Le récit du TransIberian Trail, la traversée à pied d’est en ouest de la péninsule ibérique. Un peu plus de 2000km (dont un tiers en bord de mer), 70000m de dénivelés de Minorque à Lisbonne avec la traversée des 4 îles des Baléares puis les Cordillères Ibérique et Centrale et terminer par le centre du Portugal via la Serra da Estrela puis la côte atlantique jusqu’à l’embouchure du Tage.
Sommaire
1 – Les Baléares
2 – La Cordillère Ibérique
3 – La Cordillère Centrale
4 – Le Portugal d’Est en Ouest
Toutes les photos et où je suis
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Introduction
Le TransIberian Trail n’est pas un train mais bien un trail, un chemin de randonnée. Il ne s’agit pas non plus de la lointaine Sibérie mais de l’Ibérie. TransIberian Trail, un (mauvais ?) jeu de mots mais finalement pas si anodin que cela. Ce chemin que j’ai imaginé, traverse d’est en ouest des régions parmi les plus méconnues, sauvages et dépeuplées d’Europe par les montagnes du centre de la péninsule ibérique, des massifs aux hivers rigoureux et aux étés chauds. Voilà pour les similitudes avec la Sibérie.
Ce projet ne s’est pas dessiné spontanément. L’année 2024 se présentait plutôt avec au printemps, un chemin de paix reliant Israël et la Palestine et en milieu d’année le Tadjikistan. Je suis finalement revenu à quelque chose de plus classique.
Quand je regardais la carte de mes marches en Europe, j’avais déjà parcouru à peu près tous les massifs du sud du continent : Alpes, Carpates, les massifs de Bulgarie avec les Rhodopes, le Pirin, le Rila et la chaîne des Balkans, les Alpes Dinariques et leur prolongement jusqu’au sud de la Grèce (Pinde puis Péloponnèse), les Apennins, les Pyrénées, Vosges, Jura, Massif Central et l’année dernière les Monts Cantabriques.
Tous sauf ces mystérieuses montagnes du centre de la péninsule ibérique. Elles sont si mystérieuses que leur dénomination est presque inconnue. Qui a déjà entendu parler de la traversée à pied du Système Ibérique ? Rien que leur nom n’est pas vendeur. Cela évoque un machin compliqué et en aucun cas un terrain de randonnée. Plus loin à l’ouest, le Système Ibérique se prolonge par le Système Central. Toujours aussi peu vendeur. Je préfère le nom parfois aussi utilisé de Cordillère (ou Monts) Ibérique(s) et Cordillère Centrale.
Des régions méconnues, sans chemins existants où tout reste à découvrir. Un espace presque vierge à défricher. Il n’en fallait pas plus pour me motiver. Je tenais mon projet avec la traversée intégrale des Systèmes Ibérique et Central.
Pour agrémenter et rallonger un peu l’ensemble, j’ai décidé de commencer à l’extrême est de l’Espagne dans l’île de Minorque avant de traverser les trois autres îles des Baléares, Majorque, Ibiza et Formentera. Cet archipel n’est qu’un prolongement des massifs du centre de la péninsule. Avec la Corse, la Sardaigne, la Sicile, Crète et Chypre, cela me permettra de compléter mes marches dans les îles méditerranéennes.
Après une traversée en bateau jusqu’à Valence, j’entamerai la partie continentale de cette marche. À l’ouest, je poursuivrai au Portugal jusqu’au Cabo da Roca, le point le plus occidental de l’Europe. Là aussi, c’est une des extrémités du continent que je ne connais pas. Je terminerai à l’embouchure du Tage, le fleuve le plus long de la péninsule que j’aurai suivi de loin depuis sa source. Aux portes de Lisbonne, j’aurai traversé toute la péninsule ibérique d’est en ouest.
Le départ est prévu le premier mai et mi-juillet après deux mois et demi de marche, j’aurai marché deux mille kilomètres dont un tiers en bord de mer.
Il ne me restait plus qu’à trouver quelque chose de plus accrocheur que la traversée des Systèmes Ibérique et Central. C’est ainsi que mon TransIberian Trail est né.
1 – Les Baléares
1er mai : Maó (Port Mahón) – Cala en Porter
Lentement. Le plus difficile à intégrer pour moi dans les longues marches, ce n’est pas l’aspect physique, c’est de rentrer dans le lent rythme de la marche. Ne pas vouloir arriver avant d’être parti, Lisbonne est encore loin…
Ce matin, alors que je démarre de la corniche qui domine le port de Mahón, je me force : ne pas partir tambour battant, aller d’un pas rapide vers le départ de mon chemin, au contraire profiter, ralentir, musarder un peu dans les rues de la vieille ville de Mahón avec ses clochers, ses maisons avec des « boínder » (bow window, héritage linguistique et architectural d’un siècle de domination britannique). Observer tous ces détails qui bordent le chemin, fleurs, insectes, vieux portails de bois. Sentir les odeurs de maquis, de la campagne humide qui se réveille après les pluies de la veille, le parfum vanillé et de fleur d’oranger des haies de pittospores du Japon. Écouter les chants des oiseaux, le bruit du vent et des vagues.
À la sortie de la ville, je fais un premier arrêt au talayot de Trepucó. C’est le premier site préhistorique de Minorque sur mon chemin et c’est un des plus significatifs de l’île. Les sites talayotiques datent de 2300 ans av.J.C. jusqu’à l’arrivée des Romains et ils ont été classés au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2023. L’organisation mondiale souligne leur architecture cyclopéenne.
Les talayots (structures coniques) ressemblent aux nuraghi de Sardaigne et ici aussi leur fonction (logement, lieu rituel, funéraires, dépôts…) reste mystérieuse. Les taulas (tables cyclopéennes) utilisées pour des rituels religieux, les navetas (en forme de bateau renversé) sont elles uniques au monde. La taula de Trepucó est assez impressionnante. La pierre dressée pèse 10 tonnes.
Tout le long du chemin de cette première étape, je passe devant plusieurs sites préhistoriques. 1500 ont été répertoriés à Minorque. Vu la taille de l’île, c’est une densité assez exceptionnelle.

Pour réfréner mon envie d’aller vite, le passage par le bord de mer est idéal. C’est une invitation à la paresse et à Binibèquer, je ne résiste pas à l’envie d’une première baignade. Il fait bon, l’eau est encore un peu fraîche, c’est vivifiant.
Sur la côte sud, le GR223 Camí de Cavalls va être mon fil conducteur pour la traversée de l’île mais je le laisse parfois pour rester au plus près de la mer. La côte est belle avec quelques calanques, des petites plages, des portions en haut des falaises et la traversée de petites stations balnéaires à l’architecture qui s’intègre assez bien au paysage. Il fait beau. La température est idéale pour marcher. Cette première étape me permet de lancer idéalement mon TransIberian Trail.
2 mai : Cala en Porter – Cala Galdana
Minorque est surnommée « l’île du vent ». Assez plate (le point culminant est à 362 mètres d’altitude), elle est exposée aux vents notamment du nord, la Tramuntana, froide et souvent violente, le Migjorn du sud venant d’Afrique. Pour se protéger, les habitants ont monté tous ces murs de pierre sèche qui bordent le chemin.
Aujourd’hui, c’est vent d’ouest, le Ponant, avec des rafales annoncées à 60 kilomètres heure. C’est donc face au vent que je marche sur la plage de Son Bou, la plus longue de l’île. La mer est agitée. La température plus fraîche qu’hier. J’ai déjà en ligne de mire Majorque et son relief plus marqué.
Je suis assez fidèlement le Camí de Cavalls. Je croise beaucoup de promeneurs et quelques randonneurs. Sur cette première partie, le paysage est moins spectaculaire qu’hier. Quelques grands immeubles jurent dans le paysage préservé de Minorque.

Puis après Sant Tomàs, la côte redevient sauvage. Le sentier est plus abrité. Je marche dans la pinède et fais une bonne pause sur la plage de Cala Trebalúger avant de poursuivre jusqu’à la station balnéaire de Cala Galdana. J’ai terminé le programme de la journée. Après un long arrêt au bar, en fin de journée, il me reste à avancer un peu pour trouver un endroit pour la nuit.
3 mai : Cala Galdana – Ciutadella
C’est en haut d’une falaise mais suffisamment abrité que j’ai planté la tente. L’endroit était isolé et discret ; les règles pour le camping sauvage sont rigoureuses dans les Baléares. Il est pratiquement impossible de respecter l’ensemble des critères requis. Le vent s’est calmé et après une bonne nuit, je poursuis sur la côte sud, toujours sauvage, avec de belles criques. L’eau est transparente, turquoise.

Au phare d’Ardrutx, je mets le cap vers le nord jusqu’à Ciutadella. C’était la capitale de l’île avant que les Anglais n’optent pour Mahón. L’évêché est resté à Ciutadella et autour de la cathédrale, la vieille ville a gardé un air très espagnol et méditerranéen. Je ne fais qu’un tour très rapide avant de retourner au port pour prendre le bateau pour Alcúdia sur l’île de Majorque.
J’ai déjà terminé la première séquence de mon TransIberian Trail avec mes trois jours de marche pour traverser Minorque d’est en ouest, de Mahón à Ciutadella. C’était un démarrage idéal avec des étapes raisonnables mais suffisamment longues pour commencer à rentrer dans le rythme des deux mois et demi à venir. Le temps était magnifique pour marcher et ce chemin sur la côte sud de Minorque est assez éloigné de l’image que l’on peut avoir des Baléares. La côte est superbe, sauvage. Le tourisme ne s’est développé que tardivement à Minorque. Cela a permis d’éviter l’urbanisme anarchique des années franquistes. Franco aurait voulu punir l’île pour sa résistance à l’avancée des nationalistes pendant la guerre civile. Dès l’automne 1936, ils avaient conquis les trois autres îles et ils durent attendre le début de l’année 1939 pour en faire de même avec Minorque. Franco aurait alors réservé les investissements et projets de développement à Majorque et Ibiza. Tant mieux pour Minorque ! Ses milieux naturels variés, sa nature préservée, son espace rural typique méditerranéen avec près de 200 plantes et 26 espèces endémiques ont valu à l’île d’être classée en 1993, réserve de la biosphère de l’UNESCO.
Après un démarrage plutôt maritime, la suite sur Majorque va être plus en hauteur, avec du dénivelé. Dès demain, je vais passer à plus de 1000 mètres d’altitude.
4 mai : Port d’Alcúdia – Lluc
Les soirées se suivent et ne se ressemblent pas. Je suis passé d’une nuit tranquille et solitaire en haut d’une falaise plongeant dans la mer à l’animation de Port d’Alcúdia, station balnéaire majorquine. Les bars et restaurants se succèdent le long de la promenade maritime et dans les rues avoisinantes. Il y a beaucoup de monde, de la musique (forte), du bruit. Le serveur s’adresse à moi en allemand. Majorque est parfois surnommée le 17ème Land tant les touristes et résidents allemands y sont nombreux.
Après le GR223 – Camí de Cavalls (Chemin des chevaux) à Minorque, le GR221 – Ruta de Pedra en sec (Route de pierre sèche) m’a servi de fil conducteur à Majorque. Ce sentier traverse toute la Serra de Tramuntana pratiquement toujours en hauteur sans passer par le littoral rocheux et escarpé. Comme d’habitude, j’ai pris quelques libertés par rapport au tracé officiel.
C’est le cas pour cette première journée. J’ai d’abord dû rejoindre Pollença et ensuite, j’ai choisi de passer par deux petits sommets alors que le GR reste plus bas et un moment le long d’une route.
Il m’aura fallu marcher 20 kilomètres pratiquement que sur du bitume (heureusement des petites routes) avant de retrouver des sentiers. Ensuite, je retrouve mon milieu naturel et mes habitudes. Il faut grimper sur un bon sentier, franchir quelques clôtures (niveau de difficulté 0) avant d’arriver au Puig Tomir, à 1104 mètres d’altitude. La vue est belle et embrasse presque toute l’île. Ce sera mon passage le plus haut dans les Baléares. Je n’ai pas prévu de passer par le Puig Major, le point culminant de l’archipel à 1436 mètres d’altitude. Il y a une dizaine de jours, il était prévu de la neige au sommet. Ce n’est pas le cas ces jours-ci. Il fait presque chaud quand je monte exposé au soleil et sans vent.

La descente du Puig Tomir est assez raide par endroits avec des courts passages avec chaînes et échelons. Puis je rejoins le GR221 – Ruta de Pedra en sec. C’est un chemin très populaire avec un certain nombre de refuges pour les étapes. Celui de Son Amer est grand, très confortable. Il y a du monde. Ambiance randonnée pour ce soir.
5 mai : Lluc – Refugi de Muleta
La Serra de Tramuntana est une destination prisée des randonneurs. Elle semble l’être tout autant des cyclistes. Dès que je suis sur une route, c’est un ballet continu de vélo. Le cadre s’y prête bien. Il y a de nombreuses petites routes, suffisamment exigeantes pour le cyclotouriste et avec peu de circulation automobile. La météo est en général clémente et il y a de beaux panoramas sur les montagnes et la mer.
Les paysages de la Serra de Tramuntana sont inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO pour leur nature préservée mais aussi pour l’adaptation de l’homme à ce milieu pauvre en ressources et en eau. Les habitants ont façonné la montagne avec des terrasses et des réseaux d’irrigation. Je vais toute la journée en avoir de beaux exemples sur un parcours engagé et superbe.
J’ai à nouveau laissé le GR221. L’objectif est la descente du Torrent de Pareix jusqu’à la mer. C’est un parcours entre randonnée et canyoning. Le parcours est difficile avec des passages raides. Une corde ne serait pas superflue. Je descends prudemment. Il n’y a pas d’eau mais dans les parties raides, le rocher est glissant. Je préfère parfois descendre mon sac au bout d’une ficelle pour être moins encombré. Le parcours est superbe. Le canyon parfois se resserre. J’ai l’impression d’être dans un wadi jordanien.

Le Torrent de Pareix débouche à Sa Calobra, une magnifique petite anse. Le site est connu et les touristes y accède par un tunnel creusé dans la falaise. Il me reste encore pas mal de distance pour arriver au terme de l’étape. La moyenne kilométrique baisse drastiquement dans de telles conditions mais j’ai laissé beaucoup d’énergie dans la descente. Je fais une longue pause avec baignade avant de poursuivre.
La suite est plus facile par un sentier balisé mais avec quelques bonnes montées. Je passe une nouvelle belle baie, la Cala Tuent. Je refais une pause baignade avant d’attaquer la dernière partie. L’étape est longue et j’arrive épuisé au port de Sóller. C’est un endroit touristique et assez isolé du reste des Baléares par la Serra de Tramuntana. Les habitants se sont longtemps tournés vers la France pour les relations commerciales ou les migrations. Dans les années difficiles, une forte communauté a migré vers le sud-est de la France. Les allées et venues au fil du temps ont laissé de nombreux gallicismes dans le dialecte local comme carrota (en espagnol/catalan : zanahoria/pastanaga), cocalutxa (esp&cat : tos ferina), mallot (esp/cat : traje de baño/banyador), gara (esp/cat : estación/estació), lapí (esp/cat : conejo/conill), petit puà (esp/cat : guisante/pèsol), peixe (esp/cat : melocotón/préssec), valisa (esp&cat : maleta), retreta (esp/cat : pensión de jubilado/pensió de jubilació)…
Je préfère m’arrêter un bon moment pour récupérer. Je dîne puis j’attaque la montée vers le refuge de Muleta.
6 mai : Refugi de Muleta – Esporles
Le refuge de Muleta est situé dans un cadre superbe, sur un cap dominant la mer et le port de Sóller. Cela reste un refuge avec un grand dortoir où nous étions 28 hier soir, presque en totalité des Allemands. Fatigué, après la douche et la lessive, je me suis directement couché. J’ai bien récupéré malgré certains jeunes d’outre-Rhin qui avaient enchaîné bière sur bière.
Je démarre le premier et je pars en suivant les panneaux du GR221 avant de me rendre compte que j’avais initialement prévu un sentier plus proche de la mer. Tant pis, je poursuis sur la Ruta de Pedra en sec. C’est plus court et après la rude étape de la veille, ce n’est pas plus mal. De plus, le chemin envisagé est peut-être fermé. Je suis dans un secteur de propriétés privées. Il y a des clôtures, portails partout avec dans certains cas des caméras de surveillance. Hier malgré un chemin présent sur les cartes, j’ai dû rebrousser chemin.
Les terrasses soutenues par les murs de pierres sèches, les oliviers, la vue sur la Méditerranée et de très belles maisons, le cadre a de quoi séduire les touristes fortunés. Majorque cherche à développer ce tourisme haut de gamme et se débarrasser de l’image d’une destination bon marché pour jeunes Anglais ou Allemands à la recherche de vacances festives et alcoolisées.

