Le récit de la traversée à pied de l’Italie avec la Sardaigne, puis l’Apennin Central et Septentrional et les Alpes de Bolzano à Menton pour terminer.
Toutes les photos de ma marche 2021 :
Sommaire
1 – La Sardaigne
2 – Apennin Central
3 – Apennin Septentrional
4 – Via Alpina
5 – Alpes du Sud
Fin du récit
Introduction
« Che ti muove, o uomo…ad andare in luoghi campestri per monti e valli, se non la naturale bellezza del mondo…? »
«Qu’est-ce qui te pousse, Homme, … à parcourir la campagne, par monts et par vaux, si ce n’est la beauté naturelle du monde…?» Léonard de Vinci.
Depuis dix ans, c’est devenu un rituel. Chaque année, à l’automne, je me projette vers une nouvelle longue marche. Je prépare un tracé ; je m’imagine déjà allant par monts et par vaux et m’émerveillant devant cette beauté naturelle du monde ; je m’immerge dans un pays ; je m’imprègne d’une culture, je lis des ouvrages, regarde des films et documentaires ; j’essaie d’apprendre une langue. Mais cette année a été particulière. « Après cette Grande Traversée de la France à pied, il y aura quoi?« . À Hendaye, le 7 septembre 2020, je me posais cette question. Fin septembre l’Azerbaïdjan est entré en conflit avec l’Arménie. Depuis, la situation s’est stabilisée mais reste fragile. Mon projet Caucase-Turquie de 2020 a été prudemment renvoyé à 2022 et c’est vers l’Italie que mon esprit est allé vagabonder. Au fil des mois de préparation, j’ai suivi l’avancée de l’épidémie, les confinements, déconfinements, reconfinements mais cette fois, je pense que c’est bon. Le président du Conseil, Mario Draghi a annoncé l’ouverture de l’Italie aux touristes à partir de mi-mai. Je suis vacciné, je suis prêt.
Mon projet de longue marche 2021 a commencé à germer dans ma tête l’année dernière dans les Alpes du Nord. J’ai traversé les Carpates, les Pyrénées, les Alpes Dinariques, les montagnes grecques et bulgares, le Jura, les Vosges et finalement je ne connais que partiellement le massif le plus important d’Europe. À la fin de ma traversée des Balkans, j’avais poursuivi jusque dans les Dolomites. Après celle de l’Europe de l’Est, j’avais marché dans les Alpes autrichiennes mais il me restait un chaînon manquant dans la partie centrale de la chaîne. En m’inspirant de la Via Alpina qui va de Trieste à Menton, j’ai tracé un chemin de Bolzano à la Méditerranée. Bolzano, l’Italie… le goût d’un petit espresso le matin accompagné du cornetto, les sentiers sauvages, le balisage perdu au milieu des ronciers, les petits villages préservés, les vieux qui discutent sur un banc de la place du village, les mammas qui s’interpellent d’un balcon à l’autre, les gelati, la nourriture, le linge qui sèche au-dessus de la rue, l’histoire, la culture, la musique de la langue…Les souvenirs de ma traversée de l’Italie en 2016 sont revenus et mes traces se sont prolongées vers le sud à travers les Apennins puis la Sardaigne. Mon parcours a pris petit à petit de la consistance pour aboutir à, je l’espère, une nouvelle belle longue marche.
J’ai prévu de débuter en Sardaigne avant les grosses chaleurs. Le 20 mai (je croise les doigts), je serai à Santa Teresa Gallura à l’extrémité nord de l’île pour la traverser jusqu’à sa pointe sud. Cela devrait me permettre de me mettre en jambe et de ne pas arriver trop tôt dans la partie suivante, les Abruzzes, où m’attendent quelques passages en altitude. En 2016, j’avais évité la partie la plus haute des Apennins. Cette année, d’Isernia dans le Molise, je vais rapidement me retrouver au pied du point culminant de cette chaîne, le Corno Grande (2912m). Cette région a l’air superbe encore pas trop fréquentée. Si les conditions sont bonnes, je devrais me régaler. Les Apennins perdent ensuite un peu d’altitude et je pense m’en écarter pour passer par Assise et Florence avant de retrouver la ligne de crête que je vais suivre en Ligurie et jusqu’aux Alpes du Sud. Je devrais y être vers la fin juillet. C’est la bonne période pour attaquer cette traversée des Alpes de Bolzano à la Méditerranée et flirter avec les hauts sommets. Le plus souvent en Italie mais avec quelques passages en Suisse, je devrais retrouver mon tracé de la Grande Traversée de la France au-dessus de Modane. Là où l’année dernière, j’avais mis cap à l’ouest, cette fois je poursuivrai vers le sud en suivant la frontière en partie sur le GR5. Si je suis en jambe, si la tête le veut bien, je terminerai par les Alpes du Sud, le Verdon jusqu’à Aix-en-Provence. 3100 kilomètres à pied sont dans mes standards habituels par contre je n’ai jamais prévu autant de dénivelés. C’est un parcours montagneux de 180 kilomètres de dénivelés positifs qui m’attend et il me faudra bien 4 mois si je fais l’ensemble du parcours.
