demain, si je ne vais pas bien de faire une étape assez courte et rejoindre Kastamonu en transport en commun et si cela va, de faire l’étape normale.
Ce soir, je bivouaque au-dessus d’Emirköy. C’est direct au lit sans manger.

1er septembre : Au-dessus d’Emirköy – Kastamonu

J’ai très bien dormi, presque d’un seul trait. Mon estomac est vide et je déjeune frugalement pour le ménager. Je ne suis pas dans une forme olympique mais cela va mieux que hier. J’arrive à monter, en soufflant mais à un rythme correct. Contrairement à hier, j’ai mille deux cents mètres de dénivelés positifs jusqu’à Kastamonu. Avec 33 kilomètres, ce n’est pas une petite balade de récupération. Je les fais à l’énergie, sans beaucoup de plaisir mais je réussis à arriver à l’hôtel avant quinze heures. Cela me laisse du temps pour me reposer. Il n’y a finalement pas énormément de monuments à visiter à Kastamonu. Je ne fais donc pas de tourisme. Je reste dans ma chambre dans un beau caravansérail du XVè. Ce soir, j’ai l’impression d’être sur la route de la soie.

Nuit dans un caravansérail du XVè

Il faut quand même que je gère l’approvisionnement pour les cent vingt kilomètres jusqu’à Yörük Köyü. J’espère que la forme va revenir pour le faire en trois étapes avec deux nuits en bivouac. Ce soir, je vais essayer de dîner à peu près normalement. Je n’ai pratiquement rien mangé les deux derniers jours.

2 septembre : Kastamonu – Après Ağsar

Plusieurs éléments vont dans le sens de l’amélioration. J’ai pu dîner et prendre mon petit déjeuner donc la forme revient. La température commence à baisser et cela devrait être surtout le cas dans deux jours. Le parcours après Kastamonu est assez agréable, même la sortie de la ville par le fort et de vieux quartiers est jolie. Je marche sur de petites pistes forestières ; cela n’a pas toujours été le cas, certaines pistes étaient étonnement larges sans ombre. Là, le chemin, la température, un peu plus de verdure, la forme font que je retrouve du plaisir à marcher. Je traverse quelques villages avec des maisons ottomanes. La plupart du temps, elles sont abandonnées avec à côté une construction neuve sans charme. Certaines ont fait l’objet de rajouts de bric et de bric, toits de tôle, murs maçonnés… qui les enlaidissent. Rares sont celles comme à Kavakköy qui ont été rénovées avec goût.

Maison de village

Je pensais aller plus loin aujourd’hui. Mais je suis parti plus tard que d’habitude pour prendre le petit-déjeuner à l’hôtel et je me suis fait presque surprendre par la nuit. J’avais décidé de dîner assez tôt à Ağsar puis de marcher pendant une bonne heure ensuite mais la nuit commence à tomber un peu après dix neuf heures. Je m’installe au cœur d’une pinède. L’endroit est plutôt pas mal, isolé et tranquille. Mais demain, il va falloir que je ne perde pas cette heure du matin pour faire un peu plus de quatre-vingts kilomètres en deux jours.

3 septembre : Après Ağsar – Karakaya

Ce matin, je vois rapidement que mon allure est différente des derniers jours. Je marche à un bon rythme. Mes ennuis sont derrière moi. On dira ce que l’on voudra, que c’est bourratif, fade, lassant, mais rien de tel que la purée sardines pour bien replâtrer l’estomac. Je me permets même d’accepter l’invitation à boire le thé et à manger d’un habitant de Karandı. Ces derniers jours, je préférais prudemment éviter.
Démarrer plus tôt fait aussi la différence. Les kilomètres non parcourus aux premières heures de la journée ne se rattrapent plus. Hier, j’ai eu en plus des parties où le chemin n’était pas évident. J’ai parfois hésité, fait demi-tour. Aujourd’hui, ce sont de belles pistes souvent en forêt. Le rythme est beaucoup plus rapide. Je profite donc de ces conditions pour avancer.