Deià en est un exemple. Pablo Picasso, Anaïs Nin, de nombreux artistes et célébrités avaient et ont choisi le village comme lieu de villégiature ou de résidence. L’écrivain britannique Robert Graves est enterré ici. Belles villas patriciennes, hôtels de luxe, c’est une destination pour touristes fortunés. À 2,9€ l’expresso, la montée en gamme est en bonne voie…
Pourtant parmi les premiers touristes, certains n’ont pas fait la publicité de Majorque. C’est le cas de George Sand. Avec son amant, Frédéric Chopin, elle séjourne à Valldemossa de 1838 à 1839. Dans «Un hiver à Majorque», avec condescendance et une certaine mauvaise foi, elle reproche l’indolence, la négligence, la malhonnêteté, l’avidité de la population, les logements rustiques, les mauvais chemins et même l’huile d’olive rance qui empeste partout. Un journaliste majorquin répondra dans un journal local : « George Sand est la plus immorale des écrivains et Mme Dudevent la plus immonde des femmes.» Il est vrai que la société locale, très traditionnelle et catholique de l’époque, pouvait être choquée par la présence de l’écrivaine, séparée de son mari et en voyage avec ses deux enfants et son amant plus jeune de 6 ans.
Aujourd’hui George Sand et Frédéric Chopin sont un argument commercial pour attirer les touristes. Elle a aussi écrit : « Majorque est pour les peintres un des plus beaux pays de la terre et un des plus ignorés… Tout y est pittoresque, depuis la cabane du paysan, qui a conservé dans ses moindres constructions la tradition du style arabe, jusqu’à l’enfant drapé dans ses guenilles…». Quant à Chopin, il a composé ici son prélude n°15, dit de « la goutte d’eau ». Valldemossa grouille de touristes. Outre la chartreuse où le célèbre couple a séjourné et où la cellule qu’ils occupaient, se visite, il y a un musée George Sand et Frédéric Chopin.
Cette foule n’est pas du goût de tout le monde. Avant d’arriver à Valldemossa, je passe par un sentier marqué sur la carte, assez fréquenté mais qui passe par un terrain privé. À la sortie, un gardien contrôle l’accès. Il me dit que les Majorquins en ont marre de ce tourisme de masse. Il est impossible pour eux de vivre ici.
– En deux générations, l’île de Majorque s’est perdue et il conclut par un « adeu » en catalan.
Il est vrai qu’ici entendre du catalan ou du castillan est presque rare. On s’adresse à moi en anglais et sur les chemins ou dans les villages, on entend de l’anglais, de l’allemand, du français, de l’italien et finalement peu les langues locales. Je suis donc content de terminer ma journée à Esporles. C’est un village moins touristique, plus calme. Il y a des bars qui ressemblent à des bars espagnols. Dans la rue, j’entends parler castillan et catalan. Je vais pouvoir passer une soirée plus couleur locale.
7 mai : Esporles – La Trapa
Je démarre tôt pour une longue étape. Le chemin en balcon au-dessus de la Méditerranée est beau mais comme hier, il y a des propriétés privées partout. Le GR est bordé de clôtures et de multiples panneaux rappellent au randonneurs de ne pas sortir du chemin. C’est presque anxiogène tant il y en a. Je marche dans un environnement très contrôlé avec l’impression d’être surveillé. J’aime le sentiment de liberté qu’offre la marche. Là, ce n’est vraiment pas le cas. J’avance dans un corridor bordé de clôtures. Le randonneur ne semble pas être le bienvenu.
Le tourisme de masse est en train de devenir un problème en Espagne. Le pays a accueilli 85 millions de touristes en 2023. 2024 sera une nouvelle année record et en plus le tourisme est concentré sur certaines zones. Les Baléares sont particulièrement concernées. Les îles ont accueilli 17,8 millions de touristes en 2023, un million de plus que l’année précédente. Sur le premier trimestre 2024, la croissance est à nouveau forte, de l’ordre de 10%. Avec 1,2 millions d’habitants dans l’archipel, cela fait un rapport de 1 à 15 ! L’hôtelier d’Estellenc où je bois mon café me dit qu’un jour cela ne sera plus possible d’en accueillir davantage. En cette saison, c’est acceptable mais l’été, c’est infernal. Cela pose aussi des problèmes pour les ressources en eau, pour la gestion des ordures. Attitude rare et notable dans une région aussi touristique, l’hôtelier ne me fait pas payer mon café et mon croissant.
Comme souvent quand je marche sur des chemins très fréquentés, je me pose la question : pourquoi tant de monde ici alors qu’il y a plein d’autres beaux sentiers non fréquentés ? Le monde attire le monde. L’année dernière, il y avait foule sur le chemin des pêcheurs dans l’Algarve et personne sur les beaux chemins à l’intérieur du Portugal. J’ai marché sur de beaux itinéraires en Espagne lors de ma Vuelta-Volta sans voir un seul randonneur alors qu’il y a beaucoup de monde ici.
Au-delà du village, je m’engage dans une zone plus sauvage. Il n’y a pas de villages, à priori pas d’eau. Je pars avec 3 litres. Les sources sur les cartes sont en général à sec (à mi-parcours, j’en trouverai une avec de l’eau ce qui me permettra de sécuriser ma réserve).
Il n’y a pas non plus toutes ces propriétés privées. Je peux même prendre des raccourcis. La côte est ici très escarpée. Elle ne se prête pas aux constructions. Les paysages sont superbes. Je poursuis jusqu’à La Trapa. C’est un ancien monastère trappiste en cours de restauration et il est autorisé d’y bivouaquer une fois rempli certaines conditions…Il faut d’abord faire une demande à l’association ornithologique qui gère l’endroit. Une fois la demande acceptée, il faut en faire une autre cette fois au gouvernement des Baléares. Pour cela, il suffit de se rendre dans un de leurs bureaux situés dans les grandes villes de l’archipel et ouverts que le matin. Autre solution, si on a un numéro d’identification espagnol, il est possible de faire la demande en ligne. Comme je suis très respectueux des lois, c’est ce que j’ai fait par l’intermédiaire d’un ami espagnol.
Pas sûr néanmoins qu’il y ait beaucoup de contrôles. Le site est très isolé, accessible par une mauvaise piste tout terrain et ce soir, je suis seul dans cet environnement superbe dominant la mer et face à l’île de Sa Dragonera, dragon endormi dans les eaux de la Méditerranée. C’est tout à fait le genre d’endroit que j’aime et après la foule à Deià et Valldemossa, j’apprécie particulièrement ce calme. Les terrasses de pierres sèches, la végétation méditerranéenne, la vieille bâtisse du monastère, je pourrais me croire dans un décor d’un roman de Baltasar Porcel, l’écrivain originaire d’ici. Je verrais débarquer un bateau de contrebande que je n’en serais pas surpris.
Le soleil se couche, je profite de ces moments.

8 mai : La Trapa – Peguera
Un bon orage a éclaté dans la nuit. Je m’étais installé dans l’ancien bâtiment du pressoir à huile. J’étais à l’abri et je peux repartir sec. J’arrive à l’extrémité sud-ouest de Majorque et au Port d’Andratx, je suis au bout du GR221 – Ruta de Pedra en sec. Je vais maintenant mettre cap vers l’est en direction de Palma. Progressivement, la côte va être de plus en plus urbanisée et j’arrive dans la partie de Majorque dédiée au tourisme de masse. L’avantage pour moi, c’est qu’il y a plus de possibilités d’hébergement abordables et j’ai pu moduler mon programme avec des étapes plus raisonnables autour de 20-25 kilomètres. La première semaine a été chargée, trop pour un début. J’ai parcouru lors de ces 7 premières journées 213 kilomètres. Il y avait en plus du dénivelé et certaines étapes étaient difficiles. La deuxième semaine s’annonce très différente, presque paresseuse. Cela a été le cas aujourd’hui. J’ai fait une longue pause à Sant Elm, je me suis baigné dans la belle et sauvage Cala Egos puis à nouveau dans l’après-midi dans la toute aussi belle Cala d’En Monjo.

Malgré la proximité de Palma, j’ai encore des sentiers sauvages et des vues superbes. Le dépaysement est là, d’autant plus que ce soir, à Peguera, je suis à nouveau en Allemagne. Avec Google Translate, je devrais m’en sortir.
9 mai : Peguera – Magaluf
J’ai déjà écrit sur la présence allemande à Majorque mais je n’étais pas encore passé par Peguera. C’est hallucinant ! Dans la rue, je tendais l’oreille pour entendre du castillan ou du catalan mais ici c’est presque 100% germanique. On s’adresse à moi en allemand, on m’amène le menu en allemand. Au bar de l’hôtel, le match Real de Madrid – Bayern de Munich est diffusé sur une chaîne allemande. Le patron de l’hôtel fait tache avec son maillot du Real. Il me dit qu’il met une oreillette pour avoir les commentaires en espagnol… Je n’ai pas suivi le match mais le patron devait avoir le sourire à la fin.
Je poursuis en direction de Palma et la journée est encore très sauvage. Je suis rarement en bord de route. Le plus souvent, je marche sur de beaux sentiers côtiers dominant la Méditerranée aux eaux turquoises et transparentes. J’ai même le privilège de faire deux pauses baignades dans deux superbes calanques où je suis absolument seul à 20 kilomètres du centre de Palma.

Après avoir passé une soirée en terre germanique, nouveau dépaysement à Magaluf, l’épicentre du tourisme low-cost britannique. La plage est bordée de résidences et de grands hôtels. À 16h, au Nikki Beach, des touristes dansent un verre à la main. Plus loin, deux jeunes sortent du supermarché avec une bouteille de vodka à la main. Une rue est surnommée les 500 mètres de la honte tant les excès y sont fréquents. Dans les faits divers, j’ai relevé : un Anglais sérieusement blessé après avoir sauté du troisième étage de son hôtel, un autre poursuivi pour avoir saccagé sa chambre. Les autorités locales parlent de ficher les éléments perturbateurs. Pour les Britanniques, l’actualité, c’est le prix de l’alcool dans les night-clubs de la ville. Il semble que cela soit devenu dissuasif. Est-ce la fin des soirées très alcoolisées ? Mon hôtel est dans un quartier résidentiel. J’espère que la nuit sera calme.
10 mai : Magaluf – Palma
Palma est la seule grande ville sur mon parcours. À Valence, je vais aller directement du port aux plages au nord de la ville sans passer par le centre ville et j’ai prévu de terminer ma marche à Cascais à 30 kilomètres à l’ouest de Lisbonne. Je crois que jusqu’au Portugal, je n’aurai plus aucune ville de plus de 20000 habitants. Avec 420000 habitants, Palma fait donc figure d’exception dans mon TransIberian Trail. La ville concentre presque la moitié de la population de Majorque et un tiers de celle des Baléares.

L’approche de Palma a été finalement assez agréable. J’ai marché à nouveau sur de belles sections côtières avec des criques agréables et une urbanisation relativement discrète jusqu’aux abords de la ville. J’ai encore profité de la plage avant de visiter la ville. Je craignais la foule avec un immense bateau de croisière à quai mais finalement, j’ai pu me balader assez tranquillement entre la cathédrale, le palais de l’Almudaina, la Loja et les anciens bains arabes (Majorque est restée trois siècles sous domination arabe mais il ne reste presque rien de cette époque).
J’en ai terminé de ma traversée de Majorque. J’ai été un peu gêné par le fait de contribuer au tourisme de masse, de finalement ne pas être le bienvenu mais être plutôt qu’un individu de plus se rajoutant aux 18 millions de touristes des Baléares. Mais Majorque est populaire et ce n’est pas sans raison. Les paysages sont superbes. J’ai été surpris par la beauté de la côte y compris jusqu’à Palma et je ne regrette pas d’être allé au-delà du GR221. Et même si c’était plus difficile, le passage par le Torrent de Pareix a été impressionnant.
Demain, je prends le bateau pour Ibiza puis Formentera avec juste une petite marche dans l’après-midi pour rejoindre mon hôtel.
11 mai : La Savina – Punta Prima
De Majorque à Formentera, je quitte à proprement parler, les Baléares qui ne concernaient à l’origine que Majorque et Minorque. Ibiza et Formentera forment un autre ensemble, les Pityuses. De tout l’archipel d’aujourd’hui des Baléares, Formentera est la plus petite des 4 îles habitées. 12000 habitants mais 330000 touristes y séjournent par an et probablement plus d’un million y vient en comptant les excursionnistes à la journée depuis la voisine Ibiza.
Le site le plus populaire de l’île est la plage des Illetes, un cordon dunaire de sable blanc avec des eaux cristallines, turquoises évoquant les Caraïbes. La présence d’un des plus grands herbiers de posidonie de Méditerranée explique cette transparence.

Dès mon arrivée au port de la Sabina, je commence par faire un crochet par cette plage avec bien sûr la baignade de rigueur. Le ciel n’est pas d’un bleu limpide mais cela reste magnifique. Il n’y a pas trop de monde, c’est la fin de l’après-midi.
Avec la traversée de Majorque à Ibiza puis celle vers Formentera, j’ai commencé à marcher vers 16h30. Petite étape avant deux autres plus normales pour faire le tour complet de l’île.
12 mai : Punta Prima – Platja de Migjorn
Ce matin, à Sant Ferran de ses Roques, je prends mon café en lisant le Periódico de Ibiza, le journal local. Beaucoup d’informations locales tournent autour du tourisme de masse. Les autorités locales d’Ibiza envisagent une loi limitant par des quotas le nombre de véhicules accédant à l’île. À Majorque, le projet est de réduire la capacité d’accueil. Un autre article traite des moyens pour limiter la sur-consommation d’alcool dans les cités balnéaires. Sur les prévisions de touristes pour cet été, le terme utilisé est « l’avalanche de visiteurs ». Dans les faits divers, cette fois, ce n’est pas un Anglais mais un Polonais qui s’est jeté du troisième étage. Une manifestation est annoncée pour le 25 mai contre le tourisme. Dans les pages économiques, le responsable du tourisme de Majorque est interviewé. Le titre de l’article est : « l’important est de se sentir visité et non envahi ». Il dit que l’île est dans un état de « colère préventive » et préconise une croissance qualitative et non quantitative. Le dessin d’humour du jour représente une bombe à retardement « Tic tac tic tac » avec le titre : Explosion démographique à Ibiza et Formentera : +62% de population en 20 ans.
Venise, Barcelone, Amsterdam, Dubrovnik… aux Baléares, je suis au cœur de ces villes ou régions qui suffoquent sous le poids du tourisme de masse et pourtant… Je suis parti pour mon tour de l’île de Formentera et j’ai passé la journée sans voir pratiquement personne sur les chemins. Le tourisme de masse se concentre en plus sur quelques « spots » et en faisant parfois qu’une centaine de mètres, on se retrouve seul. Hier, sur la plage de Ses Illetes, il y avait du monde. Aujourd’hui à Es Caló, un peu au phare de la Mola, sur la plage du Migjorn, il y avait aussi du monde mais j’ai marché pendant des heures tranquillement et seul, sur des sentiers superbes. Tout le tour à l’est de Formentera est sauvage avec des vues sur les eaux turquoises de la Méditerranée. Le sentier parfois au sommet de falaises, ailleurs dans la pinède ou bordé de murs en pierres sèches est très agréable.

Demain, il me reste à boucler le tour de Formentera.
13 mai : Platja de Migjorn – La Savina
Et de trois, j’ai bouclé mon tour de Formentera et il ne me reste plus qu’à découvrir Ibiza pour terminer mon exploration des Baléares.
Contrairement aux autres îles, j’ai fait le tour complet de Formentera. L’île n’est pas très grande mais j’ai quand même marché environ 75 kilomètres en deux jours et demi pour la boucle complète. Contrairement aussi à Minorque et Majorque, il n’y a pas de chemin de grande randonnée et peu de sentiers véritablement balisés. Pourtant, cette boucle est très agréable sur des bons sentiers (hormis quelques courtes liaisons) et finalement sauvages avec peu de marcheurs. J’avais une image de Formentera avec de grandes plages mais l’île est bordée en grande partie de falaises.

Encore aujourd’hui, j’ai marché en hauteur avec des vues sur ces eaux transparentes et turquoises. Le paysage était un peu plus austère que la veille, notamment vers le cap de Barbaria, extrémité méridionale des Baléares. Après deux semaines de paysages maritimes, je deviens exigeant.
Reste à voir maintenant la célèbre Ibiza.
14 mai : Santa Eulària del Riu – Es Figueral
Je débute mon tour d’Ibiza à Santa Eulària del Riu, station balnéaire où j’ai pu débarquer depuis Formentera. Cela me permet d’éviter une partie de la côte Est, assez développée, pour découvrir en priorité le nord et l’ouest de l’île. Il me faut marcher quand même plusieurs kilomètres avant d’arriver à une zone plus sauvage mais le chemin n’est pas désagréable. Les constructions sont assez discrètes et le sentier serpente le long de la côte à ras des falaises et devant les hôtels, résidences et belles villas.