Cette marche me permettra de faire le lien entre la traversée des Balkans et de l’Europe de l’Est en 2018 et 2019 et mes parcours à l’ouest du continent. J’aurai ainsi marché en continu à travers toute l’Europe d’Istanbul à Gibraltar. Un beau parcours pédestre de plus de 9000 kilomètres par les montagnes bulgares et toutes les Carpates, les Alpes et les Pyrénées. J’aurai aussi traversé les cinq plus grandes îles de la Méditerranée (Sicile, Chypre, Crète, Corse et Sardaigne). Une belle conclusion d’une riche décennie. Dix ans de liberté, d’errances au gré de mes envies. Plus de 30000 kilomètres, 30 millions de pas sur les chemins en Europe et aussi un peu au Népal et aux États-Unis. Et cette décennie, je la fête en Italie. Cela devrait être un beau cadeau. « Il bel paese ch’Appennin parte e ’l mar circonda e l’Alpe » (le beau pays que les Apennins divisent et que la mer et les Alpes entourent. Pétrarque), la patrie de Léonard de Vinci se prête bien à la découverte au rythme lent de la marche de « la beauté naturelle du monde ».
1 – La Sardaigne
20 mai : Santa Teresa Gallura – Campo Rotondo
Je ne sais pas ce que ressent un oiseau qui sort de sa cage mais j’ai l’impression d’en être un. Le pied posé sur la Sardaigne, je n’ai qu’une seule envie : partir tout de suite, courir, voler pour profiter de cette liberté. Pour que la cage s’ouvre, j’ai dû passer toute une série d’épreuves et franchir des obstacles dignes d’un parcours du combattant. Lundi, pour la Corse, j’ai fait mon test PCR. Voyage en train jusqu’à Marseille, tram entre la gare et le port, j’ai pu prendre le bateau pour Propriano une fois remplie une attestation sur l’honneur certifiant que j’ai bien fait le test, n’ai pas de symptômes, n’ai pas été à ma connaissance en contact avec des personnes positives, etc… Arrivé en Corse, direction la pharmacie de Propriano pour un nouveau test. Pour la Sardaigne, il doit dater de moins de 48 heures et cela fait maintenant 72 heures que j’ai fait le précédent. Toujours négatif (et pleinement vacciné), après un trajet en bus, je me suis présenté à l’embarcadère pour le ferry vers la Sardaigne. J’ai dû me certifier sur l’application Sardegna Sicura. Une fois le billet acheté, j’ai rempli une autre attestation et avant de monter dans le bateau, ma température a été vérifiée. Arrivé à Santa Teresa Gallura, nouveau contrôle de mon test, vérification de ma certification sur Sardegna Sicura et finalement j’ai pu entrer en Sardaigne. Train, tram, bateaux, tests, certifications et attestations, j’ai franchi tous les obstacles. Je ne sais pas si le plus difficile dans ce nouveau projet de longue marche ne sera finalement pas d’avoir réussi à aller de Toulouse à Santa Teresa Gallura. En tout cas, un tel exploit méritait bien les honneurs des médias et excusez du peu, de la RAI. Certes, la RAI Sardaigne mais la RAI tout de même. Prises de vue, interview, le reportage devrait passer dans le journal régional. La télévision locale en Alsace ne m’avait pas sous titré. La RAI va-t-elle le faire? En tout cas, c’était l’épreuve du feu. Après des mois à écouter de l’italien, maintenant, il faut que je le parle.