Chemin dans la forêt

Arrivé à Karakaya, j’ai marché quarante cinq kilomètres avec 1400 mètres de dénivelés positifs. Je suis toujours en forme et décide de faire une longue pause pour me laver et dîner puis repartir marcher une bonne heure ensuite. Je pense que si la durée du jour avait été plus longue, j’aurais pu taquiner mes soixante et un kilomètres sur une étape de ma traversée des Balkans. Mais on me propose de dormir dans un local communautaire sous la mosquée. C’est confortable, j’ai l’électricité, les toilettes. Je préfère accepter plutôt que dormir sous la tente. Je gagnerai du temps demain matin sans avoir à la plier. En plus, les nuits sont maintenant assez humides et il faut en cours de journée faire sécher les affaires.
Content du retour de la forme et bien que l’on m’ait proposé à manger, je préfère fêter cela avec mon fameux couscous de la mer dont vous trouverez la recette et toutes mes petites astuces pour réussir ce plat savoureux dans le récit de ma traversée des Balkans lors de cette mémorable journée du 14 juin.
Après mon repas, on vient m’apporter du thé et des biscuits. Le muezzin appelle à la prière. Je suis plutôt pas mal.

4 septembre : Karakaya – Yörük Köyü

Quand à la sortie du village d’Oğulören, j’ai vu arriver la voiture des jandarmas, je n’ai pas été étonné. À Harmancık, cinq kilomètres avant, un Turc m’avait demandé mon passeport et les avait appelés. J’avais répondu que je ne montrais mon passeport qu’aux forces de l’ordre et que les gendarmes pourraient me trouver à Yörük Köyü. Ils m’ont trouvé avant sur le chemin. Est-ce que plusieurs patrouilles surveillaient toutes les routes entre les deux villages ? Comme à chaque fois, le contrôle s’est bien passé. Aujourd’hui, ils étaient particulièrement aimables.
Je n’arrive pas à m’expliquer cette dualité chez les Turcs. Presque à chaque fois, ils s’inquiètent de savoir si j’ai à manger, si j’ai besoin de quelque chose. Je ne compte plus les invitations reçues. Je pense qu’il y a une différence culturelle. Les Turcs sont très nationalistes. Le drapeau flotte à côté des maisons, sur les voitures… Le fait d’appeler les jandarmas est peut-être pour eux un devoir civique en cas de doute. Et des doutes, j’en suscite : je suis étranger, je suis seul, je n’ai pas de voiture, je me promène dans des lieux non touristiques où je suis probablement le premier à passer… Même si j’essaie de trouver des explications, même si les jandarmas sont cordiaux, je n’aime pas ces situations où tu es soupçonné d’être un malfrat ou un clandestin.
Contrairement à hier, le chemin était moins facile. Je devais passer d’ouest en est de vallon en vallon alors que la plupart des pistes étaient elles sur les hauteurs et orientées nord sud. Chaque descente puis remontée était assez sauvage, à travers bois. Une des montées était plus technique, raide avec des rochers qu’il fallait escalader. À chaque fois que j’étais dans ces passages plus difficiles ou au milieu de la végétation, la pluie se mettait à tomber.

Yörük Köyü

Je suis arrivé plus tard que je ne le pensais à Yörük Köyü. C’est un village un petit peu touristique avec de belles maisons ottomanes mais le seul hôtel sur place était exceptionnellement fermé aujourd’hui. Je dors ce soir à Safranbolu et je retournerai demain matin à Yörük Köyü pour faire cette partie à pied.

5 septembre : Yörük Köyü – Avant Bulak Mencilis Mağarası

Si je regarde la progression de la journée sur la trace de ma marche, le bilan est maigre avec vingt kilomètres. J’en ai en fait parcouru beaucoup plus et la journée a été bien remplie. Je l’ai commencée en réservant mon retour en France le 20 septembre. Puis en attendant l’heure du petit-déjeuner, je suis allé me promener dans Safranbolu pour prendre quelques photos avec la lumière du matin. Après le petit-déjeuner, je suis retourné en taxi à Yörük Köyü où j’ai repris ma marche là où je m’étais arrêté hier. J’ai un peu tâtonné et dû faire demi-tour pour trouver mon chemin. J’avais fait ma trace avec des vues satellites. Mais je suis dans une région calcaire avec de profonds et étroits canyons. Là où j’avais prévu de traverser, il y en avait un infranchissable. Mais finalement, j’ai trouvé ce qui devait être l’ancien chemin reliant Yörük Köyü à Safranbolu. Il était très agréable. Pavé par endroits, il descendait dans le canyon, franchissait un vieux pont à un endroit où la rivière coulait au milieu d’une belle forêt.
Arrivé à Safranbolu, j’ai visité la ville plus en détail. Elle est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO : « Du XIIIe siècle à l’apparition du chemin de fer au début du XXe siècle, Safranbolu a été un poste caravanier important sur la principale route commerciale entre l’Orient et l’Occident. Sa Vieille Mosquée, ses bains, et la medersa de Shleyman Pacha ont été construits en 1322. À son apogée au XVIIe siècle, son architecture a influencé le développement urbain d’une grande partie de l’Empire ottoman« . Outre le commerce, le safran était récolté dans la région d’où le nom de la ville. Donc difficile de ne pas consacrer un peu de temps en visitant des maisons ottomanes, mosquées, ancien caravansérail… La ville est très touristique. Elle le mérite. C’est très beau et sorti du centre historique, c’est très agréable de se promener au hasard de ruelles paisibles.