L’étape n’est pas très longue. Toutes mes journées aux Baléares sont dictées par les possibilités d’hébergement à des prix raisonnables. Ibiza n’est pas une destination très bon marché. Mais il y a quelques exceptions. C’est le cas à Es Figueral, petit coin tranquille au nord-est de l’île. L’hôtel où je dors ce soir est face à la mer. Il a été construit en 1964 et ce sont toujours les mêmes propriétaires qui gèrent l’établissement. C’est simple et propre et je peux même voir la mer en tendant le cou depuis la fenêtre de ma chambre. À 31€ la nuit, c’est en gros le prix d’une place dans un camping dans l’île. J’ai donc préféré m’arrêter là car au-delà, je n’ai rien identifié d’abordable sur les 75 prochains kilomètres. Je vais donc probablement essayer de trouver des endroits discrets pour bivouaquer les deux prochaines nuits.
Incertitude pour mes prochaines nuits et incertitude sur le chemin. Comme à Formentera, il y a peu de chemins balisés à Ibiza. Je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations sur un tour pédestre de l’île. J’ai récupéré des traces sur certains sites internet mais je me méfie. Il y a ici de grandes propriétés et je peux tomber sur des terrains clôturés et surveillés. La végétation méditerranéenne ne laisse pas d’échappatoires. Hors sentier, c’est le maquis impénétrable. La première étape s’est bien passée, à voir ce que me réserve maintenant Ibiza.
15 mai : Es Figueral – Après Es Caló de s’Illa
La partie nord de l’île d’Ibiza est assez sauvage. La côte rocheuse se prête peu à l’implantation de stations balnéaires. Par contre et contrairement à Majorque ou Minorque, il y a des aménagements dans la moindre crique. Ce sont des restaurants, un ancien hôtel abandonné et tagué à la Cala d’En Serra, des résidences, villas et hôtels dans les baies plus grandes. Entre ces endroits construits, c’est très sauvage.

Agréable surprise, je marche toute la journée sur des sentiers, souvent faciles à suivre et même en partie balisé.
L’autre interrogation, le bivouac reste plus problématique. Bien sûr, il n’y a pas d’eau. Pour économiser, je cuisine avec de l’eau de mer coupée à l’eau douce. Le tout est de trouver le bon dosage avec la salinité de la Méditerranée. Pour dormir, il est interdit de monter sa tente, il y a peu d’endroits discrets, hors maquis, plats, non rocailleux…etc.
16 mai : Après Es Caló de s’Illa – Après les Portes del Cel
L’emplacement trouvé pour la nuit était moyennement plat, moyennement rocailleux et moyennement discret mais j’ai passé une bonne nuit.
La journée d’hier m’a laissé un peu sur ma faim et je débute la journée dans la continuité avec un peu de route, quelques pistes et surtout un peu trop de constructions autour des rares baies et plages. C’est le cas à Port de San Miquel où l’on construit encore de très grandes structures pas très bien intégrées.
La suite va être complètement différente. Je me retrouve sur des sentiers avec des paysages sauvages, magnifiques, en haut de hautes falaises avec quelques passages en bord de mer. Le chemin est parfois escarpé, ça monte et ça descend mais je sais que je pourrais me rafraîchir par une bonne petite baignade au point bas. C’est notamment le cas dans la superbe anse de Portitxol. Difficile d’accès, elle est très tranquille et j’en profite un bon moment.

Je clôture l’étape dans un très beau site surplombant la Méditerranée. C’est plat, ce n’est pas rocailleux, c’est très isolé (à défaut d’être discret) et il y a même à proximité un peu d’eau. C’est la première fois que j’en vois sur l’île. Le débit est très faible, j’avais fait des réserves avant d’attaquer la descente mais j’en profite pour me désaler après les baignades de la journée.
17 mai : Après les Portes del Cel – Cala Bassa
De mon petit coin de paradis où j’ai dormi, je poursuis encore en matinée sur des sentiers agréables avant d’approcher de Sant Antoni de Portmany. C’est après la ville d’Ibiza, la deuxième grande station balnéaire et un lieu festif apprécié. La plupart des enseignes et inscriptions sont en anglais. La majorité des touristes est jeune, beaucoup sont tatoués, il y a beaucoup de poitrines et lèvres gonflées artificiellement. Il y a du monde, du bruit. Partout, dans les bars, les bateaux, la musique est forte avec des basses poussées. C’est l’Ibiza telle qu’elle est connue. Je fais une pause près de l’église fortifiée dans un des rares bars où l’on se sent un peu en Espagne avant de poursuivre le long de la vaste baie de Sant Antoni. Tout le long de la sortie de la ville, les boîtes de nuit se succèdent les unes aux autres. Il me faut du temps pour retrouver un chemin côtier un peu plus calme mais cela reste beaucoup plus animé qu’au nord.

Le camping ce soir est assez tranquille. La Cala Bassa s’est vidée de sa foule. Je ne sais même pas si je vais trouver un endroit pour dîner. Sinon, j’ai toujours ma boîte de sardines dans le sac à dos.
18 mai : Cala Bassa – Es Cubells
Dernière nuit dans les Baléares et samedi soir à Ibiza. Tout un programme pour fêter cela ! Je passe ma soirée chez les sœurs Carmélites du couvent Sainte Thérèse. À l’accueil, une sœur me remet une pensée de Francisco Palau y Quer, fondateur de la congrégation et béatifié par Jean-Paul II en 1988. C’est ma façon de vivre les soirées d’Ibiza. Outre le calme, les chambres sont récentes, d’une propreté immaculée et guère plus chères que le camping hier soir.
La sœur m’explique que Francisco Palau y Quer avait été exilé à Ibiza par les révolutionnaires catalans. À l’époque, c’était une sanction que de venir sur l’île. Il avait l’habitude de se retirer sur l’îlot rocheux d’Es Vedrà, emblématique d’Ibiza. La vie devait y être austère mais apparemment, il y avait à l’époque une grotte avec de l’eau.

Toute la deuxième partie de l’étape face à Es Vedrà et via le cap Llentrisca a été très belle. J’ai marché sur des sentiers, avec quelques belles montées. C’était sauvage. Tout le contraire de la matinée autour de Cala Vedella où la côte était assez urbanisée et j’ai souvent marché le long de la route littorale. Finalement, un résumé de mon tour d’Ibiza avec ces deux faces de l’île : une sauvage et magnifique et une autre urbanisée, plus bruyante et plus festive.
19 mai : Es Cubells – Ibiza
La concentration de villas luxueuses est impressionnante à Ibiza. Souvent d’architecture très moderne, avec d’immenses baies vitrées donnant sur la Méditerranée, elles sont magnifiques. Mais pour celles en bord de mer, elles n’échappent pas au droit de passage en bordure du domaine maritime. Les riches propriétaires voient donc un défilé de touristes en tongs (nombreux) ou de randonneurs avec sac à dos (rares). J’ai parfois l’impression de passer au milieu du jardin d’une propriété. Le summum a été atteint hier. Quand j’ai mentionné la servitude de passage à un vigile qui gardait la propriété, il m’a ouvert la porte, puis m’a accompagné pour traverser le luxueux domaine avant de m’ouvrir la porte à l’autre extrémité. Étrange sensation que de marcher accompagné d’un garde du corps !
Ce matin, j’arrive devant un autre portail avec vigile qui garde un vaste ensemble résidentiel en cours de développement. Il me suffit de dire que je vais à la plage en contrebas pour que l’on me laisse passer. La suite de la journée, j’ai un résumé de l’île : des parties sauvages, des calanques avec des restaurants branchés (et chers), la longue plage au sud de la ville d’Ibiza avec musique forte, jeunes tatoués, poitrines gonflées. J’ai aussi un aperçu de l’histoire de l’île avec le premier site d’implantation des Phéniciens (ils s’installeront ensuite sur le site de l’actuelle ville d’Ibiza), les salines caractéristiques de l’île et la vieille ville d’Ibiza. L’ensemble a valu d’être classé au patrimoine mondial de l’UNESCO comme exemple d’habitat méditerranéen depuis l’antiquité avec ses premières implantations phéniciennes et cartaginoises ou plus tard médiévales avec la ville haute.

J’en termine ainsi mes presque trois semaines dans les Baléares. Dans son récit « Dans la cité engloutie», souvenirs de sa jeunesse à Palma, José Carlos Llop écrit : « les continentaux vivent les îles comme un refuge, comme cadre d’une aventure, comme un paysage …alors que pour un insulaire, toutes ces choses ne sont que billevesées, un peu comme des cartes postales avec des toreros et des danseuses de flamenco faisant office de souvenir d’une île qui n’existe pas. » Les Baléares ont été pour moi un beau terrain d’aventure et d’exploration finalement assez sauvage. Cela a été une belle marche dans de superbes conditions agrémentée d’agréables pauses dans les magnifiques calanques souvent désertes. J’en ai bien profité. Mais pour les habitants, la vie sur ces îles doit générer des sentiments contradictoires avec la beauté du cadre, la clémence du temps mais la sur-fréquentation touristique. D’un côté elle fait vivre et travailler une grande partie de la population mais d’un autre côté, elle génère les problèmes de vie chère, de nuisances, de ressources en eau…
Cette nuit, je fais la traversée pour Valence et demain matin, je démarre une partie complètement différente de mon TransIberian Trail.
2 – La Cordillère Ibérique
20 mai : Valence – Monastère du Saint Esprit
Direction Lisbonne ! Débuter une nouvelle partie de ma longue marche est toujours pour moi une source de satisfaction. D’abord la satisfaction d’avoir fait un pas en avant. Après un itinéraire pas très direct avec des boucles dans les Baléares, je vais avancer presque continuellement vers l’ouest. Satisfaction et espoir de découvrir une nouvelle partie. Le parcours dans les Baléares était très beau mais il manquait d’authenticité et ma soirée à Ibiza en a été l’archétype. La ville est belle mais entièrement livrée au tourisme.
Aux Baléares, tout ou presque était planifié, je retrouve maintenant l’incertitude que j’aime pendant mes longues marches. Jusqu’où je vais aller ? Où vais-je dormir ? Après une brève nuit dans le bateau, j’avais l’option courte : m’arrêter à la plage de Puçol, là où je quitte le littoral pour rentrer dans les terres ou alors aller plus loin. Et bien sûr, je suis allé plus loin. La première partie le long du littoral était simple : toute droite, toute plate, le long de l’immense plage au nord de Valence. Après les côtes magnifiques des Baléares, il y avait de quoi rester sur sa faim : l’autoroute, des zones d’activité, des immeubles plus ou moins laids d’un côté et cette plage rectiligne de l’autre. En marchant d’ouest en est pour terminer une longue marche ici, j’aurais peut-être apprécié. Là, j’ai profité d’une dernière baignade et je suis rentré dans les terres.
Je vais dans un premier temps suivre le GR10. Ce sentier de grande randonnée est sensé aller jusqu’au Portugal sur un parcours proche du mien mais il n’existe qu’en partie. C’est le cas dans la Communauté de Valence et il est d’ailleurs excellemment balisé sur ces premiers kilomètres.

Je termine la journée au monastère du Saint Esprit. Quoi de plus normal pour un lundi de Pentecôte. Il est possible d’y être hébergé mais seulement avec réservation préalable. Il y a une fontaine à côté, un bon emplacement pour monter la tente. Cela suffit pour cette première journée dans l’Espagne continentale.
21 mai : Monastère du Saint Esprit – Gátova
Je fais une pause au bar de Serra. Il est 11 heures du matin, il est plein avec des jeunes, des vieux qui parlent tous plus forts les uns que les autres, la télévision est allumée (mais on ne risque pas d’entendre le son). Pas de doute, je suis maintenant bel et bien en Espagne.
J’ai déjà fait des infidélités au GR10 pour passer par un petit sommet assez escarpé, la Mola de Segart puis par le château de Serra. Je suis sur les terres de la reconquête. Le château a été construit par les Arabes et le Cid est passé par ici sur son chemin pour reconquérir Valence.

À Serra, je récupère le GR10. Le paysage est moins spectaculaire que dans les Baléares mais je prends du plaisir sur le chemin. Cela fait trois semaines que je marche et je suis en forme. Le sentier est très bien balisé, agréable dans les pinèdes ou au milieu de chênes lièges. Bien sûr, je ne vois pas de randonneurs ou promeneurs. Je ne sais pas si j’aurai l’occasion d’en rencontrer. Il y a de temps en temps quelques vétetistes mais au fur et à mesure que je rentre dans les terres, l’environnement est de plus en plus sauvage.
Je change aussi d’aire linguistique. À Gátova, le castillan est majoritaire. Après les Baléares puis le littoral valencien, j’ai passé trois semaines dans des régions catalanophone. Je m’approche de l’Aragon et trois régions sont proches. François Arago écrit : « Les habitants de ces trois provinces se détestaient cordialement, et il ne fallut rien moins que le lien d’une haine commune pour les faire agir simultanément contre les Français. Telle était leur animosité, en 1807, que je pouvais à peine me servir à la fois de Catalans, d’Aragonais et de Valenciens, lorsque je me transportais avec mes instruments d’une station à l’autre. Les Valenciens en particulier étaient traités de peuple léger, futile, inconsistant, par les Catalans. Ceux-ci avaient l’habitude de me dire : Dans le royaume de Valence, la viande est légume, les légumes de l’eau, les hommes des femmes, et les femmes rien« .
22 mai : Gátova – Sacañet
Gátova est à 600 mètres d’altitude et ce matin, la fraîcheur est délicieuse pour monter sur un plateau 200 mètres plus haut. À perte de vue, s’étend du maquis, de la pinède, quelques oliviers, beaucoup d’amandiers, des faïsses, des ruines de fermes. Un lapin détale mais il n’y a pas âme qui vive. Je rentre dans le désert espagnol. J’aime marcher dans ces espaces paisibles avec le bruit des pas, le chant des oiseaux, le vent dans les arbres, loin, très loin de la musique à fond le long de la plage de Sant Antoni de Portmany ou d’Ibiza.
Il me faut maintenant anticiper le ravitaillement. Les épiceries vont se faire rare, les bars aussi, mais dans une moindre mesure. À Gátova, c’est d’un rapport de 1 à 3 et encore l’épicerie n’est ouverte que le matin.
Je monte en altitude et le paysage devient désolé. La rare végétation a brûlé il y a deux ans et avec la sécheresse dans la région, la nature a du mal à reprendre. Seul point d’intérêt dans le secteur, les vestiges de tranchées de la guerre civile. Je suis sur une ligne de front entre les républicains défendant Valence suite à la conquête de Teruel par les nationalistes. Un panneau d’information rappelle les 500000 personnes qui ont péri durant ce conflit et autant qui se sont exilés. Une perte d’un million d’habitants dans un pays qui en comptait 25 millions à l’époque.

J’ai marché 30 kilomètres et je n’ai vu personne quand j’arrive à Sacañet à 1010 mètres d’altitude. Le village compte 20 habitants permanents, aucun enfant et une moyenne d’âge de 70 ans. Il n’y a pas d’épicerie mais un bar est ouvert. Il y avait 560 habitants en 1910 et on peut se demander comment autant de personnes pouvaient vivre sur des terres aussi pauvres en ressources. C’est mon premier village dans ce qu’un ethnologue a baptisé la Serranía Celtibérica, une zone montagneuse à cheval sur plusieurs régions et provinces espagnoles sans statut administratif particulier. Sur une superficie proche de l’Occitanie et ses 6 millions d’habitants, vivent moins de 500000 personnes et uniquement 6 villes en comptent plus de 5000. La densité y est inférieure à celle de la Laponie. La Serranía Celtibérica est un espace vide au cœur de la péninsule ibérique.
Francisco Burillo, l’universitaire qui a étudié ce territoire a créé un néologisme pour définir sa situation : la démothanasie. « Demos : la population ; Thanatos : le dieu de la mort pacifique. Un processus qui, aussi bien par les actions politiques directes ou indirectes que par l’omission de ces dernières, entraîne la disparition lente et silencieuse de la population d’un territoire qui émigre et quitte la région sans relais générationnel et avec tout ce que cela implique, comme l’extinction d’une culture millénaire. C’est une mort induite, non violente».
Paco Cerdà, un auteur valencien, préface son ouvrage « Les Quichottes – Voix de la Laponie Espagnole » avec ces mots : « un récit d’un voyage hivernal au cœur de la Laponie espagnole, le plus grand désert démographique d’Europe, après la région arctique de Scandinavie« . Je suis dans ce désert démographique.

Sur la carte de la densité de la population, le Gers ou l’Aveyron font presque figures de territoires denses au regard des immenses zones blanches au cœur de l’Espagne. Hormis Madrid et quelques capitales de provinces, le reste est vide. Alors je profite du bar ouvert à Sacañet. Après la fermeture, je vais au centre culturel-bibliothèque. Il y a 4 habitants, Vicente, Sonia, Natalia et Elena. Je connais maintenant un cinquième de la population du village. Ils me proposent de m’installer à côté du local piscine. Il y a l’eau, les toilettes, le grand confort ! Avant d’arriver à Sacañet, je distinguais Valence, son million d’habitants et la côte méditerranéenne. Je suis maintenant loin de ce monde.
23 mai : Sacañet – Abejuela
Je traverse le hameau de Casas de Arriba de Cervera. Une quinzaine de maisons sont en ruine. « Mais le silence et le calme seront absolus, aucun bruit, pas la moindre fumée, pas une présence ni l’ombre d’une présence dans les rues. Même pas le tremblement imperceptible d’un rideau ou d’un drap suspendu au-devant de l’une des nombreuses fenêtres. Ils ne pourront deviner au loin aucun signe de vie. » écrit Julio Llamazares dans « La pluie jaune», roman du village d’Anielle dans les Pyrénées aragonaises, qui agonise avec son dernier habitant. J’ai quitté la Communauté de Valence et je suis en Aragon, à l’extrême sud de la région, loin du cadre du roman mais l’impression est la même. Le livre a eu un certain écho en Espagne. Ce roman est celui de nombreux villages espagnols. L’exode rural y a été plus tardif qu’en France et les souvenirs sont encore très vivaces. Il a été aussi plus brutal. En France, dans les années 50, la plupart des villages et hameaux même isolés étaient accessibles par des routes carrossables, avaient l’eau, l’électricité. Ce n’était pas le cas ici. Le contraste s’est creusé entre la vie dans ces régions isolées et celle dans les agglomérations ou à l’étranger. Cela a créé un appel d’air. En peu de temps, les villages se sont vidés de leurs habitants.