Il est presque 15 heures quand je suis à mon point de départ prévu face à l’île de Municca. La côte est magnifique. Il y a beaucoup de fleurs mais j’ai quand même plus de 20 kilomètres à faire. J’aurais pu dormir à Santa Teresa et démarrer tranquillement demain mais aller demander à un oiseau qui sort de sa cage d’avoir une cervelle plus développée qu’un moineau. Je marche d’un bon pas. Certaines parties rocheuses ralentissent ma progression et il est 20 heures quand j’arrive au stazzo Lu Furracu dans un coin de campagne complètement isolé. Un stazzo est une ferme avec un ensemble de bâtiments en pierre. Andrea, ancien maçon, l’a complètement rénové et avec sa femme Marta, ils reçoivent des touristes. Je suis superbement accueilli par le couple et les trois enfants. Je suis le premier touriste de l’année. La Sardaigne était en zone orange jusqu’à dimanche. Les déplacements étaient interdits entre communes. Jaune depuis lundi, elle devrait même passer blanche (levée des restrictions) la semaine prochaine. Comme premier touriste, ils m’invitent pour le repas que je partage avec toute la famille. Une autre bonne occasion de pratiquer mon italien.
Cette première journée a été chargée, j’ai peut-être un peu trop poussé la machine d’entrée mais je savoure le présent et ne me préoccupe pas trop du lendemain. «Carpe diem quam minimum credula postero» (Horace).
21 mai : Campo Rotondo – Avant le mont Scatamalchjoni
Andrea et Marta hier soir me disaient que la vraie Sardaigne, c’était celle de l’intérieur. La très touristique Costa Smeralda, c’est autre chose, fait pour les touristes. «In Sardegna non c’è il mare» (En Sardaigne, il n’y a pas la mer), c’est le titre d’un livre de Marcello Fois, écrivain Sarde originaire de Nuoro dans la Barbagia. La Sardaigne est une île de la Méditerranée peuplée de paysans, de bergers, de montagnards. Un personnage du roman «Terres promises» de Milena Agus dit «Il préférait l’époque où la Sardaigne n’était que monts, ravins sauvages, chênes courbés par le vent, ânes et brebis et où la mer n’existait pas»… puis l’Aga Khan est venu et a inventé la Costa Smeralda.
La mer, je l’ai longé hier sur une quinzaine de kilomètres puis j’ai quitté la côte. Je ne la retrouverai qu’à la fin de ma traversée à pied de l’île. Je suis maintenant dans la vraie Sardaigne. Je marche sur de très paisibles chemins agricoles. Il n’y a personne. La campagne est encore verte avec beaucoup de fleurs. Je profite de ce paysage bucolique. Je hume ce parfum de maquis. Andrea me disait hier que c’était l’odeur de la Sardaigne que les Sardes sentaient dès l’approche des côtes quand ils revenaient au pays.

Sur ces bons chemins, j’avance d’un bon pas. Je ne sais pas ce qui m’attend plus loin et me vois aller aujourd’hui jusqu’au village d’Aggius. Mais le chemin se fait sentier. Puis malgré un peu de balisage, il s’engouffre dans un maquis impénétrable (seuls les sangliers doivent arriver à passer et moi…). Je décide de poursuivre dans les rochers. Entre cette végétation piquante, ces ronces, je préfère crapahuter. Les rochers ne manquent pas ici. Je monte, descends et y laisse beaucoup d’énergie. J’avance prudemment mais très lentement. Il me faut gérer aussi l’eau inexistante ici. Les efforts, la déshydratation provoquent des crampes aux jambes et aussi aux bras avec toutes ces parties où il faut s’aider des mains. Quand j’arrive presque à la jonction avec un sentier (en tout cas, qui figure sur ma carte), je trouve un point d’eau. Sans prendre de précautions, je bois goulûment. Il y a un petit terrain plat. Je n’irai pas plus loin aujourd’hui.
C’est mon premier bivouac, l’occasion de tester une spécialité locale ; vous l’aurez deviné : la purée sardines. Ce sont les Grecs qui ont donné ce nom à ce poisson car il était très présent sur les côtes de l’île.
Je ne savais pas que quand je mangeais ma purée sardines dans les Balkans, les Carpates ou les montagnes françaises, j’étais connecté avec la Sardaigne. La sardine est sarde. Et fait surprenant que j’ai déjà souligné lors de mes réflexions lors de mes agapes en bivouac, c’est le même mot qui a été repris dans toutes les langues des pays que j’ai traversés. En turc, slovaque, albanais, dans les langues latines, finno-ougriennes, slaves… la Sardaigne a laissé une petite trace.