Safranbolu

Passée la partie culturelle de la journée, il a fallu gérer la suite de ma marche. J’ai contacté les hébergements pour ce soir et demain. Cela n’est pas si simple. D’abord parce que la communication se fait en turc et comme celui de demain était justement fermé pour cette journée, j’ai dû chercher une autre solution. Je me suis aussi occupé du ravitaillement. La prochaine localité importante sera Akçakoca au bord de la mer Noire dans plus de deux cents kilomètres. J’ai d’ici là deux nuits en bivouac et les repas de midi à prévoir. Enfin, je suis allé chez le barbier. C’est un jeune de quinze ans qui tenait le rasoir. J’étais un peu tendu mais il s’en est très bien sorti.
La journée n’était pas terminée. J’étais encore à Safranbolu et je souhaitais m’avancer pour demain en allant sept kilomètres plus loin, un peu en hauteur où j’avais réservé ma nuit. J’ai donc terminé mon étape et pu me reposer après une journée bien remplie.

6 septembre : Avant Bulak Mencilis Mağarası – Au-dessus d’Incebacaklar

Ça y est ! Je l’ai vu celui dont tous les Turcs me parlent depuis mon arrivée dans le pays. Ayı, un des premiers mots que j’ai appris. À peine passé la frontière, j’ai été prévenu. C’est dangereux, il rode dans les forêts aux alentours. Je peux maintenant confirmer : il y a un ours en Turquie. C’est ce matin, au détour de la piste forestière que je l’ai vu ; il était en bordure de cette piste. Le fameux ours turc est un jeune, pas très grand, pas très impressionnant. Il a bien sûr eu plus peur de moi que moi de lui et il s’est enfui dans la forêt. Personne ne m’avait prévenu du danger de s’aventurer là. La forêt de Yenice occupe une vaste zone. C’est sauvage, il y a peu de villages et elle constitue un bon habitat pour l’ours. Elle abrite également une riche flore avec de nombreuses espèces endémiques. Les deux prochains jours, je vais marcher en permanence dans cette forêt à priori sans aucune habitation sur soixante kilomètres et demain soir, je devrais bivouaquer au milieu.
J’ai bien cru en fin de journée ne pas assurer la continuité de mon tracé pédestre. Cela me tient à cœur. Depuis mon entrée en Turquie, je suis presque quotidiennement prévenu que ce que j’ai prévu n’est pas possible ou trop dangereux.

Şeker Canyon

Souvent, ce sont les ours, parfois les loups ou les serpents. Le chemin prévu n’existe pas, il est trop difficile…Les raisons évoquées sont multiples pour me faire renoncer. Cette fois au Şeker Canyon, cela me paraissait plausible. Il y a trois mois, des inondations ont détruit la route qui passait par cette étroite gorge. On me confirme que ni les voitures bien sûr, ni les piétons ne peuvent passer. Tout a été emporté par la rivière. Compte tenu de la configuration du lieu avec des falaises verticales et un torrent au fond, je ne vois pas d’autres solutions. Je laisse mon sac à dos et décide d’aller voir ce site touristique jusqu’à l’endroit où la route est coupée, un kilomètre plus loin. Certes, l’inondation a fait des dégâts mais au bout du kilomètre, le seul obstacle est un arbre qui barre la route. J’en suis quitte pour un aller-retour pour récupérer mon sac mais le plus important, c’est que la continuité de mon chemin est maintenue.