À Casas de Arriba, les ronces envahissent les terrains, les maisons s’effondrent, la nature reprend ses droits.
Je suis toujours ému en traversant ces hameaux abandonnés. Ce ne sont que des ruines mais elles ont une histoire comme celle des pans de murs de l’ancien hameau de Serreméjan à 1250 mètres d’altitude, dans la montagne du Goulet en Lozère. Les marcheurs sur le chemin de Stevenson y passent comme moi aujourd’hui ici. Ils s’y arrêtent peut-être ou peuvent l’ignorer. Difficile de penser que dans ce village, « un vrai refuge d’ermite en été et en hiver une véritable Sibérie » (la Sibérie n’est jamais aussi loin que l’on pourrait le penser), dixit l’instituteur de Chasseradès en 1899, vivait alors 6 familles et 34 personnes. Et puis, ils sont partis un à un comme mon arrière grand-père. En 1899, Cyprien et sa femme Virginie ont refermé la porte de leur maison. Les trois jeunes enfants, mon grand-père Camille, Maria et Clémence dans une charrette, ils ont quitté la montagne à la recherche d’une vie meilleure. Plus personne n’est revenu et il ne reste plus que des ruines à Serreméjan comme ici à Casas de Arriba.
La province de Teruel où je suis maintenant est une des plus isolées du pays. Avec Soria, c’est la moins densément peuplée d’Espagne avec moins de 10 habitants au kilomètre carré. Elle est enclavée, mal desservie par les transports en commun, peu peuplée et avec une population vieillissante. Le mouvement España Vaciada (Espagne Vidée) portant les revendications des zones déshéritées du pays est parti d’ici. En 1999, une coordination citoyenne « Teruel Existe » est créée avec comme objectif le désenclavement du territoire, le maintien de la ligne de chemin de fer et des services publics. Aux élections nationales de 2019, elle est même la formation qui recueille le plus de voix dans la province et une manifestation monstre à Madrid attire plus de 100000 personnes.
J’ai quitté les zones calcinées par l’incendie de 2022. J’étais passé aussi dans ce secteur l’année dernière. J’ai croisé ma Vuelta-Volta et je suis maintenant plus à l’ouest. Sans les dégâts de l’incendie, les paysages sont moins austères. Abejuela est un village aussi isolé que Sacañet hier, mais dans un vallon plus verdoyant, il a plus de charme et non seulement il y a un bar mais il fait en plus restaurant, hôtel et épicerie. Pour un village de moins de 50 habitants, c’est bien !
24 mai : Abejuela – Matahombres
Antonio est Vénézuélien. Il est arrivé en Espagne avec sa famille que depuis quelques mois et s’occupe de l’établissement d’Abejuela. Son patron, Manuel est lui aussi Vénézuélien. Il est en Espagne depuis 7 ans et gère 3 autres bars dans les villages voisins. Il emploie une vingtaine de personnes, tous du Vénézuela. Comment ferait l’Espagne sans ses travailleurs immigrés ? En passant dans ces petits villages isolés, j’ai l’impression que les Espagnols sont les personnes âgées et ceux qui travaillent, ce sont les immigrés. Les serveuses du bar à Serra étaient Roumaine et Moldave. À Gátova, c’était plus latino avec une Colombienne et une Vénézuélienne. Roumanie, Colombie, Vénézuéla sont, avec le Maroc, les quatre pays les plus gros pourvoyeurs de travailleurs immigrés en Espagne.
J’aborde la partie la plus haute de mon itinéraire dans la Cordillère Ibérique. Avec l’altitude, il fait frais et je marche un moment ce matin avec la doudoune. Après Arcos de las Salinas, je monte en direction du massif de Javalambre. Dans les montagnes du Système Ibérique, les plus hauts sommets se trouvent à l’autre extrémité, à proximité de Burgos avec le pic de Moncayo à 2315m. Sur la partie sud, le Javalambre dépasse juste les 2000 mètres, à 2019m. Je n’ai pas prévu de faire le sommet. D’abord pour éviter la route ensuite et parce que sur ses flancs, il y a une station de ski, une des plus grandes du Système Ibérique. Elles ne sont pas nombreuses, 6 en tout et certaines menacées par le manque d’enneigement.

Quand j’arrive vers le Picón del Buitre, je suis sur un altiplano dénudé qui ondule autour de 1900 mètres. Il ne doit pas faire bon se promener dans le secteur en hiver avec un vent de nord. Je laisse le pic de Javalambre et entame la descente. Le relief est complètement différent, très escarpé. Le sentier que je suis sur la carte passe par un canyon mais je dois renoncer. Il y a des a-pics où on ne peut passer qu’en rappel. Après une nouvelle montée, je trouve un passage à travers bois jusqu’à Matahombres. Le nom (Tue Hommes) n’est pas attrayant mais le lieu à 1530 mètres d’altitude est parfait pour le bivouac : une bonne fontaine et un vaste préau d’un camp scout pour s’abriter. J’y suis bien sûr seul. Je n’ai toujours pas vu de randonneurs sur le GR10 ni même de promeneurs.
25 mai : Matahombres – Bezas
Dans ce complexe massif du Système Ibérique, après un point haut à 1960 mètres hier, je dois passer par un point bas à Villel à 820 mètres d’altitude. Progressivement en descendant, la température monte et je retrouve les paysages secs, arides, caractéristiques de l’Espagne de l’intérieur. La marche se fait plus dure mais j’avance bien sur des bonnes pistes. Après Villel, j’ai une grosse surprise avec la remontée du Barranco del Tranco. Je suis dans un environnement digne du Jordan Trail : un chemin spectaculaire remonte un canyon étroit avec parfois moins d’un mètre de largeur entre des impressionnantes parois verticales. Le sentier est très bien aménagé avec échelons, escaliers, mains courantes. C’est superbe et complètement méconnu. Un tel site ailleurs serait très fréquenté. Il faudrait probablement réguler les entrées. Mais ici, je suis au fin fond de l’Aragon. Un samedi, avec des conditions météorologiques idéales, je n’ai croisé qu’un couple espagnol avec leur enfant (mes premiers marcheurs après 6 jours depuis Valence).

Je pensais m’arrêter à Rubiales mais je décide de continuer jusqu’à Bezas. Il y a un hôtel avec un bar. La perspective d’une bière suffit à me faire avancer. Pour la chambre, on verra bien. Finalement, j’ai les deux. L’établissement est un de ces hôtels typiques en Espagne, simple et pas cher. J’ai marché 49 kilomètres aujourd’hui après 40 hier et j’apprécie particulièrement l’étape.
26 mai : Bezas – Bronchales
L’étape du jour me fait passer par le seul endroit touristique de cette partie de mon parcours. Albarracín a été d’abord une place forte des Arabes d’où l’origine de son nom (Al-Banu Razin – la ville des fils de Razin) et les restes d’un château puis un évêché et un riche centre de production textile au moyen-âge. La ville fait partie des plus beaux villages d’Espagne et ce dimanche, il y a du monde qui se promène dans les ruelles de son centre historique. Je ne fais que passer, j’ai visité Albarracín au mois d’octobre dernier.

J’avais également fait une marche dans les jolis pinares de Rodeno, une pinède avec des belles formations rocheuses en grès ocre. Il y a de nombreuses peintures et gravures rupestres. Exposées à la lumière naturelle, il est un peu difficile de les distinguer. Elles font partie d’un ensemble d’art rupestre du bassin méditerranéen de la péninsule ibérique classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Après cette première partie d’étape séduisante, je retrouve un plateau austère, vide et balayé par le vent avant de terminer la journée à Bronchales. À 1570 mètres d’altitude, il fait partie des 10 plus hauts villages d’Espagne. C’est aussi ma dernière localité significative avant Sigüenza et la fin de mon parcours dans la Cordillère Ibérique. J’ai maintenant 180 kilomètres dans des zones encore plus isolées.
27 mai : Bronchales – Peralejos de las Truchas
Je marche dans une belle pinède, sur des prairies verdoyantes et gorgées de rosée du matin. Il fait frais. Après une petite montée depuis Bronchales jusqu’à 1700 mètres d’altitude, j’ai basculé versant Atlantique, dans la bassin hydrographique du Tage. Je suis dans le district de Molina de Aragón qui pourtant n’est plus en Aragon mais en Castille-la-Manche, dans la province de Guadalajara. Après les Baléares, la Communauté de Valence puis l’Aragon, c’est ma quatrième région et mon TransIberian Trail n’a jamais autant mérité son nom qu’ici. Cette région est surnommée la Sibérie espagnole. C’est un des endroits les plus froids d’Espagne et aussi des plus depeuplés. La localité principale et la plupart des villages sont au-delà de 1100 mètres d’altitude sur un plateau peu protégé par le relief et exposé au vent du nord. Il y a en moyenne 122 jours de gel par an. Et dans cette zone, la densité de la population, 1,6 habitants au kilomètre carré est inférieure à celle de la Sibérie. Je ne suis pourtant qu’à 200 kilomètres de Madrid et ses 6,5 millions d’habitants.
Dans ce désert humain, j’ai prévu aujourd’hui de relier le GR10 que je suivais plus ou moins jusqu’à maintenant et le GR113 Camino natural del Tajo que je vais suivre les jours prochains. L’itinéraire descend la vallée puis le canyon de la Hoz Seca. J’ai récupéré une trace GPS mais il n’y a pas de sentiers sur les cartes que je consulte et très peu d’informations sur internet. Donc malgré le bonheur de marcher dans ces pinèdes fraîches et verdoyantes, je suis inquiet. Je sais qu’il est impossible de suivre certaines traces récupérées sur internet. Je crains de tomber sur un canyon avec rappels ou de galérer dans la végétation ou les rochers. De Bronchales à Peralejos de las Truchas, le village suivant, il y a 44 kilomètres. C’est beaucoup et si le terrain est difficile, c’est impossible à faire en une journée.
Je passe la zone du camping d’Orea. Il est n’est pas encore ouvert et je m’engage dans cette terra incognita. Première agréable surprise, il y a un sentier et du balisage. Le chemin est plutôt bon. Je longe la rivière. Le canyon n’est pas très encaissé. La Hoz de Seca disparaît sous terre. Le paysage se fait plus minéral mais cela continue à bien passer.

Sur la partie basse avec la rivière qui refait surface, le chemin est parfois difficile. Il faut remonter au-dessus des rives mais sans difficultés insurmontables. Je finis par rejoindre le GR113. Je laisse la Hoz Seca qui va rejoindre le Tage. La rivière après une succession de résurgences a un débit qui commence à être important. « El Tajo lleva la fama y el Hoz Seca el agua » (Au Tage, la renommée et à la Hoz Seca l’eau). À la confluence des deux rivières, la Hoz Seca se défend face au Tage.
Je termine cette longue étape à Peralejos de las Truchas. J’ai sécurisé cette portion de mon itinéraire. J’ai 135 kilomètres jusqu’à Sigüenza, la prochaine localité avec une épicerie. À Peralejos, il y a une pension à 25€ la nuit, un bar pour boire une bière. Le bonheur !
28 mai : Peralejos de las Truchas – La Falaguera
« O Tejo desce de Espanha
E o Tejo entra no mar em Portugal.
Toda a gente sabe isso » – Fernando Pessoa
Le Tage descend de l’Espagne
Et le Tage entre dans la mer au Portugal
Tout le monde sait cela (Fernando Pessoa a écrit des textes plus inspirés…)
Tout le monde sait cela mais sait-on que le plus long fleuve ibérique prend sa source dans la Sierra de Albarracín, en Aragon, pas très loin de la Communauté de Valence. Il traverse presque toute la péninsule sur sa partie centrale d’est en ouest sur 1007 kilomètres avant de finir sa course à Lisbonne. Le Tage, c’est le programme de ma journée de marche. Il faut que j’en profite car dès demain, je vais le quitter et je ne le reverrai que le dernier jour de mon TransIberian Trail.
Et quel spectacle aujourd’hui ! De Peralejos de las Truchas, une courte marche m’amène sur la rive du fleuve et ensuite, je ne le quitte plus, d’abord sur un sentier puis rapidement sur la piste qui longe le Tage. Sur cette partie, la vallée est sauvage. Il n’y a qu’une route qui croise le parcours. Je ne vois qu’une poignée de vététistes, quelques voitures, une moto et des promeneurs à la cascade de Poveda. En été, il doit y avoir la foule pour profiter des baignades mais là, fin mai, je marche tranquillement sur cette piste. C’est facile, globalement légèrement descendant. Je n’ai qu’à contempler le spectacle : les eaux vertes et cristallines, le fleuve qui fraie son chemin entre d’impressionnantes falaises, les belles pinèdes sur les rives, les vautours en survol. Il fait bon et j’en profite pour renouer avec la baignade en milieu de journée.

En plus du spectacle, du chemin facile, il y a des fontaines régulièrement et des abris pour la nuit. Je peux donc marcher sans but précis pour la fin de l’étape. Je termine finalement à la Falaguera, le dernier site aménagé avant de quitter le Tage. La fontaine coule avec un faible débit mais c’est suffisant pour mes besoins. L’abri est très rustique mais il y est autorisé de passer la nuit et je serai à l’abri de l’humidité à proximité du fleuve. Ma journée Tage a été splendide mais il faut déjà le quitter.
29 mai : La Falaguera – Esplegares
Après le festival de beaux paysages le long du Tage, je dois maintenant faire la liaison entre les montagnes du Système Ibérique et celles du Système Central. Entre les deux, je vais traverser le plateau qui sert de corridor de liaison entre Madrid et Saragosse. Je quitte aussi les sentiers balisés. C’est donc sur une partie plus ingrate que je m’engage. Qui plus est, je suis sur une zone avec peu de services, sur les 135 kilomètres de Peralejos de las Truchas à Sigüenza sans épicerie identifiée mais avec maintenant une succession de petits villages.
Je laisse le Tage au niveau de la belle cascade du Campillo et je monte vers Huertahernando, le premier village après 65 kilomètres. Que vais-je trouver ? Sur Google Map, il n’y a ni bar, ni épicerie ni hébergement mais parfois certains établissements n’y sont pas référencés. J’espère à minima trouver de l’eau. Je ne suis pas en manque mais c’est toujours agréable de recharger de l’eau fraîche. Je l’ai fait au monastère de Buenafuente del Sistal où il y a bien une bonne fontaine mais pour le reste, c’est paix et silence monastiques.
Quand j’arrive à l’heure du déjeuner espagnol au centre de Huertahernando, c’est avec une grande satisfaction que je vois un bar dans ce village et ouvert. Du coup, j’en profite : hydratation, plato combinado pour compléter la consommation de calories quotidiennes, café, recharge du téléphone. C’est vraiment très agréable en Espagne de trouver des bars même dans les tous petits villages. C’est souvent le dernier commerce qui ferme. Dans certains villages, une association, la mairie le maintiennent ouvert, parfois uniquement en fin de semaine et pour les vacances. Le bar, la fête patronale font partie des éléments qui créent le lien entre les habitants. Selon une enquête en 1988, 60% déclaraient, plus que leur région ou que l’Espagne, leur village, le pueblo était leur premier élément d’identité.
C’est requinqué que je quitte Huertahernando. Pour rejoindre le prochain village, il me faut descendre dans une vallée encaissée pour remonter en face. En milieu d’après-midi, il commence à faire chaud et je complète la traversée à gué de la rivière par une rapide baignade. À Huertahernando, on m’a confirmé qu’il n’y avait pas de bar à Canales del Ducado. Je remonte donc sans espoir. Il y a une fontaine avec de l’eau fraîche, c’est déjà bien mais le village est très calme. Je décide de poursuivre jusqu’à Esplegares. Sur Google Map, le bar est indiqué ouvert que le weekend alors que toujours selon les informations recueillies à Huertahernando, il serait ouvert en semaine.

Je reprends avec la perspective d’une bière pour terminer la journée et effectivement le bar est ouvert. Esplegares, c’est 10 habitants en hiver ! Heureusement pour le gérant du bar, le week-end, le village se repeuple avec les personnes originaires d’ici et vivant à Madrid et les trois semaines autour de la fête patronale, Esplegares est plein. Je termine la journée avec bière et en grignotant tout en discutant avec les rares clients et le gérant. Cette première journée de transition n’était finalement pas si mal.
30 mai : Esplegares – Torremocha del Campo
À 1200 mètres d’altitude, au-dessus d’Esplegares, je distingue au loin, à l’ouest, la Sierra de Guadarrama qui domine Madrid. Je la traverserai dans quelques jours. Pour le moment, je poursuis sur ce plateau. La vue porte à l’infini dans toutes les directions. Alors, certes les photos sont moins spectaculaires que le long du Tage, mais pour quelqu’un qui aime marcher, et j’en fais partie, le plaisir est toujours là, un peu différent, moins dans la contemplation plus dans la pensée. Les chemins sont bons, il n’y a pas de route, je n’ai pas à regarder où je mets mes pas. J’observe autour de moi, les couleurs du matin, les fleurs le long du chemin, je profite du calme de la campagne et elle réserve de belles surprises. Dans le creux d’un vallon, au détour du chemin, je me retrouve au milieu d’immenses prairies rouges couvertes de coquelicots.