22 mai : Avant le mont Scatamalchjoni – Tempio Pausania
La longue nuit m’a permis de récupérer de la rude journée d’hier mais je porte les stigmates de mon passage dans le maquis. Mes jambes, mes bras sont griffés. Finalement, 5 ans après la première traversée de l’Italie, je revis les mêmes expériences. Ces stigmates sont peut-être les marques de tout marcheur au long cours ici dans la péninsule.

Heureusement, ce matin, je retrouve rapidement un sentier balisé. Après quelques errements, quelques franchissements de portail (mais depuis l’Espagne en 2014, j’ai acquis une certaine expérience), j’arrive à Aggius, ma première localité sarde et l’occasion d’une pause avec le toujours très bon café.
Après ces trois premiers jours denses, l’arrivée à Tempio Pausania en début d’après midi est appréciée. Le corps souffre. Il se demande ce qui lui arrive. Il devrait pourtant savoir qu’à la fin du printemps, il va devoir se mettre à travailler sérieusement.
Tempio Pausania est une des localités principales et historiques de la Gallura, la région au nord de la Sardaigne. L’île n’est pas culturellement homogène. Les invasions diverses, les migrations ont créé des différences entre les régions de l’île. Cette première partie de la Sardaigne, la Gallura est culturellement très proche de la Corse avec une langue de la même famille, le gallurais. Les enfants d’Andrea et Marta le parlaient avec leurs amis. Ils pouvaient facilement communiquer avec un Corse mais pas avec quelqu’un parlant sarde. Le sarde contrairement au gallurais est assez éloigné de l’italien .
Cette pause dans cette petite ville de Tempio Pausania est l’occasion de réjouissances oubliées depuis six mois : une pression à la terrasse d’un bar et un repas au restaurant ce soir. Je l’ai bien gagné !
23 mai : Tempio Pausania – Berchidda
J’ai beau avoir l’habitude, je suis toujours étonné d’avoir réussi à marcher jusqu’à 61 kilomètres en une journée (lors de ma traversée des Balkans) alors que là, après une vingtaine de kilomètres, mon corps commence à crier « stop ». La journée d’hier plus raisonnable, l’arrivée assez tôt à Tempio Pausania et le repos en suivant ont quand même fait du bien. J’attaque la montée vers le Mont Limbara plus en forme. Je suis à nouveau dans un paysage parsemé de formations rocheuses. La légende raconte que quand Dieu a créé le monde, il ne lui restait à la fin qu’un tas de cailloux. Ne sachant qu’en faire, il les a jetés à la mer et ainsi la Sardaigne est née. Version plus noire, Gavino Ledda dans Padre padrone écrit « Lorsque Dieu a créé le monde, il a demandé l’aide du diable pour faire la Sardaigne. Rien que feu et pierres. »
Des pierres, j’en ai eu dès le deuxième jour. Aujourd’hui, il y en a aussi. Le sommet est très minéral avec des rochers de toutes les formes. Le Mont Limbara a même donné son nom à une couleur de granit. Mais je ne rencontre pas les mêmes problèmes que lors de ma deuxième journée. Il existe tout un réseau de chemins et sentiers balisés et agréables.
Pour le feu, ce n’est pas encore les grosses chaleurs mais randonner en Sardaigne en été doit en effet être infernal. J’ai eu une petite poussée du thermomètre hier mais aujourd’hui les températures ont un peu baissé et un voile nuageux masque parfois le soleil. En montant, les pentes verdoyantes, les torrents qui dévalent de la montagne apportent même de la fraîcheur et à 1200 mètres d’altitude, au point le plus haut, j’ai presque froid.

Ce qui semble certain, c’est que les Sardes ne sont pas un peuple de randonneurs. Aujourd’hui, un dimanche, avec un temps idéal pour marcher et sur des sentiers balisés, je n’ai vu personne de toute la journée.