7 septembre : Au-dessus d’Incebacaklar – Dorukhan (bouche nord du tunnel)

Quand j’attaque une étape comme celle-ci, toute la journée en forêt, je suis toujours un peu stressé. Pas par l’ours (ce matin plusieurs fois encore, des Turcs me rappellent qu’ils foisonnent ici) mais par la crainte de ne pas pouvoir passer. J’ai le souvenir du temps passé sur l’ordinateur à rechercher un chemin. La difficulté était de relier le fond de vallée et les hauteurs. J’avais supposé que cela pouvait se faire et avait rajouté des points à ma trace en essayant de deviner ou d’imaginer une piste. De Güney au fond de la vallée, il y a vingt cinq kilomètres et je n’ose imaginer avoir à faire demi-tour.
Le début est une vaste piste assez fréquentée par les forestiers qui montent travailler. Il y a même quelques tunnels dans les passages encaissés. Au fur et à mesure que je remonte la vallée et laisse des vallons adjacents, le chemin se fait de plus en plus sauvage. Les derniers kilomètres sont sur une vieille piste abandonnée en partie détruite par les inondations. Cela renforce mon inquiétude. Je marche d’un bon pas pour arriver au point clé en espérant être rassuré. Effectivement au fond du vallon, une piste le quitte pour monter vers les hauteurs. C’est bon pour aujourd’hui et je peux continuer serein.

C’est sûr, je suis chez eux

Pour les ours, tous les messages d’alertes m’inquiètent surtout pour la nuit. C’est sûr, il y en a dans la forêt. Je vois des traces de pas et des selles qui sans être spécialiste, ont tout à fait l’air d’être ursines. Je vise donc pour dormir un lieu un peu protégé. Un abri pour les forestiers ferait l’affaire mais je n’en trouve pas. Je poursuis jusqu’à l’entrée nord d’un tunnel. Il y a un restaurant. Je peux faire un bon repas et l’on me permet de monter la tente à côté. Ce soir, je dors à moins de cent kilomètres de la Mer Noire.

8 septembre : Dorukhan (bouche nord du tunnel) – Yayla après Yeşilöz

Le propriétaire du restaurant m’a autorisé à m’installer dans un salon après la fermeture. Comme en Arménie et en Géorgie, il y a souvent dans les restaurants des salles fermées pour accueillir les familles ou les groupes. Ils peuvent manger, festoyer en toute tranquillité. Vers vingt trois heures, j’ai plié la tente et je me suis installé plus confortablement au sec et à l’abri du froid et j’ai bien dormi sur le canapé du salon.
Ce chemin me fait un peu penser au GR7 dans le Haut-Languedoc avec deux versants très contrastés. Ce matin, au nord, il faisait froid au démarrage. Je poursuis sur des pistes dans des forêts essentiellement de feuillus. Passé versant sud, le paysage a des aspects méditerranéen avec pinèdes et végétation plus sèche. Puis je rebascule sur un versant plus humide. L’étape est finalement agréable, assez variée. Il y a en plus deux villages avec des épiceries. Cela me permet de faire de bonnes pauses et de compléter mon régime alimentaire avec plus de sucre.

19h20, il est temps de planter la tente

La journée se termine alors que la lune est levée. Je plante la tente. À 1200 mètres d’altitude la nuit risque d’être fraîche.

9 septembre : Yayla après Yeşilöz – Kabalar Köyü

Je savourais ma dernière descente après tant de temps dans les montagnes. Demain, je serai au bord de la mer Noire. Comme pratiquement tout le reste de la journée et des trois derniers jours, j’étais au cœur de la forêt. C’est là que j’ai entendu des cris non identifiés. Je me suis retourné, un petit ourson est sorti de la forêt et a traversé la piste suivi d’un tout jeune ours. En poussant des cris rauques, graves, iI s’est mis à courir vers moi le jeune inconscient (lui l’ours, moi je suis vieux). Je suis Pyrénéen et ce n’est pas un petit comme toi qui va m’impressionner. J’ai sorti l’appareil photo pour immortaliser cette rencontre. Décontenancé, il a fait demi-tour et est parti aussi vite qu’il venait vers moi. Il aura fallu finalement attendre cette dernière journée dans les montagnes turques pour avoir une réelle rencontre avec l’ours. Il y a trois jours, c’était furtif. Là, j’ai eu le temps d’avoir quelques frissons. Le premier jour de ma marche, des chasseurs arméniens me tiraient dessus prenant ma tente pour un ours. Le dernier jour dans les montagnes, un ours m’attaque me prenant pour un chasseur menaçant. Entre les deux, c’était assez tranquille.

Il court vers moi, l’inconscient !