J’avance plus que je ne l’avais prévu. Je suis maintenant à l’ouest de l’axe Madrid-Saragosse. J’ai traversé la ligne TGV, l’autoroute et l’ancienne nationale. Je vais à nouveau bivouaquer. Je ne l’avais pas non plus prévu mais je me suis rapproché de Sigüenza, terme de ma traversée du Système Ibérique. J’aurai demain une petite journée. Après 280 kilomètres sur les 7 derniers jours, je pense que j’apprécierai.
31 mai : Torremocha del Campo – Sigüenza
Sur le plateau après Torremocha del Campo, dénudé, venté avec des champs fauchés, il me fallait hier soir trouver un endroit à la fois discret et abrité pour bivouaquer. J’ai finalement planté la tente devant une ancienne bergerie. Une odeur d’étable flottait dans l’air mais j’étais à l’abri du vent. Tant mieux car ce matin, il est glacial.
L’étape du jour est courte mais très agréable avec le beau canyon du Río Dulce, le petit village de Pelegrina dominé par son château et un bon et beau sentier jusqu’à Sigüenza. Comme en Italie, je suis étonné en Espagne par le nombre de chemins différents et balisés au regard du nombre de marcheurs. Aujourd’hui, j’ai eu un bout du GR10, le GR160 Camino del Cid (le parcours du Cid de Burgos à la reconquête de Valence), la Ruta de Don Quijote (qui suit l’itinéraire de Don Quichotte et Sancho Panza), un chemin de Compostelle (le Camino de la Lana, itinéraire lié au commerce de la laine plus qu’au pèlerinage). Ces chemins sont balisés (souvent très bien). Il y a des panneaux d’information régulièrement. Tout cela pour moi tout seul ! Je ne pouvais pas me perdre de Pelegrina à Sigüenza où je suis arrivé en fin de matinée.

Avec 4800 habitants, c’est une des grandes villes de ma traversée de l’Espagne continentale et c’est ici que j’ai situé la transition de la Cordillère Ibérique à la Cordillère Centrale. Avant Sigüenza, c’était le désert espagnol. Après Sigüenza, c’est toujours le désert espagnol. Il me faut donc profiter de toutes les commodités qu’offre une localité de 5000 habitants. Je consacre aussi du temps à la visite de cette belle ville au riche passé. Sur un axe de passage important, la ville a été une cité celtibère importante puis romaine, wisigothique, arabe avant d’être reconquise (Sigüenza fête cette année les 9 siècles de la reconquête). Elle est siège d’un évêché (aujourd’hui partagé avec Guadalajara) et elle a même eu une université pendant près de 4 siècles.
Je me promène entre le château (aujourd’hui parador), les ruelles de son centre historique et son monument le plus prestigieux : son imposante cathédrale. Sa construction a été initiée par Bernard d’Agen, moine clunisien puis évêque de la ville et poursuivie par Pierre de Leucate (le sud-ouest est bien représenté puisque Sainte Livrade a été la première patronne de la ville).
Cela fait exactement un mois que je suis parti de Mahón à Minorque. Trente et un jour de marche, 950 kilomètres environ parcourus avec deux parties très contrastées : les Baléares et la Cordillère Ibérique. Je suis au centre de l’Espagne et j’attaque la traversée de la Cordillère Centrale. Cette première partie dans la Cordillère Ibérique a été sauvage. Ce n’est pas pour me déplaire. J’ai eu des chemins et sentiers bien balisés avec très peu de bitume, ce qui aussi me satisfait. Sur cet itinéraire sauvage, il y a eu des passages magnifiques comme la surprise de la remontée de ce petit canyon del Tranco, la vallée du Tage. Certaines parties dans des paysages arides sont monotones mais pour moi, l’essentiel est de marcher tranquillement dans la nature et pour cela, j’ai été servi et je pense que je vais continuer à l’être dans la Cordillère Centrale.
3 – La Cordillère Centrale
1er juin : Sigüenza – Alto Rey
J’ai monté la tente dans l’espace réduit du porche de la chapelle l’Alto Rey à 1858 mètres d’altitude. Il souffle un vent glacial et c’est le seul endroit que j’ai trouvé pour être un peu à l’abri. L’objectif de la journée était d’y arriver pour le coucher du soleil. J’y suis parvenu juste à temps après une longue première étape de 55 kilomètres et 2000 mètres de dénivelés dans la Cordillère Centrale. Le sommet offre un très large panorama sur les plateaux de Castille avec la chapelle à son point haut mais pour le reste, il vaut mieux ne pas être électrosensible. L’Alto Rey est hérissé d’émetteurs et de relais.

Cette longue étape a été agréable et variée sur de beaux chemins avec juste une partie un peu sauvage. Les paysages ont évolué d’une campagne verdoyante au début puis une végétation méditerranéenne avec lavandes et cistes pour terminer dans un environnement de moyenne montagne de schiste et bruyères. Pour agrémenter le tout, il y avait plusieurs villages avec un certain charme comme Palazuelos ceinturée de murailles, la petite Ávila (en Espagne, la référence pour une ville fortifiée n’est pas Carcassonne…). Comme nous sommes le week-end, les bars associatifs étaient ouverts et j’ai pu faire une pause dans deux villages.
Fait notable de la journée, j’ai croisé du monde. Comme souvent en Espagne, ce sont plutôt les chemins de Compostelle qui sont fréquentés. Ce matin, j’étais sur le Camino de la Lana. J’ai d’abord discuté avec deux vététistes espagnols partis d’Alicante et qui allaient à Burgos puis avec un autre qui allait dans l’autre direction. C’est beaucoup de rencontres par rapport à la première partie de Valence à Sigüenza.
2 juin : Alto Rey – Cantalojas
Au sommet de l’Alto Rey, la nuit a été ventée et le sommeil léger. Il fait froid. Je me réveille dans la brume. L’objectif de la journée est d’être à Cantalojas avant la fermeture dominicale de l’épicerie à 15 heures. Il n’y en a pas beaucoup sur mon parcours et je ne veux pas la louper. Mais l’étape s’avère plus difficile. Avec la fatigue de la journée d’hier et le manque de sommeil, il est plus de 16 heures quand je finis par arriver à Cantalojas.
Pour l’épicerie, j’ai une possibilité de rattrapage dans 40 kilomètres à Somosierra. J’avais aussi l’intention de prolonger l’étape au-delà de Cantalojas mais finalement je m’arrête ici. Je dors à l’hôtel. J’économise mes réserves de nourriture et fatigué, je ne me sentais pas aller plus loin.
Je suis dans les montagnes, sur un itinéraire de liaison hors sentiers balisés. Le but est de rejoindre la ligne de crêtes de la Sierra de Guadarrama en évitant les routes. Mais de l’Alto Rey, j’ai eu des passages sauvages à travers bois ou sur des sentiers envahis par la végétation et la végétation méditerranéenne est rude à traverser. Après la journée d’hier où j’étais, sauf sur une courte partie, sur des pistes ou de bons sentiers, la moyenne kilométrique a baissé significativement. Après Valdepinillos, j’ai retrouvé avec plaisir un GR balisé mais dans la remontée de la rivière, j’ai perdu la trace et là, à nouveau, cela a été difficile.

Malgré tout, j’ai marché dans de beaux paysages de moyenne montagne avec beaucoup de fleurs, de belles vues. Depuis Valence, j’allais vers le nord-ouest pour éviter Madrid. Je vais maintenant m’orienter vers le sud-ouest et monter en altitude sur les crêtes de la Sierra de Guadarrama. J’ai aperçu quelques petits névés. Cela ne devrait pas me gêner. J’espère juste que le sentier sur les crêtes sera bon.
3 juin : Cantalojas – Somosierra
J’ai dormi comme une masse, d’une seule traite et d’un sommeil profond. J’en avais besoin. Ce matin, je pense avoir récupéré de mes deux dernières étapes. Tant mieux, car le programme est à nouveau chargé. Je vais gagner les crêtes des montagnes du Système Central. Je les suivrai ensuite plus ou moins jusqu’au Portugal. Sur le parcours, j’ai deux sommets significatifs : le pic del Lobo à 2274 mètres d’altitude et la Cebollera Vieja ou Pic des Trois Provinces à la jonction des trois communautés : Castille-la-Manche (Guadalajara), Castille et Léon (Ségovie) et Madrid.
Le départ est tranquille sur un bon sentier balisé. Je suis dans le parc naturel de la hêtraie de Tejera Negra. C’est une des plus méridionales d’Europe. Le climat froid, humide et l’exposition ont permis aux hêtres de se pousser ici. Elle fait partie d’un bien classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2017 et comprenant d’autres hêtraies en Europe.
Pour arriver aux crêtes, j’ai deux passages un peu sauvages dans la végétation mais sans trop de difficultés. Ensuite, je suis rassuré par le chemin. Le sentier est bon. Au nord, le plateau de la Vieille Castille s’étend à perte de vue. Au sud, la Nouvelle Castille est presque tout aussi plate. Sur cette partie, la chaîne est comme une muraille dressée séparant les deux régions. La marche est agréable sur ce bon sentier, bordé de genêts et bruyères en fleur et avec de belles vues sur les montagnes. Comme tout parcours en crête, cela reste physique avec une succession de montées et de descentes.

Le seul désagrément sont les mouches. Il y a des troupeaux de vaches et alors que jusqu’à maintenant, je n’avais pas été gêné, ici c’est impressionnant. Je crois que je n’ai jamais eu lors de mes différentes marches, un nuage de mouche pareil. Par moment, d’une seule frappe, je peux en tuer dix sur mon bras. Le moment de prédilection pour elles : quand en plein soleil, il fait chaud et que tu montes en sueur. Il suffisait que le vent se lève pour être à nouveau tranquille.
Ce désagrément n’enlève rien à cette belle et longue étape. Je termine au col de Somosierra, le passage le plus important entre Burgos et Madrid. Les troupes de Napoléon y ont remporté une victoire qui leur a ouvert les portes de la capitale espagnole. Il y a l’autoroute, une ancienne voie de chemin de fer, une ligne à haute tension. Ce n’est pas un environnement très sauvage mais pour se reposer après une journée de marche, cela va très bien.
4 juin : Somosierra – Puerto de Malangosto
Je poursuis ma marche solitaire sur les crêtes. Hier, j’ai croisé un groupe de 4 Espagnols puis un autre seul quand je montais vers le Pic del Lobo. Aujourd’hui, il n’y a personne. Le paysage est plus ordinaire, notamment au début où je marche sur une piste double voie, une côté province de Ségovie en Castille et Léon et l’autre côté Communauté de Madrid, les deux voies étant séparées par une clôture barbelée.
Je poursuis ensuite à l’intérieur du parc national de la Sierra de Guadarrama. Le paysage se fait plus agréable et plus sauvage. La piste devient même un sentier par endroit. Après être passé à 2200 mètres d’altitude, je redescends vers le col de Malangosto. Côté Ségovie, il y a un minuscule abri traditionnel avec un toit en chaume. Un ruisseau coule à côté. Cela fera l’affaire pour ce soir et à priori, il ne devrait pas y avoir de passage.

Demain, je vais marcher dans une partie plus touristique et plus proche de Madrid. Peut-être y aura-t-il des randonneurs.
5 juin : Puerto de Malangosto – Cercedilla
Je marche toute la matinée avec le pic de Peñalara en face de moi. À 2428 mètres d’altitude, c’est le point culminant de la Sierra de Guadarrama. Avec un profil très alpin, il a de l’allure et dès que je rejoins la voie normale de l’ascension au sommet, je croise pas mal de monde. Cela donne l’occasion d’échanger sur des sujets classiques de randonnée comme les mouches qui comme hier, sont envahissantes.

Entre le sommet minéral et rocailleux et le passage par les lacs plus bas, j’ai choisi la deuxième option. Le site est populaire et il y a aussi beaucoup de promeneurs qui montent jusqu’aux étangs. C’est aussi très réglementé. Je suis dans un parc national et une gardienne vient me signaler qu’il est interdit de tremper les pieds dans le ruisseau… Il ne faut pas non plus s’approcher des étangs.
Le parc national a mené ici une action d’envergure de réhabilitation du paysage. Pendant trois décennies, une station de ski relativement importante avec télésiège et plusieurs téléskis a existé ici. En 1999, les onze remontées mécaniques ont été démontées, les pentes revégétalisées. Aujourd’hui, il ne reste plus de signes visibles de la station de ski de Valcotos. La nature a repris ses droits.
La situation des 4 dernières stations de ski du Système Central est fragile. Je suis passé avant hier au dessus de celle de la Pinilla. Il reste au sommet du pic del Lobo les ruines très laides de l’arrivée de l’ancienne télécabine. Outre le vent, le fait que la station soit dans la province de Ségovie et le sommet dans celle de Guadalajara n’a pas aidé à son maintien.
Face à l’ancienne station de Valcotos, celle de Valdesqui n’a ouvert qu’un seul mois cet hiver faute d’enneigement. Quant à l’historique Navacerrada, sa survie est menacée. Elle se situe dans le périmètre du parc national. Elle souffre aussi de l’enneigement irrégulier. Une décision de justice a confirmé sa fermeture mais la résistance est forte. Navacerrada est la plus ancienne station du pays après La Molina dans les Pyrénées. De nombreux Madrilènes ont débuté le ski ici comme la famille Fernandez Ochoa, seuls médaillés olympiques espagnols en ski. La vieille station est à l’agonie. Je pensais dormir ici mais il n’y a plus de possibilités. J’étudie les alternatives. Dans le parc national, tremper ses pieds est interdit alors bivouaquer, c’est encore plus risqué. Finalement, je modifie mon itinéraire et descends à Cercedilla par un bon sentier. Demain je remonterai sur les crêtes pour terminer cette partie des montagnes du Système Central.
6 juin : Cercedilla – L’Escorial
Cercedilla est au terminus de la ligne C8 des « cercanías » de Madrid, l’équivalent du RER parisien. Je suis à 60 kilomètres du centre de la capitale espagnole. À 1200 mètres d’altitude, la petite ville est une station de villégiature pour les Madrilènes à la recherche de fraîcheur. Pour la fraîcheur, ce n’est pas prévu pour les deux prochains jours. Une « calima » est annoncée. C’est un vent chaud, du sud, chargé de sable saharien. J’avais connu cela dans la région de Murcie et les paysages ocres, rougeâtres avaient des allures martiennes. Comme, je dois perdre de l’altitude, je vais en plus gagner des degrés. La température risque de dépasser les 30°C dans l’après-midi. De Cercedilla, je décide de prendre l’itinéraire le plus court, jusqu’aux crêtes à l’Alto de Léon, autre grand col entre les deux Castille. À 7h30 du matin, la température est très agréable pour marcher et finalement même en avançant dans la journée, ce petit vent du sud n’est pas désagréable.
Depuis les crêtes, je domine l’immense croix du Valle de los Caídos. Elle s’élève à 150 mètres au-dessus du sol. Franco a fait édifier le monument en mémoire des victimes de la guerre civile espagnole. Mais en fait, ce sont des prisonniers républicains condamnés aux travaux forcés qui l’ont construit et, parmi les restes de plus 30000 victimes qui reposent ici, il n’y a pratiquement que des nationalistes. Franco et Primo de Rivera, le fondateur de la phalange ont été enterrés ici. Le monument de la Valle de los Caídos est donc surtout perçu comme un monument à la gloire de la dictature franquiste. Le gouvernement socialiste espagnol a fait retirer en 2019 la sépulture de Franco et en 2023 celle de Primo de Rivera. Il a fait aussi voter en 2022 une « loi de mémoire démocratique ». Cette loi prévoit le droit à la nationalité espagnole aux descendants des exilés, la recherche et l’identification des victimes, l’annulation des condamnations du régime franquiste et la reconnaissance du statut de victime aux bébés volés.
Presque neuf décennies après la guerre civile, la vie politique espagnole est toujours agitée par les fantômes de son histoire. Les débats sur ces questions sont réguliers et virulents dans les médias du pays. Lors de ma marche, je suis régulièrement confronté à ces enjeux mémoriels. Certains panneaux d’informations mentionnent « les troupes insurrectionnelles » pour les Franquistes. Ailleurs, il est fait mention d’un prêtre tué par les Républicains. À Riofrío del Llano, une plaque était toujours posée au-dessus de l’entrée de l’église avec l’insigne de la Phalange espagnole, le joug et les flèches, le nom de Primo de Rivera et une liste de noms dessous. Les nationalistes de la Phalange du village ? Ceux qui sont morts durant la guerre civile ? Je ne sais pas.
Le PP (Partido Popular) de droite et Vox (Extrême droite) soutiennent une « loi de concorde et de réconciliation nationale » dans les communautés autonomes qu’ils dirigent. Elle étend le statut de victime à celles de la seconde république espagnole à partir de 1931 et atténue ou ne fait pas référence aux 40 années de dictature franquiste. Ces régions (Aragon, Castille et Léon, Valence) souhaitent aussi de nouvelles règles pour la recherche des fosses communes et l’identification des victimes.
Je termine la journée à l’Escorial. Mon changement d’itinéraire m’a permis de raccourcir l’étape du jour et de visiter le palais monastère Saint Laurent. Il est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Philippe II l’a fait construire pour commémorer la victoire sur les Français à Saint Quentin le jour de la saint Laurent, le 10 août 1557. C’est le lieu de sépulture de la quasi-totalité des rois d’Espagne depuis Charles Quint.