24 mai : Berchidda – Alà dei Sardi
Rien de très spectaculaire aujourd’hui. Je suis dans une zone entre deux : au nord, la Gallura et plus au sud, la Barbagia, cœur montagneux de la Sardaigne. Je marche dans la campagne. Le temps est gris, une brise rafraîchit l’atmosphère. Tant mieux, pour cette journée à basse altitude. C’est paisible. Des oiseaux chantent. La campagne est déserte. Quelques moutons paissent dans les prairies. J’étais presque surpris de ne pas en avoir vu jusqu’à maintenant. Il y en a pourtant 4 millions sur l’île, plus 1 million de chèvres pour 1,6 million d’habitants. Les habitants, dans la journée, je n’en vois pas beaucoup. Depuis le départ, il y a en gros chaque jour 30 kilomètres entre les lieux habités. Dommage pour l’espresso du matin dans un petit café. Dans la journée, je traverse presque un no man’s land. Aujourd’hui, c’est encore plus désert. Au pied des collines, une fois franchi un portail, je marche sur une piste en surplomb d’une vallée encaissée puis dans un paysage aride de maquis et rochers. Aussi loin que porte mon regard, il n’y a pas un seul signe de vie, pas une seule habitation. Seul signe d’humanité, les éoliennes au sommet des collines.

La descente sur Alà dei Sardi se fait presque dans une ambiance irlandaise avec fortes rafales, bruine et température presque froide. Dans le village, il n’y a pas d’endroit pour dormir. Je passe le temps au bar du village avant de dîner d’une pizza et trouver un endroit tranquille pour planter la tente.
25 mai : Alà dei Sardi – Bitti
C’est en 1823 que la maison de Savoie a promulgué son « editto delle chiudende » (décret des fermetures) autorisant la clôture des terrains privés. La Sardaigne avait jusque là un régime avec des terres communautaires où cultures et pastoralisme alternaient afin de ne pas épuiser la terre. Je dois dire que les Sardes ont mis en œuvre avec ardeur et enthousiasme les dispositions du décret et aujourd’hui, il y a des clôtures partout.
Hier en quittant Alà dei Sardi, j’ai marché 6 kilomètres sur une route bordée de terrains privés. Je n’ai pas trop de scrupules (même pas du tout) à franchir un portail pour emprunter un chemin figurant sur une carte et allant d’un point à l’autre. Après Berchidda, j’ai marché sur plusieurs kilomètres à l’intérieur d’un terrain soi-disant privé sur un beau chemin empierré avec murs de soutènement. Il avait toute l’apparence d’un vieux chemin utilisé autrefois. Pourquoi est-il privé maintenant ? Pour dormir, je suis plus gêné de planter ma tente chez quelqu’un. Là, je ne fais pas que passer, je m’installe. Finalement, hier soir, j’ai bien fait de marcher jusqu’au lac et à la maison forestière de Coiluna. Il y avait de l’eau et un gardien m’a proposé de monter la tente sous un abri protégé du vent et de la bruine. Tant mieux, la nuit a été fraîche et j’étais bien installé au sec.

Je poursuis comme la veille sur des chemins à travers maquis et pâturages mais aujourd’hui, j’ai droit à plusieurs kilomètres sur une route bitumée. Je n’aime pas cela. J’avance avec objectif Bitti une petite localité de la Barbagia. En début d’après midi, j’ai l’impression d’arriver dans une ville morte. Les commerces sont encore fermés. Il n’y a personne dans les rues. Je finis par trouver un logement dans l’ancienne maison d’un écrivain local. Petit à petit, j’avance vers le sud, je commence à voir les montagnes où je vais marcher les prochains jours. Et cela risque d’être encore plus sauvage que les jours précédents.
26 mai : Bitti – Oliena (Monte Maccione)
Dans la montée à la sortie de Bitti, je commence à avoir de bonnes sensations. Le corps semble mieux réagir aux efforts que je lui demande. J’attaque malgré tout ces étapes avec de l’appréhension. Il y a la question de l’eau. Pour chaque étape, je ne sais pas si je vais en trouver. En complément de cette interrogation, il y a celle de la chaleur. Aujourd’hui, j’ai des passages à une altitude assez basse et il commence à faire chaud en milieu d’après midi. Si en plus, je manque d’eau… Enfin et par dessus tout, il y a la crainte de trop pousser la machine alors que je n’en suis qu’à ma première semaine. Comme je l’écrivais l’autre jour, il y a une trentaine de kilomètres entre chaque village ce qui est beaucoup pour un démarrage. Entre les deux, je ne sais pas trop ce que je vais trouver. J’ai modifié mon parcours hier et j’ai suivi un parcours un peu plus direct en passant par Bitti pour éviter de m’infliger un 38 kilomètres aujourd’hui. Le programme de la journée reste lourd et je quitte Bitti guère après sept heures.