Je termine sur ces émotions ma marche dans les montagnes turques. Dans mon introduction, j’évoquais mes craintes concernant la Turquie. Il y avait les chiens kangals. Finalement, j’ai rarement eu à faire face à des chiens très agressifs, pas plus qu’en Arménie ou en Géorgie et plutôt moins souvent qu’en Albanie ou en Roumanie. J’avais des inquiétudes sur l’eau dans cette partie de l’Anatolie et je n’ai pas eu de difficultés. Les Turcs aiment les fontaines et c’est très agréable d’en trouver régulièrement le long du chemin. J’avais des craintes sur le climat soit très humide sous l’influence de la Mer Noire soit chaud plus au sud. J’ai eu certes certaines journées dans cette humide mer de nuages mais j’ai été plutôt gâté avec très peu de pluie. Pour la chaleur, les parties à basse altitude étaient pénibles mais la plupart du temps, j’étais au-dessus des mille mètres et c’était supportable. Enfin, sur un parcours aussi long imaginé à partir d’images satellites, je craignais les difficultés dans la végétation, les clôtures, les chemins qui n’existent pas. Je suis finalement très satisfait du résultat de mon travail sur ordinateur. À part quelques rares passages, j’ai pu marcher sans problème, plus facilement que sur d’autres de mes longues marches et sur les mille quatre cents kilomètres parcourus en Turquie, je n’ai eu que très peu de bitume.
Les chiens, l’eau, le chemin, le climat … ces craintes n’étaient pas fondées. J’avais oublié ma tête et c’est là que cela a été le plus difficile. Résultat de cette lassitude, j’ai marché. Depuis Mesudiye à la fin de la partie en haute altitude, quotidiennement, j’ai marché en moyenne trente-neuf kilomètres et 1300 mètres de dénivelés et cela pendant vingt-et-un jours consécutifs. Si je rajoute les kilomètres parcourus en aller-retour suite à des erreurs, ceux des visites, des déplacements pour les courses etc… j’ai dû faire un marathon quotidien pendant ces trois semaines.
Les paysages plus monotones justifiaient moins de s’abandonner à la contemplation. Je souhaitais avancer vite. Mais cette lassitude est aussi une conséquence de tous ces kilomètres quotidiens. Mes journées ressemblaient beaucoup à « Tu marches, tu marches, tu marches » du lever au coucher du soleil. Depuis mon départ de l’ouest de la Géorgie, le dix juillet, il y a deux mois, je n’ai pas pris un jour de repos. Le seul jour où je n’ai pas marché, le trente-et-un juillet, j’ai passé sept heures dans un minibus pour aller à Erzurum. Heureusement, l’hospitalité turque m’a beaucoup aidé. Ces rencontres autour d’une tasse de thé, l’hébergement qui améliorait le confort de la nuit, la nourriture … ont été très précieux pour m’aider à avancer.
Demain, une nouvelle partie débute avec des vacances au bord de la mer Noire.

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7 – Turquie (Mer Noire)

10 septembre : Kabalar Köyü – Akçakoca

Quand Xénophon et ses dix mille mercenaires aperçoivent enfin la mer Noire, ils s’écrient :
– Θάλαττα! Θάλαττα! (Thalassa ! Thalassa !) La mer! La mer!
Les yeux en larmes, heureux, ils s’embrassent. L’armée en retraite a traversé les hauts plateaux arméniens puis les Alpes Pontiques pour rejoindre Trabzon. J’ai croisé leur route quelque part entre le massif du Kaçkar et Gümüşhane. Moi, c’est beaucoup plus à l’ouest que je rejoins enfin la Mer Noire.

Vacances au bord de la Mer Noire

Deux millénaires et demi plus tard, l’émotion n’est pas la même mais je suis vraiment heureux d’ouvrir le dernier chapitre de ma longue marche. Ma semaine de vacances avant de rentrer en France commence. Il fait une température estivale. La plage est encore déserte à cette heure matinale. L’eau est délicieuse. C’est mon premier bain dans la Mer Noire. Je poursuis ensuite jusqu’à Akçakoca, une station balnéaire assez importante. Il y a encore du monde. Les petits Turcs ne reprennent l’école que la semaine prochaine. Ma chambre donne directement sur la plage. Je m’achète un maillot de bain. C’est parti pour ma marche sur le littoral de la Mer Noire.