Le bâtiment est impressionnant, immense , austère et je ne regrette pas d’avoir consacré, après une journée de marche, plus de deux heures à la visite. Outre les appartements royaux et l’immense basilique, le panthéon avec les sépultures de tous ces rois d’Espagne (il ne reste que deux emplacements libres…), le palais abrite une bibliothèque avec des manuscrits et parchemins remarquables, une galerie de peinture avec des œuvres du Greco, Véronèse, Titien, Velazquez…Le monastère est toujours en activité et ne se visite pas et il y a en plus un établissement scolaire dans une aile du bâtiment. Dans ma marche orientée nature, j’ai apprécié cette pause historique.
7 juin : L’Escorial – San Martín de Valdeiglesias
Le programme de la journée n’est pas très alléchant. J’ai 40 kilomètres jusqu’à un village avec des campings ou marcher 6 kilomètres supplémentaires où il y a une pension. Compte tenu des risques d’orages, cela m’arrangerait de faire les 46 kilomètres. Tout cela avec 31°C prévu dans l’après-midi et dans une zone sans rien de particulier entre les Sierras de Guadarrama et de Gredos. Je suis sur une étape de liaison comme cela arrive régulièrement lors d’une longue marche. Mais quand il faut y aller, il faut y aller. Je ne suis pas là pour m’amuser.
Finalement, cela ne se passe pas si mal. Le ciel voilé avec les sables du Sahara diminue les ardeurs du soleil et avec la calima, j’ai une petite brise et un peu d’air. Les chemins ne sont pas désagréables, il y a peu de mouches et je peux faire des pauses dans plusieurs gros villages résidentiels de la lointaine banlieue de Madrid. Il y a aussi quelques points d’attraction comme cet impressionnant centre de la Nasa. Avec deux autres centres en Californie et en Australie, il permet à la Nasa d’assurer une liaison en continu avec ses vaisseaux satellites.

Au fil de la journée, je modifie mon itinéraire. Je l’allège en dénivelés et peut-être même aussi en kilomètres. Finalement, l’objectif de San Martín de Valdeiglesias et des 46 kilomètres semble atteignable et je peux réserver la pension (30€ la nuit, cela vaut mieux que le camping, 6 kilomètres avant).
La fin est plus difficile avec la fatigue, la chaleur sur une piste sans charme mais j’arrive à San Martín de Valdeiglesias. Je suis presque au bout de cet espace entre les Sierras et dès demain matin, je vais reprendre de la hauteur. Je suis aussi dans ma dernière localité significative avant longtemps.
Sur les prochains 220 kilomètres de mon tracé, soit environ une semaine à un bon rythme, il n’y a qu’une seule épicerie et elle est proche. J’y serai dimanche, jour de fermeture. Je ne serai pas dans le désert, il y a des refuges gardés, un restaurant à un col et j’ai toujours la possibilité de modifier mon itinéraire pour descendre vers les villages en contrebas.
Je dois aussi gérer la météo. Depuis le départ, le temps est invariablement beau. Cela va visiblement changer avec des perturbations à venir. Un itinéraire à venir dans les montagnes, le mauvais temps, pas de ravitaillement… j’ai des incertitudes pour les prochains jours.
8 juin : San Martín de Valdeiglesias – Casillas
J’attends sous l’abribus de Navahonda, le long de la nationale avec en fond sonore, le flux continu des voitures. Il pleut et après un mois et demi de marche, j’ai oublié ce qu’il faut faire dans ce cas-là. Je ressors des affaires qui jusqu’à maintenant ne servaient à rien, le parapluie, housse de pluie pour le sac à dos, veste imperméable.
À l’ouverture du bar communautaire, je poursuis mon attente plus confortablement. Je ne veux pas m’engager dans la montagne si cela ne s’arrange pas. Bien m’en a pris, car les bénévoles du bar me disent que je ne peux pas suivre l’itinéraire prévu. Deux kilomètres plus haut, il y a des barrières. Ce sont les terres du marquis. Je dois poursuivre dans la plaine. Au village suivant, même discours. À croire que toute la montagne appartient au marquis. À bas les privilèges ! Vive la révolution !
Je continue sur des chemins plats avec les sommets sur ma droite. Soyons positifs. Les crêtes sont dans les nuages et ici j’ai droit à quelques rayons de soleil et même si je suis à basse altitude (700m environ), il ne fait pas chaud. Je ne suis pas le long d’une route, c’est un GR qui suit la cañada real leonesa, un long chemin historique de transhumance entre le sud de l’Espagne et les Monts Cantabriques. S’il n’y avait pas le bruit des voitures sur la nationale en parallèle, le chemin serait très agréable.

Comme j’ai finalement beaucoup de chance, la pluie se remet à tomber avec cette fois des trombes d’eau quand j’arrive devant un bar de Santa Maria del Tiétar. Je mange et profite d’une accalmie pour repartir. Je termine l’étape à Casillas. Je suis à l’hôtel au sec. Il continue d’y avoir des averses. Pas aussi loin que prévu ni par l’itinéraire que je souhaitais, j’ai quand même avancé vers l’ouest. Seul point négatif, mon sac à dos pèse toujours aussi lourd, je n’ai pas entamé mes réserves.
Les deux prochains jours, les prévisions ne sont pas bonnes. Je ne m’interdis pas de prendre un jour de repos après 39 journées de marche sans discontinuer.
9 juin : Casillas – Mijares
Au réveil, le temps est calme, nuageux mais avec des trouées de ciel bleu. Je ne vais pas me reposer aujourd’hui et je reprends ma route.
De Casillas, un chemin balisé permet d’accéder aux crêtes de la Sierra de Gredos. Ici, le marquis n’a pas de terres, je peux passer. Une fois sur les cimes, le soleil me gratifie de belles vues. Je suis au-dessus de la mer de nuages mais progressivement, ils gagnent la partie. Toute la journée, je crapahute sur les crêtes. Il y a un sentier avec des cairns mais cela monte et descend constamment avec peu de parties pour souffler. En plus, comme le temps est incertain, je ne fais que de courtes pauses et je termine fatigué à Mijares, village de la province d’Ávila.

Le parcours a été à nouveau très sauvage. Je n’ai vu personne de la journée. L’héroïne du roman « La perte de l’image » de Peter Handke s’interroge au sujet de la Sierra de Gredos : « Que recherchait-elle ici, que pouvait-elle bien attendre de cette chaîne de montagnes sans pistes de ski ni remontées mécaniques, qui par-delà les frontières du haut plateau n’évoquait rien aux oreilles du public, et qui même à l’échelle du pays, à mesure qu’on s’éloignait, était seulement connue par ouï-dire, et ne représentait une destination possible que pour les habitants de la région, ou, à l’extrême rigueur, pour quelques Madrilènes? » En ce dimanche du mois de juin, personne ne semblait prêt à s’aventurer sur les crêtes entre Casillas et Mijares.
J’ai évité la pluie aujourd’hui. Je ne m’en suis pas si mal tiré compte tenu des prévisions. Elles sont toujours mauvaises pour demain. Peut-être pourrai-je finalement prendre une journée de repos?
10 juin : Mijares

Quarante jours de marche, chiffre symbolique et je prends une journée de repos à Mijares dans la Sierra de Gredos. Il pleut, le ciel est gris et cela devrait rester ainsi jusqu’en milieu de journée. Les jours prochains, la météo prévoit du beau temps. Je pourrai ainsi traverser la partie la plus haute de la Sierra de Gredos dans de bonnes conditions.
Quarante jours de marche, environ 1270 kilomètres et 32 kilomètres quotidiens, c’est à peu près dans mes habitudes. Ce qui l’est moins, ce sont les 21 jours de marche depuis Valence soit trois semaines consécutives avec en moyenne 36 kilomètres par jour. Une journée tranquille et confortablement installé ne pourra me faire que du bien. Autre avantage de rester ce lundi à Mijares, les commerces sont ouverts. Cela me permet de compléter mes réserves. J’espère ainsi tenir les 5 à 6 jours jusqu’à la prochaine épicerie.
11 juin : Mijares – Abri de las Campanas
Le ciel est bleu sans un nuage, il fait frais. Les conditions sont idéales pour repartir. De Mijares, à 870 mètres d’altitude, il y a une montée continue jusqu’au Cabezo à 2190 mètres. Le sentier est bon, balisé avec des cairns. Les flancs sud de la Sierra de Gredos sont couverts de genêts en fleurs. Je monte tranquillement en profitant du paysage. Je peux prendre mon temps. Ce soir, j’ai prévu de dormir dans une cabane et demain au refuge gardé de Laguna Grande. Cela me fait deux étapes « normales ».
Mais avant de rejoindre mon abri pour la nuit. Je peux faire une bonne pause au puerto del Pico. C’est le principal point de passage au centre de la Sierra de Gredos. La route relie notamment Ávila avec la partie de sa province au sud des montagnes. Il y a un restaurant fermé le soir mais les horaires bizarres en Espagne ont des avantages. Il est 16 heures. Le service de la mi-journée est toujours en cours. Je fais mon repas du soir (assez tôt) avec les Espagnols qui n’en sont, eux, qu’à leur déjeuner.

Après cette longue pause, je poursuis jusqu’au refuge (abri) de las Campanas. C’est toujours un peu l’incertitude quand on prévoit de s’arrêter dans un abri. Certains sont en piteux état, d’autres très sales. Celui de las Campanas est très bien, propre et dans un beau site. J’y serai bien pour la nuit et ne devrait pas être dérangé à part peut-être par les nombreux bouquetins qui gambadent dans la Sierra de Gredos.
12 juin : Abri de las Campanas – Refuge de la Laguna
Ces montagnes des Systèmes Ibérique et Central sont curieuses tant elles sont étroites. Que ce soit au sud ou au nord, j’ai à mon pied des plateaux avec des villages à quelques kilomètres à peine des crêtes sauvages où je marche. L’avantage est qu’en cas de mauvais temps ou de manque de réserves de nourritures, en peu de temps, il est facile de rejoindre la civilisation. Et s’il y a un problème, j’ai très régulièrement du réseau.
Du très tranquille abri de las Campanas, j’ai rejoint les crêtes. Je marche toujours seul. Je croise juste deux randonneurs à la journée. Les bouquetins sont eux de plus en plus nombreux. Au début, je désespérais de pouvoir les prendre en photo. Le zoom de mon appareil photo ne fonctionne plus et je n’ai qu’un grand angle. Puis, je me suis presque retrouvé au cœur de troupeaux. Il y a environ 8000 bouquetins dans la Sierra de Gredos. Ils font partie de la même famille (Capra pyrenaica) que ceux des Pyrénées qui avaient disparu et compte tenu de la proximité génétique, ce sont des spécimens venant d’ici qui ont été réintroduits dans les Pyrénées et ils s’y sont très bien adaptés.

À la fin de la journée, j’arrive dans la partie la plus populaire de la sierra : le cirque de Gredos avec la Laguna Grande au pied du point culminant du massif, le pic Almanzor. Dès que je récupère le sentier menant au cirque, je croise beaucoup de randonneurs et au fond du cirque, au bord du lac, il y a le refuge où je dors ce soir. L’environnement est très alpin avec pics escarpés et névés. Demain, ce sera l’étape la plus haute de mon TransIberian Trail.
13 juin : Refuge de la Laguna – Puerto de Linares
Le pic Almanzor est le premier objectif de la journée. Il domine le refuge de la Laguna et à 2592 mètres d’altitude, c’est le point culminant des massifs du centre de la péninsule ibérique. La montée jusque sous la cime est sur un bon sentier. C’est un itinéraire alpin mais il est bien balisé et ne pose pas vraiment de difficultés. La toute dernière partie est par contre beaucoup plus technique. Cela relève de l’escalade mais en prenant mon temps et assurant bien ses prises, j’arrive au sommet. Je suis au point culminant de mon TransIberian Trail. La cime n’est pas large, j’y suis seul mais en été, cela doit être compliqué de trouver une place.

Je poursuis dans un environnement très alpin et toujours avec ces surprenantes vues sur les immensités plates en-dessous. Je suis maintenant en Estrémadure, la dernière région de la partie espagnole de ma marche. Pour être plus précis, je navigue sur les crêtes entre cette région et celle de Castille et Léon.
Après cet épisode alpin, je retrouve de douces crêtes et un bon sentier. Je peux avancer à un bon rythme. Mais cela ne dure qu’un certain temps. Je me retrouve hors sentiers et au milieu de genêts presque de ma hauteur. Le rythme horaire chute et l’objectif que je m’étais fixé pour la journée devient irréalisable.
Face à ces difficultés, je décide de descendre des crêtes et juste un peu en-dessous, je trouve une source avec une prairie à côté. C’est inespéré et je m’arrête là.
La journée a été longue. En début de journée, technique et en fin pénible. Je verrai l’option à prendre demain. La nuit porte conseil.
14 juin : Puerto de Linares – Tornavacas
La nuit porte conseil et j’ai décidé de poursuivre sur les crêtes. Je n’avais pas de sentier pour descendre et je risquais de rencontrer les mêmes difficultés pour rejoindre la vallée avec en plus un long détour.
Je suis à nouveau hors sentier et il y a des genêts. C’est moins problématique que hier mais cela reste difficile avec une progression très lente. Je regarde les sommets derrière moi pour me donner du courage en voyant que malgré tout, j’avance. Je passe le sommet du Cancho avec peine. Quand je m’approche de la Covacha, un autre sommet à 2395 mètres d’altitude, l’environnement se fait plus minéral. Je n’ai plus les genêts mais dans les rochers, je ne fais pas de pointe de vitesse.

La grosse satisfaction est de retrouver des cairns. Je suis sur un sentier et décide de les suivre même si ce n’est pas mon itinéraire prévu. Je finis au village de Tornavacas. Il n’y a pas de possibilités d’hébergement mais des bars, des épiceries, un restaurant. Cela me fait du bien de voir des êtres humains. Depuis que j’ai quitté le refuge de Laguna Grande, hier matin, je n’ai vu personne durant ces deux jours de marche. La Sierra de Gredos est belle mais sauvage et rude.
15 juin : Tornavacas – Hoya Cuevas
Après une nuit dans un jardin public de Tornavacas, je repars pour ma dernière étape dans la Sierra de Gredos. La soirée dans le village avec bar et restaurant m’a fait du bien, ne serait-ce que de pouvoir discuter un peu. Mais la fatigue accumulée par les dernières journées se ressent quand même.
La brume gagne rapidement et avec elle le plaisir de la marche en prend un coup. Quand j’arrive à la Laguna del Duque, je suis toujours dans les nuages mais subitement, ils disparaissent. Le moment est superbe. La suite un peu moins. Je suis un sentier marqué sur les cartes et balisé avec des cairns mais progressivement, la végétation se fait de plus en plus dense. Je suis à nouveau au milieu des genêts. Je préfère renoncer et trouve un moyen de faire la liaison avec un sentier plus bas. Je n’avais pas envie aujourd’hui de passer des heures à galérer.

La suite est sans problème. Le sentier remonte un vallon, passe devant les belles Lagunas del Trampal puis je franchis le dernier col de ma traversée de la Sierra de Gredos.
Il est encore tôt quand, dans la descente, je décide de m’arrêter à l’abri de Hoyas Cuevas. Le village est à 9 kilomètres et les possibilités d’hébergement à 13 kilomètres. Après des très longues journées, j’apprécie d’avoir un peu de temps pour me reposer, faire une lessive, me laver.
Demain, j’entame une partie avec des villages entre la Sierra de Gredos et celle de Francia.
16 juin : Hoya Cuevas – Valdelageve
Après la traversée de la Sierra de Gredos qui a été rude physiquement, j’ai deux étapes de transition et cela fait du bien. J’ai en plus plusieurs villages sur le parcours et j’en profite. Au premier, La Garganta, c’est pour un café. Je discute un moment avec un habitant. C’est suffisamment rare pour le souligner. Il est maréchal ferrant et très content de sa vie dans ce petit village.
Au Puerto de Béjar, je croise la Via de la Plata que j’avais suivie lors de ma traversée sud-nord de l’Espagne, il y a 10 ans en 2014. La toile d’araignée de mes chemins ibériques est en train de se tisser.
À Peñacaballera, je profite du bar pour la pause déjeuner. Cela améliore largement mon quotidien avec mon pain acheté il y a une semaine, mon fromage qui a pris un coup de chaud et mon saucisson.
Je poursuis sur d’agréables sentiers balisés et ombragés jusqu’au joli village de Montemayor del Río avec son château et des maisons typiques. J’en profite pour une nouvelle longue pause au bar.