Ce matin, cela me rassure, j’avance plutôt bien. Je suis maintenant au cœur de la Barbagia, région peuplée de barbares selon les Romains et qui lui ont donné ce nom. La réputation est restée d’une terre de brigands, une région rude, sauvage, isolée au cœur de l’île. Mais c’est aussi une terre d’écrivains. À Bitti, j’ai dormi dans l’ancienne maison d’un poète de langue sarde, figure locale. D’Orune, petit village au pied duquel je suis passé, on dit « Où personne ne peut vivre, s’il n’est poète ou voleur« . La grande figure locale est Grazia Deledda, originaire de Nuoro, la capitale de la Barbagia. Elle est peut-être aussi la sarde la plus connue. Elle a écrit en italien mais était de langue maternelle sarde. Elle est la deuxième femme de l’histoire (et le deuxième écrivain italien) prix Nobel de littérature. Dans ces romans, elle « trouve des mots pour décrire une culture du silence » a écrit à son sujet Marcello Fois, autre écrivain originaire de Nuoro. C’est peut-être aussi pour cela qu’elle est plus populaire en dehors de l’île qu’en Sardaigne où le quotidien ne se raconte pas et reste privé. Les Sardes n’ont en effet pas la réputation d’être bavards et curieux. J’ai plutôt tendance à confirmer après une semaine. Et ce n’est pas dans les jours qui viennent, que je vais avoir l’occasion d’en rencontrer. Taquisara, le prochain village est à plus de 100 kilomètres. Je ne vais quand même pas en plein désert puisque, entre les deux, je vais passer par le célèbre site nuragique de Tiscali, les touristiques gorges de Gorropu, une petite station de ski et le point culminant de la Sardaigne. Peut-être verrai-je des randonneurs ?

Pour m’avancer sur cette partie encore plus sauvage que depuis le début, j’ai décidé de pousser au-delà d’Oliena. C’était mon objectif de la journée mais arrivé dans cette bourgade, j’en avais encore un peu sous le pied. En montant à l’hôtel de Monte Maccione, je m’avance de 3 kilomètres mais surtout de 350 mètres de dénivelé. Au final, j’ai dû faire plus de 35 kilomètres aujourd’hui. Demain, il y aura du relief avec probablement 2000 mètres de dénivelé. La Sardaigne s’avère être une coriace mise en jambes.
27 mai : Oliena (Monte Maccione) – Passo di Genna Silana
L’étape à Monte Maccione m’a donné l’occasion de goûter quelques spécialités sardes et en premier lieu le pain carasau ou carta da musica. C’est un pain aussi fin qu’une feuille de papier. Sec, il avait l’avantage pour les bergers de se conserver longtemps. En entrée, le pane frattau est fait à base de pane carrasau, ramolli à l’eau et servi avec sauce tomate, pecorino râpé et œuf mollet. Cela pourrait se rapprocher des lasagnes et c’était excellent. Quitte à être dans les spécialités, j’ai ensuite pris le très traditionnel porcetto sardo, le porcelet à la broche. Dans le programme des estivants sur la Costa Smeralda, l’excursion dans la montagne avec ce plat servi par des faux bergers fait partie des incontournables. Et j’ai terminé, histoire de rester dans le local, avec une seada (ou sebadas), un beignet fourré de pecorino (le fromage de brebis) et miel. Le tout accompagné de la bière locale, l’Ichnusa du nom d’origine de la Sardaigne.
Est-ce ce copieux repas qui m’a rendu l’étape très difficile ? J’étais plutôt bien parti avec une montée régulière, à la fraîche et sur un bon sentier balisé. J’avais mangé mon pain blanc. Je n’avais pas fait attention en étudiant mon parcours la veille que j’allais ensuite descendre très bas. D’un agréable 1200 mètres d’altitude, j’ai attaqué une longue descente jusqu’à 150 mètres d’altitude. Cette longue descente a été agrémentée de passages nécessitant de l’attention et de parties où le sentier se perdait. J’ai fait quelques erreurs. J’ai eu enfin la bonne idée d’essayer une trace plus directe sur ma carte qui m’a donné l’occasion d’avoir ma dose de maquis dans un massif calcaire donc sec et sans eau. Déjà bien fatigué et aux heures les plus chaudes, j’ai eu droit à ma deuxième montée sérieuse de la journée qui aurait été agréable sans la chaleur. En haut, la visite du site nuragique de Tiscali valait la peine. Cette civilisation pré romaine s’est développée à l’âge de bronze. Elle est spécifique à la Sardaigne et plus de 7000 structures ont été découvertes avec en premier lieu les nuraghe, des tours rondes de pierre qui ont donné leur nom à cette culture. Il y a aussi des tombes de géants, des puits sacrés… Tiscali est le site le plus connu avec Su Nuraxi qui est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est un ensemble d’habitations cachés sous une doline.