11 septembre : Akçakoca – Karasu

C’est le début de l’après midi, je bois mon café turc à la terrasse d’un bar face à la mer. Cela requiert de laisser le temps passer et le marc se déposer. La radio diffuse la chanson Didou Nana. C’est la chanson traditionnelle mingrélienne (ouest de la Géorgie) interprétée par le chanteur laze Kâzım Koyuncu. En l’écoutant, deux mois de marche, de souvenirs et d’images défilent dans ma tête.
Hier soir, j’ai pu boire tranquillement une bière en regardant le soleil se coucher sur la Mer Noire. Ce matin après Akçakoca, j’ai marché sur des chemins au milieu des noisetiers, la culture prépondérante de la région. Puis j’ai retrouvé le bord de mer. Une petite crique entourée de falaises a été parfaite pour une première baignade. Après un passage un peu sauvage, c’est à nouveau le bord de mer, cette fois le long d’une très longue plage. Le sable en général est assez dense et ce n’est pas trop pénible. La température est idéale pour marcher avec une brise marine et pour bronzer après la baignade de l’après-midi. J’ai poursuivi à nouveau sur des chemins jusqu’à Karasu.

Melenağızı

Cette première journée complète le long de la Mer Noire a été parfaite avec peu de bitume et des pauses agréables. J’ai quand même bien avancé et j’ai une meilleure vision de la fin de ma longue marche. Normalement samedi prochain ou dimanche si je fais des étapes plus tranquilles, je serai à Istanbul.

12 septembre : Karasu – Tuzağı

Je termine ma centième journée de marche. Sur mon tableau, à Tuzağı, je suis exactement à 3000 kilomètres parcourus depuis Agarak à la frontière iranienne. C’est assez cohérent avec ma moyenne quotidienne sur mes longues marches qui tourne autour de trente kilomètres par jour.
Cette centième était un peu particulière. Après tant d’étapes à monter, descendre, à cumuler 1350 mètres de dénivelés positifs par jour, cent trente cinq kilomètres au total, j’ai fait 0 mètre aujourd’hui. Cela sera la seule journée ainsi. La côte à partir de maintenant est plus découpée. Là j’ai marché trente-cinq kilomètres tout droit, tout plat au niveau de la mer. Entre Yeni et Tuzağı, il y a vingt-cinq kilomètres de plage déserte. À la fois pour être un peu à l’abri du vent et des averses et pour rompre la monotonie, j’ai parfois quitté le bord de mer pour des chemins en retrait. Il pleuvait, le vent soufflait, abrité sous mon parapluie, j’ai marché sans penser à autre chose qu’avancer. Je suis à moins de cent cinquante kilomètres d’Istanbul.

Tuzağı, au bout de la longue plage

13 septembre : Tuzağı – Seyrek

Neal Ascherson écrit dans Chroniques de la Mer Noire « Ces terres appartenaient à toutes les populations et à aucune. Les côtes de la mer Noire sont comme l’ultime moraine d’un glacier : elles recueillent depuis plus de quatre mille an les résidus des migrations et des invasions humaines« . Et sur cette partie de la côte, dans l’antique Bithynie, il y avait les Grecs. Akçakoca est l’ancienne Dióspolis. Kerpe où je suis passé aujourd’hui est le Calpe que décrit Xenophon «C’est une pointe qui s’avance dans la mer : le côté tourné vers la pleine mer est un rocher à pic, très élevé…Le port est sous le rocher même, le rivage tourné vers le couchant». Les Grecs ont vécu ici puis les Turcs sont arrivés. Hier à Yeni, j’ai traversé le fleuve Sakarya, l’antique Sangarios. C’est plus en amont, à Söyüt qu’Ertuğrul s’est établi au XIIIè siècle. De là, son fils, Osman poussa son expansion et donna naissance à l’Empire Ottoman.

Sur la côte de la Mer Noire

Après la journée droite et plate d’hier, j’ai eu une étape plus agréable et variée dans cette antique Bithynie. Ce matin, j’ai trouvé du balisage rouge et blanc, un chemin le long de la côte, un temps qui alternait petit grain et soleil. J’aurais croisé une femme avec une coiffe bigoudène, je n’aurais pas été surpris. J’ai traversé plusieurs petites stations balnéaires, ce qui m’a permis de faire des pauses. Et ce soir, j’ai ressorti la tente au camping de Seyrek. C’est sûrement la dernière fois de la saison. Le compte à rebours est lancé.

14 septembre : Seyrek – Ağva

Avec cette dernière partie en bord de mer Noire, courte et très différente du reste de mon parcours, je maintiens la flamme. Les journées passent vite et je me rapproche tout en douceur du terme de ma marche, presque sans m’en rendre compte. Je n’ai pas le temps de m’ennuyer notamment aujourd’hui avec la beauté des paysages et les difficultés du chemin. Cette partie de la côte de la Mer Noire est très sauvage avec des falaises, des petites plages désertes.