Je termine ma journée dans le tout petit village de Valdelageve où je dors dans une « casa rural », un gîte rural. Il est rare qu’ils acceptent pour une nuit, une personne. Là, j’ai la maison complète pour moi. Anida, la propriétaire m’a laissé des cerises, une bière au frigo et elle m’a permis d’utiliser la machine à laver le linge. La douche, la lessive, le confort, après cinq nuits sous la tente, en cabane ou refuge, j’apprécie.
Je suis repassé au-dessus des 30 kilomètres quotidiens. Malgré des longues pauses, je suis arrivé assez tôt à Valdelageve et beaucoup moins fatigué qu’après 20 kilomètres dans la Sierra de Gredos. Que ce soit en vitesse ou physiquement, je pense qu’on est pas loin d’un rapport de 1 à 3. Dix kilomètres dans la montagne en valent trente sur des chemins comme aujourd’hui.
Je termine ma journée tranquillement dans le canapé en buvant ma bière. Ce soir, je suis un peu comme à la maison.
17 juin : Valdelageve – La Alberca
Le parfum des eucalyptus, les chênes liège, sur les chemins, ce matin, il flotte un air de Portugal. Après un faux départ, j’ai trouvé des pistes agricoles et forestières tranquilles mais sous le village de Valdelageve, je m’étais engagé sur de vieux chemins abandonnés. Est-ce la sagesse de l’âge ? J’ai vite renoncé et fait demi-tour, là où je me serais entêté il y a quelques années. Ici, à basse altitude, ce ne sont pas les genêts qui envahissent les espaces inoccupés mais les ronces, les orties et la broussaille.
La suite est tranquille via Herguijuela de la Sierra avec un sentier balisé PR jusqu’à La Alberca. Avec Albarracín et Sigüenza, c’est un des rares villages touristiques sur mon parcours. Il a été le premier à être classé « Ensemble historique » et il fait partie des plus beaux villages d’Espagne. Le cœur du village est un dédale de maisons anciennes à colombages avec au centre une belle « Plaza Mayor ».

La Alberca est aussi connu pour ses traditions. Une d’entre elles, la « Carrera del Gallo » (Course du coq) n’a heureusement plus court. Les mariés de l’année devaient arracher la tête de coqs vivants suspendu au-dessus des rues du village. O tempora o mores… Luis Buñuel a filmé l’événement en 1932 dans son documentaire « Las Hurdes, tierra sin pan » (Les Hurdes, terre sans pain). Les images ne sont pas très bonnes, le film a presque un siècle mais cela donne une idée :
Outre son cachet historique, le village se situe au pied de la Peña de Francia, le sommet principal de la Sierra éponyme. Une des hypothèses de ce nom curieux dans ce coin isolé d’Espagne si loin de nos contrées serait dû au choix du roi d’Espagne pour repeupler ces montagnes après la reconquête. Il aurait fait appel à des sujets venant du Royaume de France. Des patronymes comme Gascon, Martin, Bernal en attestent encore de nos jours.
18 juin : La Alberca – Casares de las Hurdes
Je patiente contre un mur juste un peu après avoir quitté La Alberca. L’averse doit être de courte durée si je me fie au radar de pluie de Meteoblue. Depuis que j’ai démarré de Minorque, je n’ai pas eu trop à me soucier du temps, invariablement beau. C’est maintenant un peu plus compliqué. J’ai aujourd’hui de fortes pluies attendues en milieu de journée puis dans quelques jours un épisode caniculaire alors que j’arriverai à basse altitude. C’est difficile à imaginer aujourd’hui alors que je supporte la polaire pour marcher.
J’ai modifié mon itinéraire. Je devais rester sur les crêtes de la Sierra de Francia pendant deux jours sans beaucoup d’échappatoires, d’abris et d’eau. L’objectif maintenant est de basculer rapidement versant sud. Non pas que les prévisions y soient meilleures mais il y a plusieurs villages.
Passée l’averse, je reprends en direction du col. Je surplombe la très isolée vallée des Batuecas. C’est une des coins les plus enclavés d’Espagne. Cela a favorisé le développement d’un mythe, celui d’un village complètement coupé du reste du monde et sans aucun contact avec les populations voisines. Un écrivain espagnol a créé une pièce de théâtre sur ce thème. Montesquieu aurait évoqué cette vallée. Madame de Genlis en a tiré un roman « Les Batuecas » qui a marqué George Sand. Le géographe Élisée Reclus, le Figaro Illustré l’ont mentionnée.
J’essuie un gros orage avant d’arriver à Ladrillar où je peux me réfugier dans le bar. J’y reste un moment consultant régulièrement les radars de pluie Meteoblue pour saisir le bon créneau pour passer un col. Je peux ainsi terminer dans des conditions correctes l’étape. J’ai même droit à un rayon de soleil.
Je suis au cœur des Hurdes. Cette région a longtemps symbolisé la misère dans les montagnes espagnoles. Miguel de Unamuno (avec deux universitaires français) a visité la vallée en 1913. Le roi Alfonso XIII s’y est rendu en 1922 et il y a le documentaire de 1932 de Luis Buñuel « Las Hurdes, tierra sin pan » (voir le lien vers la vidéo YouTube dans le récit d’hier). Ce film est loin de faire l’unanimité. Le cinéaste est accusé de voyeurisme, d’étaler la misère de ce coin d’Espagne pour briller dans les cinémas parisiens. Miguel de Unamuno, sans occulter la pauvreté qu’il côtoie, écrit aussi sur la beauté des paysages et l’attachement des habitants à leur terre.
Quand je passe à Riomalo de Arriba, je ne suis pas loin de la vision de Buñuel. Le ciel est gris, il pleut, le hameau est presque abandonné et de nombreuses maisons tombent en ruine, les pinèdes tout autour du village ont brûlé dans un incendie en 2022.

Avec un rayon de soleil, l’arrivée à Casares de las Hurdes est plus riante. Je vois les montagnes, il y a des forêts, de la verdure et le village est plus vivant avec un hôtel-bar-restaurant et une boulangerie. Les conditions de la journée n’étaient pas très favorables mais je m’en tire pas trop mal.
19 juin : Casares de las Hurdes – Robledillo de Gata
C’est beau quand la brume matinale se déchire petit à petit. Le soleil fait d’abord de timides apparitions. La lumière change rapidement puis le paysage se dévoile. C’est moins beau quand en début d’après-midi, un vent frais ramène nuages et pluie sur les crêtes. Le spectacle est terminé. Le paysage perd ses couleurs, tout devient gris.

Je suis retourné sur les crêtes entre la Sierra de Francia et celle de Gata. Le sentier pour les rejoindre était bon, le bleu dominait dans le ciel, cela se présentait bien. Au col, j’ai déchanté. Le sentier vers le pic suivant était envahi par la végétation. J’ai hésité, j’ai continué puis le paysage s’est fait plus minéral et moins végétal. J’ai pu avancer.
En début d’après-midi, je me suis retrouvé sur de vastes pistes coupe-feu et sous les nuages, une pluie de plus en plus continue et un vent frais. Les mains dans les poches pour me réchauffer, j’ai pensé aux jours prochains et faire une moyenne entre le froid actuel et la canicule à venir. J’ai surtout pensé à avancer, tête baissée sous mon parapluie et rejoindre le village de Robledillo de Gata en espérant trouver un endroit pour dormir et faire sècher mes affaires. Sur ce point là, c’est réussi mais la fin de mon parcours espagnol n’est pas si simple que ça.
20 juin : Robledillo de Gata – Valverde del Fresno
Demain le Portugal ! Je suis à Valverde del Fresno, dernière localité espagnole de mon TransIberian Trail. Comme souvent près des frontières, la petite ville a des particularités linguistiques avec un dialecte propre « A fala ». Il fait partie des langues gallego-portugaises et ne compte que 6000 locuteurs dans les trois villages de la vallée de Jálama.

Ce matin, j’avais l’intention de rejoindre Valverde del Fresno en deux étapes mais je suis arrivé à midi à Gata, le village où j’avais prévu de m’arrêter. J’ai poursuivi, j’étais en forme, les chemins étaient bons et j’ai finalement marché 52 kilomètres pour conclure ma traversée de la partie espagnole. Il m’a fallu exactement un mois, trente et une étapes (et un jour de repos à Mijares à cause du mauvais temps) depuis Valence pour traverser sur 1040 kilomètres environ l’Espagne d’est en ouest.
La partie dans le Système Central a été très belle, beaucoup plus montagneuse que celle dans le Système Ibérique. Les Sierras de Guadarrama (malgré les mouches) et de Gredos (malgré les genêts) sont très belles et j’ai eu quelques belles localités et villages entre comme l’Escorial ou La Alberca.
J’en ai terminé avec l’Espagne. Je n’aurai pas fait des progrès fulgurants dans la pratique du castillan. Le parcours était très sauvage et sur les chemins, je ne voyais personne. Quand je suis passé dans des villages ou lors des étapes, les discussions étaient limitées. Est-ce de la réserve, de l’indifférence, la crainte d’être indiscret, trop curieux ? Je ne sais pas mais je n’ai presque jamais été questionné sur ma marche. J’ai deux exemples assez marquants. Quand j’ai fait étape au refuge gardé de Laguna Grande, j’ai dîné avec 7 autres randonneurs, un groupe de 3 jeunes Madrilènes, un père et son jeune fils, un autre père plus âgé avec également son fils. La tablée n’était pas désagréable. J’ai questionné sur leurs randonnées, d’où ils venaient… etc. Pas un seul ne m’a demandé d’où je venais, quelle marche je faisais. Et pourtant, nous étions à la même table et dans un environnement de montagnards.
Autre exemple, lors de l’étape où j’ai essuyé un orage en arrivant à Ladrillar, petit village on ne peut plus isolé. Il y avait au bar 4 clients et le patron, il tombait des cordes, je suis arrivé trempé. Hormis le « Buenos días », pas un seul ne m’a demandé si cela allait ou des questions pour savoir d’où j’arrivais et où j’allais. Il en a été ainsi dans tous ces petits villages où je me suis arrêté. Nulle part, j’ai eu le sentiment de susciter de la curiosité.
Je vais maintenant voir ce qu’il en est au Portugal mais je n’ai pas le souvenir que l’année dernière, c’était très différent. L’Espagne et le Portugal ne sont pas des pays de marcheurs. Les habitants ont peu d’intérêt pour ce que je fais. Sur cette traversée, les plus longues discussions auront finalement été avec des étrangers comme avec ce couple néo-zélandais à la Alberca ou avec une Suisse allemande dans la Sierra de Gredos.
4 – Le Portugal d’Est en Ouest
21 juin : Valverde del Fresno – Belmonte
Soixante kilomètres dans la journée, c’est trop pour mon âge mais les circonstances étaient favorables pour faire une longue étape. En passant de l’Espagne au Portugal, j’ai gagné une heure de plus. J’ai marché toute la journée sur des pistes sans dénivelés trop marqués et parfois le long de routes. Hormis le beau village de Sortelha, le paysage ne méritait pas de s’éterniser à la contemplation. J’ai avancé à un bon rythme. Cela m’a permis de ne pas arriver à Belmonte trop tard. Je ressens de la fatigue mais je n’ai pas terminé à l’agonie.
Je sécurise ainsi la fin de mon TransIberian Trail. Les circonstances font que j’ai réservé mon retour à Toulouse, le samedi 6 juillet. C’est plus tôt que ce que j’avais initialement prévu et la partie portugaise de ma marche est condensée. Je n’ai pas trop de marge. Avec cette étape de 60 kilomètres, je maîtrise mieux cette dernière partie.

Je suis ce soir à Belmonte. Le village est celui où le judaïsme portugais a laissé le plus de traces. Je reprends ce que j’avais écrit l’année dernière : « Comme en Espagne, les juifs ont été victimes de l’Inquisition. C’est le roi Manuel Ier, suite à son mariage avec Isabelle d’Aragon qui, à la fin du XVè siècle, promulgue les premières lois contre la communauté. Mais contrairement à l’Espagne, il n’expulse pas les Juifs mais les contraint à se convertir. Devenus des «nouveaux chrétiens» beaucoup continuent à pratiquer secrètement leur religion. À Belmonte, la communauté a réussi à préserver sa religion malgré quatre siècles de persécutions. Quand ils étaient dénoncés, l’Inquisition était impitoyable. En 1739, António José da Silva, le plus grand dramaturge portugais, accusé de respecter le shabbat, a été brûlé sur une place de Lisbonne.
En 2013, une loi a facilité l’obtention de la nationalité portugaise aux descendants des Juifs qui avaient dû quitter le pays. »
22 juin : Belmonte – Au-dessus de Loriga
Le Portugal est très touché par les feux de forêts et depuis hier, je me suis retrouvé à plusieurs moments dans des endroits calcinés. L’année dernière, j’avais essayé d’éviter la partie la plus touchée de la Serra da Estrela mais cette année, en allant d’est en ouest, je suis obligé de traverser la zone. En août 2022, 28000 hectares ont brûlé et l’incendie n’a été éteint qu’au bout de deux semaines.
Marcher dans ces paysages calcinés n’est pas agréable et je n’ai retrouvé une nature intacte que dans l’après-midi. Le chemin dans cette partie de la Serra da Estrela avait presque des airs alpins avec un sentier assez raide et quelques petites langues de neige.

En fin de journée, je croise mon chemin de 2023. C’est le dernier lien entre mes chemins ibériques. J’attaque maintenant la descente de la Serra da Estrela. Ma marche en altitude se termine ici, dans le dernier maillon des massifs du Système Ibérique.
Dans la descente, une prairie au bord d’un ruisseau se prête bien pour poser ma tente. Cent cinquante kilomètres en 3 jours, je préfère m’arrêter là plutôt que de continuer jusqu’au village de Loriga. Je suis à 1560 mètres d’altitude, c’est sauvage et il fait frais. Je ne suis pas trop mal.
23 juin : Au-dessus de Loriga – Piódão
Des vallées encaissées, des pinèdes et des châtaigneraies, le schiste, les maisons de pierre, les faïsses à flanc de montagne, je descends de la Serra da Estrela dans des paysages très cévenols.

Ce matin, le chemin est agréable, souvent le long d’un canal d’irrigation donc en très légère pente descendante. Mais au fur et à mesure de la descente, le chemin devient plus difficile, il fait de plus en plus chaud, et moi et la chaleur, cela ne fait pas bon ménage.
À Vide, la pause au bar est appréciée. Il me reste dix kilomètres jusqu’à Piódão mais ils vont être difficiles. Je suis sur le GR22 mais il est progressivement de plus en plus envahi par la végétation. Je renonce sur une partie et reste le long de la route. Ce n’est pas ce qui est le plus agréable quand il fait chaud.
Je pensais dormir dehors n’ayant pas réussi à trouver d’hébergement mais finalement, un bar-restaurant à Piódão a une chambre disponible. La douche est appréciée. Demain est la dernière journée très chaude. Je vais partir plus tôt et j’espère pouvoir éviter de marcher en milieu d’après-midi.
24 juin : Piódão – Góis
Comme prévu, je démarre tôt, vers 6 heures du matin. En plus de la chaleur, j’ai une étape qui me semble ingrate. Je suis sur un espace un peu entre deux après avoir traversé la Serra da Estrela et avant de trouver des chemins de pèlerinage puis la côte atlantique. Aujourd’hui, je dois gagner les hauteurs de la Serra do Açor et marcher sur 30 kilomètres sur des larges pistes dans des parcs éoliens.
Passé le premier, je change d’option. Les crêtes sont dénudées. Je crains à la fois de manquer d’eau et la monotonie. Je trouve que c’est celle-ci qui est la plus difficile à gérer lors des longues marches : les paysages qui ne changent pas, peu de point d’attraction, ne serait-ce qu’un village à traverser. Dans ces cas-là, les kilomètres défilent plus lentement et je consulte régulièrement l’application téléphone pour mesurer mon avancement.
Je décide donc de descendre dans un vallon et je suis plutôt satisfait de cette option. Je passe quelques hameaux, certains sont assez jolis. Je peux me recharger en eau. Je trouve même un bout de GR qui relie les villages du schiste.

Mais en fin de matinée, il me faut remonter sur les hauteurs. Avec l’altitude, il fait un peu moins chaud et il y a une petite brise mais les 15 derniers kilomètres en plein soleil sont longs. Parti tôt, j’arrive à Góis en milieu d’après-midi et je peux me reposer. Demain, j’ai à nouveau une étape longue, à priori monotone mais avec 10°C en moins.
25 juin : Góis – Figueiró dos Vinhos
La chaleur est mon ennemie. Hier, j’ai subi. J’ai passé toute la journée dans l’effort et sans plaisir. Ce matin, je quitte Góis dans la brume et avec un petit crachin. Il fait frais, je respire et je retrouve le simple plaisir de la marche. Le paysage est bouché mais j’avance sereinement, tranquillement, simplement mettre un pied devant l’autre. Alors qu’hier, je peinais à chaque montée, là je marche d’un pas allègre, à un bon rythme vers le Trevim, le point culminant de la Serra da Lousã. À 1205 mètres d’altitude, c’est mon dernier passage au-delà des 1000 mètres. Je suis au-dessus de la mer de nuages. Partout sur les hauteurs, dans toutes les directions, des éoliennes émergent au-dessus des nuages. Un quart de l’électricité consommée au Portugal provient de l’éolien et globalement 60% des énergies renouvelables (en France 6% pour l’éolien et 30% pour les énergies renouvelables).
Je poursuis sur les crêtes de la Serra da Lousã. La piste longe des dizaines d’éoliennes. Ce que je trouvais ennuyeux et monotone hier, est beau aujourd’hui.