Après une nouvelle descente, cette fois jusqu’à 200 mètres d’altitude, l’après-midi était déjà bien entamée quand j’ai vu un panneau indiquant que le bivouac était interdit dans toute la vallée du canyon de Gorropu. La solution était de poursuivre jusqu’au col de Genna Silana où se trouve un hôtel. Le col est quand même à 1020 mètres d’altitude et le chemin fait en plus toute une série de montées et descentes. Dans ces conditions, il n’y a qu’une solution : prendre son temps, aller lentement. Je me rafraîchis au bar au bout de la piste, fait une petite baignade histoire de se délasser et attaque mon chemin de croix piano piano. Avez-vous remarqué que c’est quand vous êtes fatigué, en sueur qu’une nuée de mouches décide sournoisement de vous accompagner ? Je hais les mouches. Les très célèbres gorges de Gorropu, je n’en ai pas profité. Je ne me suis pas engagé dans le canyon. Il était six heures du soir et il me restait un raidillon de 4 kilomètres et 600 mètres de dénivelé.
J’étais parti guère après sept heures du matin et il est près de vingt heures quand j’arrive à l’hôtel. Inutile de m’appeler ce soir, je dormirai à poings fermés.
28 mai : Passo di Genna Silana – Col avant les crêtes de la Marmora
L’étape du jour est presque entièrement au dessus de 1000 mètres d’altitude. En plus, les nuages cachent souvent le soleil. Cela me permet déjà d’avoir moins chaud. Les jambes sont encore lourdes de la veille mais j’avance dans les montagnes sardes. C’est sauvage. Il n’y a bien sûr aucun marcheur. Il y a par contre pas mal de bétail, vaches, ânes, chevaux, cochons, chèvres et moutons. J’ai juste l’occasion de discuter avec un berger. Il me racontait que c’était plus facile aujourd’hui avec les aides qu’avant. Après la guerre, un de ses oncles a migré en France comme beaucoup d’Italiens alors.

La bonne surprise de la journée, c’est la présence de plusieurs fontaines sur le parcours. Chacune fait l’objet d’un arrêt dégustation d’eau de source fraîche. L’étape est toujours assez longue mais j’arrive suffisamment tôt à un col avant la dernière montée vers les crêtes de la Marmora, le point culminant de la Sardaigne. Il y a un point d’eau. Le calme est à peine troublé par les cloches et quelques meuglements de vaches. À priori, il y a une clôture entre nous et je ne devrais pas être dérangé. Je profite du point d’eau pour un bon nettoyage. Je suis propre. Il y a juste à attendre le soir et apprécier ce repos.
29 mai : Col avant les crêtes de la Marmora – Vallon avant Montarbu
Du sommet de la Marmora, à 1833 mètres d’altitude, je domine toute la Sardaigne. J’aperçois la Méditerranée à l’est et à l’ouest. Par temps clair, on pourrait peut-être la voir à 360 degrés. J’ai fait pas mal de rencontres en montant au sommet. J’ai tout d’abord surpris un troupeau de bouquetins. Puis, espèce encore plus rare, j’ai vu deux randonneurs, deux Autrichiens qui faisaient l’aller retour au sommet. Le sentier sur les crêtes est agréable avec des belles vues. Il y a aussi cette brise et cette douceur due à l’altitude. Il faut que j’en profite. Je ne peux pas aller plus haut et déjà le sentier descend. Plus bas, en milieu de journée, dès que les nuages se dégagent, je sens cette chaleur. Heureusement, au point bas, avant une remontée, la rivière coule. Il y a de l’ombre. Je me repose avant d’attaquer ces rudes montées dans la chaleur de l’après-midi. Pour ne rien arranger, j’ai droit à ma section de maquis. Je vois et entends des sangliers, c’est sûr qu’eux seuls peuvent passer. Je renonce et fais demi-tour mais je n’avais pas besoin de ces kilomètres supplémentaires. Je suivais une trace du Sentiero Italia. Il m’a déjà fait le coup, il y a cinq ans en Calabre. J’ai beau être au courant, je ne suis pas assez vigilant.