Côte sauvage de la Mer Noire

Le chemin est magnifique si l’on fait abstraction des détritus rejetés par la mer ou laissés par les touristes et il serait encore mieux s’il existait. Ce matin, j’étais assez confiant. J’avais récupéré une trace GPS du Zambak Yolu et même téléchargé une application dédiée. Mais comme souvent, la réalité sur le terrain est bien différente. À un moment, des bonnes volontés ont dû permettre de créer un chemin. Des fonds ont été alloués. Puis le chemin faute de marcheurs a commencé à disparaître dans la végétation. Et comme finalement, il était peu fréquenté, il n’a plus été entretenu. J’ai l’habitude de marcher sur des sentiers difficiles. Aujourd’hui, plusieurs fois, j’ai dû faire demi-tour. J’ai même renoncé à essayer de terminer l’étape en le suivant. J’ai rejoint Ağva par une large, rectiligne et ennuyeuse piste qui suit une conduite enterrée. Cela m’a permis de terminer plus rapidement et de profiter de la fin d’après-midi à la plage. Après tout, je suis en vacances et je ne vais pas passer ma journée à marcher du lever au coucher du soleil.
À Ağva, j’ai changé de province. Je suis dans celle d’Istanbul, la vingt-deuxième et dernière de mon itinéraire turc.

15 septembre : Ağva – Şile

La proximité de la mégalopole stambouliote commence à se sentir. L’urbanisation se densifie. Il y a de belles villas cossues, des zones résidentielles clôturées, des restaurants de plage avec de la musique branchée. Les prix ont tendance à être plus élevés. J’entends des touristes parler russe, allemand et dans les commerces, le vendeur me répond en anglais. À Şile, je suis sur le territoire de la métropole d’Istanbul.
Je ne suis plus très loin du but. J’avance sans faire des étapes particulièrement longues mais mes journées sont bien occupées. Le chemin est plus difficile que dans le reste de la Turquie. La végétation ne permet pas de passer un peu n’importe où. Dès que le chemin se perd, les ronces et une végétation dense interdisent le passage. Je dois à plusieurs reprises faire demi-tour. En fin de journée, c’est une clôture qui m’oblige à un long détour. C’est celle d’un terrain militaire qui occupe un vaste espace allant de la mer, la plage jusqu’aux collines derrière. J’évite de franchir ce genre de clôture surtout ici en Turquie. Plus réjouissant, il y a les arrêts baignades. Un en fin de matinée quand il commence à faire chaud et un en fin de journée quant le soleil est moins fort. La plage ce matin était superbe et je comprends les stambouliotes qui viennent ici. La mer Noire rivalise largement avec la Méditerranée pour la beauté de son littoral. Le climat doit en plus être plus agréable avec moins de fortes chaleurs.

Belle plage pour la baignade matinale

Parti au lever du soleil, je suis à Şile alors qu’il se couche. Je prolonge un peu au-delà pour équilibrer l’étape du jour et celle de demain. Elle devrait être assez longue. J’espère que je n’aurai pas trop de difficultés avec le chemin pour arriver tranquillement à Riva pour ma dernière nuit sur le chemin.

16 septembre : Şile – Riva

J’ai toujours un peu de mal à réaliser que demain, c’est terminé. Je profite de ces journées estivales avec une nouvelle belle étape sur le bord de la Mer Noire. C’est agréable et aujourd’hui le chemin est finalement assez facile.

Toujours la belle côte de la Mer Noire

Mais arrive le moment de mettre le mot « Fin » à ma longue marche. Il ne me reste que vingt-et-un kilomètres jusqu’à Anadolu Kavağı, terminus des ferries qui font la navette sur le Bosphore. Après plus de trois millions de pas depuis Agarak, je n’aurai qu’à me laisser porter par le bateau pour arriver à Istanbul. Je pourrai alors ranger une partie du matériel, réparer ce qui doit l’être et en jeter une partie. Ce sera le cas de mes chaussures qui depuis Artvin ont traversé presque toute la Turquie. Les vêtements que je porte tous les jours depuis quatre mois sont aussi bons pour le rebut. Mon bâton arménien restera à Istanbul. C’est la première fois que je marche avec le même depuis le départ. C’est mon fidèle compagnon et il m’a évité quelques chutes sans en empêcher certaines. Il était là pour les passages difficiles, les traversées de torrents. Dans les montées et il y en eu…, il m’aidait. Dans les descentes, c’était un support fiable. Très long au départ, il a perdu plusieurs centimètres. Je vais l’abandonner et peut-être qu’un Turc s’appuiera sur un bâton arménien pour avancer. C’est anecdotique mais je ne peux m’empêcher de penser à l’Arménie attaquée ces jours-ci par l’Azerbaïdjan avec le soutien de la Turquie.
Difficile de penser que demain, c’est terminé mais pourtant c’est bien le pont sur le Bosphore que je vois ce soir depuis Riva.