Je perds un peu d’altitude. La mer de nuages remonte lentement emmenant un petit effet brumisateur agréable. Le paysage se voile et se dévoile. Je poursuis jusqu’à Figueiró dos Vinhos. J’ai marché 40 kilomètres mais je termine tranquillement sans l’épuisement des deux derniers jours.
Je ne devrais pas avoir de grosses chaleurs d’ici mon arrivée sur la côte atlantique. Je vais pouvoir avancer plus sereinement.
26 juin : Figueiró dos Vinhos – Calvinos
Je m’éloigne de l’arrière pays portugais avec ses montagnes, ses petits villages isolés et ses chemins et je rentre dans le Portugal utile, cette partie du pays proche de la côte atlantique où vit l’immense majorité de la population. Je vais maintenant avoir plus de sites historiques et de villages, ce qui n’est pas pour me déplaire mais des régions plus touristiques, moins de chemins dans la nature et probablement plus de bitume.
C’est déjà un peu le cas aujourd’hui. Après une première partie sur des chemins dans les forêts d’eucalyptus, j’alterne les petites routes et les chemins. Je longe un moment le Zêzere. Je l’avais vu à sa source, dans la vallée glaciaire de la Serra da Estrela ; là avec les barrages sur sa course, il a des allures de grand fleuve.

Après Areias, je suis sur un chemin de Compostelle (que je suis en sens inverse) et sur un chemin de Fátima. L’avantage de ces chemins, ce sont les possibilités d’hébergement pour pèlerins. Ce soir, je dors à l’auberge de Calvinos. Et comme souvent dans la péninsule ibérique, c’est là qu’il y a des marcheurs. Ce soir, nous sommes cinq à y dormir. Il y a deux Italiennes, une Française et une Américaine. C’est tellement rare de voir tant de monde !
27 juin : Calvinos – Fátima
Les pèlerins de Compostelle sont bizarres. Les deux Italiennes se sont levées à 4h50 du matin (c’est la nuit noire). Elles sont parties vers 6h00 (le jour se lève à peine) pour une étape de 20 kilomètres un jour où il n’y a pas de chaleurs importantes ou de perturbations majeures prévues. Du coup, réveillé, j’ai démarré plus tôt que d’habitude et il n’était pas 9 heures du matin quand je suis arrivé à Tomar. J’ai pu, outre un passage chez le coiffeur, visiter la ville.
Après la reconquête, l’ordre des Templiers qui y a joué un rôle important, s’est vu gratifié par le roi du Portugal de nombreuses possessions. D’abord sur la ligne de défense, Tomar a été ensuite le siège de l’ordre pour le Portugal et quand il a été dissout, il a conservé ici tous ses biens mais sous une autre appellation : l’ordre du Christ.
Puissante organisation, c’est leur croix pattée que les navigateurs portugais arboraient sur les voiles de leurs bateaux et c’est cette même croix que l’on retrouve sur les maillots de l’équipe nationale de football.
Le château et couvent de l’ordre du Christ dominent la ville. Classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, c’est un vaste ensemble et j’y reste presque deux heures pour le visiter. Les constructions successives sur cinq siècles offrent un peu une synthèse des styles architecturaux du pays : roman, gothique, manuélin, renaissance, maniériste et baroque.

L’élément le plus célèbre est la fenêtre de Tomar, le summum, la quintessence du style manuélin avec profusion de décorations, colonnes torsadées, motifs végétaux. Dans ce style, on retrouve entre autres des apports gothique, mauresque mais aussi et c’est sa spécificité, des Indes suite aux découvertes des navigateurs portugais.
Après cette longue pause historique. Je reprends mon chemin. Comme je le craignais, j’ai maintenant des sections sur la route assez longues. De temps en temps, je marche sur des bouts de sentiers plus agréables mais ce n’est pas la partie la plus plaisante de mon chemin.
Je termine la journée à Fátima et pour reprendre les mots de José Saramago dans « Pérégrinations portugaises » : «seule la foi pourra sauver Fátima, pas la beauté, dont elle est dépourvue». Je passe rapidement par le sanctuaire avant de m’installer dans mon hôtel. L’avantage de la ville est l’offre d’hébergement. Elle est pléthorique et les prix sont attractifs.
28 juin : Fátima – Nazaré
La journée a été grise et pluvieuse. J’ai avancé vers l’ouest marchant sous mon parapluie la plupart du temps. Ce n’était pas désagréable, il faisait bon et j’étais souvent sur des chemins dans les forêts d’eucalyptus et les pinèdes. Mais maintenant, je ne peux plus aller vers l’ouest, je suis arrivé à l’Atlantique. Cette arrivée n’a pas eu la luminosité espérée. Il pleuvait fort quand du haut de la colline de Nazaré, j’ai découvert la grande plage en contrebas et l’océan gris comme le ciel.
Ça y est, j’ai traversé la péninsule ibérique d’est en ouest, de la Méditerranée à l’Atlantique. Pour terminer ma longue marche 2024, il me reste 180 kilomètres en direction du sud, en grande partie le long de la côte.
Cette longue journée a été ponctuée par la visite du monastère de Batalha. Le palais-monastère de l’Escorial a été construit par Philippe II pour commémorer la victoire espagnole sur les Français à Saint Quentin, le monastère Sainte Marie de la Victoire de Batalha, a lui été construit par João 1er en l’honneur de la victoire portugaise sur les Espagnols. Les monarques ibériques se découvrent des grandes ambitions architecturales après leurs succès lors de combats.
La bataille d’Aljubarrota, le 14 août 1385, à 15 kilomètres de Batalha, est importante pour les Portugais. Elle met fin aux prétentions de la couronne de Castille pour la succession au trône du Portugal. C’est le début de la période dorée du pays avec les grands navigateurs et les conquêtes d’abord de Ceuta puis Madère et les Açores, les Canaries, Cap Vert…
J’avais visité le monastère il y a environ un demi-siècle mais j’avais grandement besoin de rafraîchir ma mémoire. C’est une merveille gothique avec sa nef à l’architecture très épurée et impressionnante par sa verticalité ou son cloître aux dentelles de pierre.

Comme le couvent du Christ à Tomar, le monastère de Batalha est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Sur deux jours, c’est pas mal. La suite va être balnéaire mais pas sûr que je puisse profiter demain de l’océan. Le temps risque d’être encore perturbé.
29 juin : Nazaré – Foz do Arelho
Hier soir, à Nazaré, j’étais satisfait d’avoir atteint l’Atlantique et soulagé car physiquement, cette traversée de la péninsule ibérique a été difficile. Le corps commence à accuser le poids des ans. J’ai fêté cela en m’offrant un bon restaurant tout en regardant la magnifique victoire du Stade Toulousain. Si je peux faire un parallèle, ce n’est pas l’habitude qui rend les choses plus faciles. J’ai peut-être fait des longues marches plus spectaculaires mais marcher 58 jours (et un jour de repos), près de 1900 kilomètres, c’est exigeant physiquement et moralement.
J’espérais terminer tranquillement mon TransIberian Trail le long de la côte mais ce matin, la bruine et le froid n’incitent pas à la promenade en bord de mer. Je ne m’attendais absolument pas à marcher dans ces conditions presque début juillet au Portugal. Je craignais la chaleur, ce matin je supporte ma polaire.

Je suis sur le sentier GR11 qui est une section du sentier européen E9. Le célèbre GR34 qui fait le tour de la Bretagne en est aussi une partie. S’il y a un point commun entre les deux aujourd’hui, c’est ce crachin. Mais comme en Bretagne où il fait tous les jours soleil, j’ai une petite éclaircie en arrivant à Foz do Arelho. C’est pas plus mal pour m’installer au camping mais le réveil demain sera probablement à nouveau humide.
30 juin : Foz do Arelho – Peniche
Comme prévu, il s’est mis à pleuvoir en fin de nuit. J’ai plié ma tente mouillée et j’ai poursuivi mon chemin sous mon parapluie.
Dans ma route vers le sud, il me fallait faire un crochet à l’intérieur des terres pour contourner un estuaire. Quitte à aller dans les terres, j’ai fait le détour jusqu’à Óbidos, très jolie (et très touristique) petite ville ceinturée de murailles avant de retourner vers l’ouest.

Petit à petit, le temps s’est éclairci. J’ai pu faire sécher ma tente et mes affaires et arriver à Peniche presque sec. La ville est tristement célèbre pour son fort qui a servi de prison sous la dictature de Salazar. Álvaro Cunhal, premier secrétaire du parti communiste, Mário de Carvalho, écrivain y ont été emprisonnés.
Depuis mon arrivée au Portugal, j’ai parcouru 405 kilomètres en 9 étapes avec en plus 2 jours très chaud et 3 autres pluvieux. Pour la suite, les prévisions météorologiques sont bonnes. Je ne devrais plus avoir de pluie et les températures seront idéales pour marcher. Je vais avoir des étapes plus raisonnables et même un jour de battement à Lisbonne. Je pense que je vais apprécier cette fin plus tranquille.
1er juillet : Peniche – Santa Cruz
La journée a été maritime. J’ai essayé de suivre au plus près la côte soit sur la plage soit en haut des falaises. Sur une étape comme celle-là, outre le temps, je dois intégrer les horaires des marées. Pour le temps, la mer n’était pas démontée mais le soleil prévu ne s’est manifesté que dans l’après-midi. C’est dommage car tout de suite, la côte est beaucoup plus belle.

Pour la marée, ces jours-ci, c’est vers midi qu’elle est haute. Cela ne m’arrange pas, c’est en plein milieu de ma journée de marche. Cela veut dire que pendant un large créneau de dix à quinze heures, la marche sur la plage est plus difficile. D’abord parce que je dois rester sur le sable sec. Je peine, j’ai l’impression de ne pas avancer et les quadriceps chauffent ! Ensuite, certains passages au pied des falaises sont impossibles. Cela m’est arrivé avant Praia de Areia Branca et j’en ai été quitte pour un aller-retour sur le sable sec…
En fin d’étape, par contre, j’ai pu tracer au pied des falaises sur le sable mouillé entre Porto Novo et Santa Cruz. C’est efficace mais un peu monotone. Cela ressemble à la marche dans le désert avec le bruit de la houle en plus.
Sur 6 kilomètres, cela laisse le temps de penser et je me suis interrogé sur ce phénomène de lassitude sur mon TransIberian Trail. Sur la fin d’une longue marche, c’est normal et habituel. Là, c’est un sentiment un peu différent et je pense que c’est lié au rythme soutenu que j’ai tenu et surtout sans prendre de repos. Physiquement, j’étais bien, je n’ai pas eu de problème, aucune douleur aux jambes ou aux pieds. Du coup, j’ai marché et j’ai fait de longues étapes. Mes journées se résumaient à marcher, marcher, marcher et une fois arrivé à gérer le quotidien (lessive, courses, les comptes-rendus, préparer l’étape suivante…). Sans aller à un « burn out », je pense qu’insidieusement, j’ai commencé à ressentir de la lassitude.
J’aurais dû m’arrêter ne serait-ce qu’un jour après la Sierra de Gredos par exemple. À La Alberca, le temps était mauvais, j’ai continué. Ensuite sur la fin, j’ai rajouté la contrainte d’un retour un peu anticipé et au lieu de profiter et prendre mon temps, j’ai encore accéléré le rythme. Si je regarde mes longues marches précédentes, j’ai eu chaque fois l’occasion de faire des pauses. L’année dernière, sur la Vuelta-Volta, j’ai eu deux arrêts dans les Pyrénées à cause du mauvais temps puis encore un autre suite à ma côte fêlée. Dans le Caucase, j’ai fait des pauses notamment à Tbilissi. Sur la Grande Traversée de la France, à peu près à mi-parcours, j’avais passé quelques jours en Ardèche.
Sur cette marche, j’ai eu de bonnes conditions météorologiques et j’en ai profité pour avancer. Je n’ai pas non plus traversé des localités qui méritaient de rester une journée complète pour les visites et comme je n’aime pas les jours de repos, je ne me suis arrêté qu’un seul jour, à cause du mauvais temps, à Mijares avant la Sierra de Gredos
Soixante-cinq jours de marche avec des longues étapes et un seul petit jour de repos, c’est une cadence qui ferait bondir nos organisations syndicales. À méditer pour l’avenir : même si le physique ne pose pas de problème, même si je n’en ressens pas véritablement le besoin, m’arrêter de temps en temps.
2 juillet : Santa Cruz – Ericeira
J’ai poursuivi ma route vers le sud. Quand la brume s’est levée vers midi, j’ai pu profiter des beaux paysages de cette côte atlantique. Les vues du haut des falaises étaient spectaculaires.
À Ericeira, j’ai dépassé les 2000 kilomètres sur mon TransIberian Trail. D’après mes savants calculs, c’est ici que j’ai atteint les 40000 kilomètres à pied depuis 2012. Après treize longues marches et quelques unes plus courtes, je peux dire que j’ai fait l’équivalent du tour du monde à pied. 40000 kilomètres, la circonférence de la terre, cela représente presque 4 années de ma vie à marcher, des efforts, de la sueur, de nombreux moments d’émerveillement, du plaisir et une multitude de paysages, cultures, pays et rencontres.

Pour ma marche 2024, il ne me reste plus que 48 kilomètres jusqu’à Cascais que je vais faire tranquillement en deux étapes.
3 juillet : Ericeira – Praia das Maçãs
À la fin d’une longue marche, je suis pressé d’en terminer puis quand arrive les derniers jours, j’aimerais que cela continue. Mais il faut se faire une raison, demain cela sera fini. Après une partie portugaise pas toujours dans des bonnes conditions (météo, chemins…), je termine au contraire dans des conditions idéales. L’étape d’Ericeira à Praia das Maçãs est belle, pratiquement toujours sur des sentiers, en général en haut des falaises avec des belles vues. La brume matinale s’est assez vite levée. Il faisait une température très agréable pour marcher. Pour se baigner, c’est juste. Avec le vent, il fait frais. J’ai fait une tentative mais la température de l’eau et la forte houle m’en ont dissuadé.

À Praia das Maçãs, j’ai en vue le Cabo da Roca, le point le plus occidental de l’Europe continentale. Le centre de Lisbonne n’est qu’à 40 kilomètres et il ne m’en reste plus que 26 pour terminer ma marche. Demain, cela sera bel et bien terminé.
4 juillet : Praia das Maçãs – Cascais
Cette dernière étape était une vraie et belle étape. J’ai marché toute la journée sur un sentier avec des vues superbes d’abord sous la brume puis avec un grand soleil. La marche le long de cette partie de la côte Atlantique vaut vraiment la peine et pourtant, je n’ai pas croisé un seul randonneur.

Le premier jalon était le Cabo da Roca. Il a eu du mal à se dévoiler avec la brume matinale. Je n’ai pu le voir qu’au dernier moment. Le site est touristique avec des bus entiers qui viennent pour la photo au point le plus occidental de l’Europe continentale. Pour moi, c’est une autre extrémité du continent que je découvre à pied.
Au-delà du cap, le sentier est devenu exigeant avec un enchaînement de raides montées et descentes dans un bel environnement sauvage. Alors que ces derniers jours, j’étais dans une ambiance très océanique, fraîche, ventée et humide, je me suis subitement retrouvé dans un milieu très méditerranéen avec des roches ocres, de la végétation plus sèche, parfois plus un souffle de vent et des températures qui sont montées à près de 30°C. J’ai donc eu mes dernières bonnes suées avant d’arriver à Cascais. J’ai choisi cette ville pour terminer car il était possible d’y parvenir par des chemins dans un environnement encore sauvage. Au-delà, c’est l’agglomération de Lisbonne. Cascais est aussi presque à l’embouchure du Tage et symboliquement, pour une traversée de la péninsule ibérique, c’était un bon endroit pour mettre un terme à cette longue marche.
Voilà, c’est fini. J’ai terminé mon TransIberian Trail. Soixante-quatre jours de marche plus un de repos, 2050 kilomètres, 32 kilomètres par jour. J’ai déjà écrit quelques impressions sur cette marche. Ce n’est pas celle où j’ai eu le plus de contacts. Probablement, celle où j’en ai eu le moins. Par contre, c’est un beau chemin, très sauvage avec très peu de route (critère important pour moi). J’ai eu des environnements très différents avec les Baléares au début et l’Atlantique à la fin et la partie centrale dans les montagnes du cœur de l’Espagne. Ces massifs sont injustement méconnus et pourtant la traversée du Système Central notamment fait partie de mes beaux souvenirs de marche.
L’heure est maintenant au retour, aux souvenirs et à une revue du matériel qui donne des signes de fatigue après 2000 kilomètres. Le corps et la tête vont aussi apprécier un peu de repos.