17 septembre : Riva – Anadolu Kavağı – İstanbul

«Et enfin revenir
À tes pieds, les souvenirs
De chemins inconnus
Que nul n’a parcourus.
»
Yéghiché Tcharents

Le bateau file sur le Bosphore. Je peux souffler pour terminer par les kilomètres les plus faciles de ma longue marche 2022. Cette dernière journée n’a pas été si tranquille que cela. Je n’ai pas pu prendre le chemin prévu. Tout le bord de mer à l’ouest de Riva est une zone militaire inaccessible. L’endroit où le Bosphore rejoint la mer Noire est éminemment stratégique. J’ai d’abord marché le long d’une route principale puis j’ai coupé dans les bois avec plusieurs passages dans les ronces. Je voulais prendre le ferry de quatorze heures trente et j’ai terminé au pas de course.
C’est sur le bateau que la tension retombe. Je commence à réaliser que c’est fini. Ce n’est pas de l’euphorie mais de la sérénité, de la fierté et aussi de la fatigue.
À mes pieds, les souvenirs
De chemins inconnus
Que nul n’a parcourus.

Quand j’ai commencé à tracer mon chemin, particulièrement en Turquie, j’ai travaillé à partir d’une feuille blanche. À ma connaissance, personne n’a jamais traversé le pays en dehors des grands axes, presque intégralement sur des chemins, sentiers, pistes, prairies, rochers… Je suis peut-être le premier à le faire. Alors, il y a de la fierté. Oui, je l’ai fait. J’ai réussi.
Et enfin revenir…
Ce voyage a été long, long dans sa gestation, long dans sa réalisation. Il y a trois ans, en septembre 2019, je commençais à travailler mon parcours, à m’intéresser à l’histoire, la culture de ces pays, à suivre l’actualité, regarder des films et reportages, lire romans et livres sur ces pays, apprendre les langues. Long dans sa réalisation aussi. Cela fait presque quatre mois que je suis parti. Cent cinq jours de marche, plus de deux mois sans jour de repos… J’ai eu aussi des moments difficiles. Le début en Arménie a été, pour des raisons que je ne m’explique pas, laborieux. Areni au centre du pays me paraissait un objectif lointain alors Istanbul… La traversée de la partie centrale de la Turquie a ensuite nécessité des ressources mentales pour continuer à avancer chaque jour vers l’ouest.
Ces difficultés seront oubliées et il restera le souvenir d’une longue marche extraordinairement riche. Riche en rencontres, jamais je n’ai autant partagé, été invité que cette année. Le grand père arménien d’Antarashat qui buvait l’oghi à 62° comme du petit lait, toutes ces invitations pour un café arménien, Giorgi qui en Khevsourétie, me redonne de l’énergie à coup de tchatcha géorgienne, danser le horon à Demirköy avec Fiko, Ibrahim, Maho dans les montagnes après Artvin, les innombrables invitations pour un thé, pour manger, pour dormir en Turquie… il me faudra relire tranquillement le récit de mon voyage pour me remémorer tous ces moments tant ils ont été nombreux.
J’ai aussi découvert la culture et l’histoire de ces pays. Je ne regrette pas le temps passé à me documenter tant elle est riche, intéressante et aussi parfois dure, tragique. Cette longue marche me laissera aussi le souvenir de paysages superbes : l’Arménie au début de l’été, verte, avec ses volcans enneigés, les spectaculaires montagnes du Caucase géorgien, les sauvages Alpes Pontiques et la côte de la Mer Noire…
Le ferry arrive à la Corne d’Or. C’est l’heure de l’Asr et les appels à la prière se répandent de minarets en minarets. Je suis à Istanbul. Cette fois, c’est terminé.

«L’horizon qu’on voyait chaque matin devant
Ne l’a-t-on pas vu chaque soir derrière?
Que d’étoiles ont filé devant nous
Frôlant les eaux.
Chaque aurore n’était-elle pas le reflet
De notre grande nostalgie?
On y va malgré tout, n’est ce pas, on y va.
»
Nâzım Hikmet. Le voyage


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