Par une piste, je retombe plus loin sur ma trace et passe devant la spectaculaire Perda Liana. Il me reste à trouver un point d’eau pour faire étape. Je finis par passer devant une faible fontaine mais cela fera l’affaire. J’ai encore eu ma ration aujourd’hui. C’est dans un vallon solitaire que je m’installe. Un petit couscous sardines vite avalé et je me mets au repos.
30 mai : Vallon avant Montarbu – Hôtel Rifugio D’Ogliastra
À Taquisara, ce matin, je peux enfin avoir mon petit espresso avec son cornetto. Après ces 3 jours sans passer dans un village, j’apprécie. Même si Taquisara avec ses maisons sans style qui s’étirent dans un fond de vallée autour de la gare, n’a pas de charme. Et même si je ne veux pas m’éterniser et gâcher les heures du matin avant les grosses chaleurs.
Hier, j’ai connu cette île de feu dont parle Gavino Ledda et j’ai décidé d’avancer mon départ : lever à 5 heures du matin pour un démarrage à 6 heures. Le chemin est agréable avec pas mal d’ombres. Je passe par le beau nuraghe de Serbissi. C’est la première tour de cette culture de l’âge de bronze que je vois. Elle est en très bon état. Constructions à usage d’habitation, de défense, de culte… différentes hypothèses ont été émises. Le mystère demeure.

Et comme aujourd’hui, j’ai droit à deux villages, j’en profite. Je fais ma pause de midi à Ulassai, un village dans un site spectaculaire entouré de falaises. Après le repas, je poursuis sur un très bon sentier avec des vues superbes sur la Méditerranée, Ulassai et ses falaises. La température a nettement baissé par rapport à hier, il y a une petite brise rafraîchissante, de bons sentiers et comme je suis parti tôt, je n’arrive pas trop tard à l’hôtel Refuge d’Ogliastra. C’est en fait un hôtel très confortable. La journée a été bonne. Quelques degrés en moins, de bons sentiers changent la donne. Hier soir, j’avais envisagé de ne faire que les 13 kilomètres jusqu’à Taquisara pour récupérer après plusieurs rudes journées et puis, le village n’étant pas attrayant, j’ai poursuivi. J’ai finalement fait 33 kilomètres et d’ici au prochain village, il y a en 31 à faire demain. Les températures devraient encore perdre quelques degrés et si en plus, les sentiers existent, alors cela devrait bien se poursuivre. Mais méfiance, je suis sur le Sentiero Italia…
31 mai : Hôtel Rifugio D’Ogliastra – Perdasdefogu
« Mais méfiance, je suis sur le Sentiero Italia… « , c’était ma conclusion la veille au sujet de l’étape du jour et effectivement, j’aurais dû me méfier. À l’hôtel, Gianni m’a donné quelques indications : le sentier n’est pas balisé (ce n’est pas un problème pour moi) et « il sentiero non è pulito » (le sentier n’est pas entretenu, pas nettoyé) mais il y a des marcheurs qui arrivent à passer. Là, ça aurait dû m’alerter. Un Sentiero Italia pulito, c’est pas toujours du gâteau mais un Sentiero Italia qui n’est pas pulito, alors… Il me met en relation avec Jean Luc, un français marié à une Sarde. Il a monté une agence d’éco-tourisme et doit accompagner l’équipe de Va Sentiero qui va faire le chemin dans l’autre sens dans quelques jours. Une option est prévue plus courte d’une dizaine de kilomètres et elle vient d’être tracée. Il m’envoie une photo du plan qui me donne une idée approximative du passage prévu. Je me vois déjà avec une étape réduite à une vingtaine de kilomètres et avoir une après midi tranquille à me reposer à Perdasdefogu. Suis-je donc aussi naïf ?
Je démarre par les traditionnelles sterrate, les chemins de terre dans la campagne au milieu de rochers de toutes les formes. Tout va bien et je pense à mon petit espresso dans un bar après le déjeuner. À l’endroit où la super option courte pour passer l’après midi tranquille à Perdasdefogu était censée démarrer, je balaye le passage, m’engage un peu dans le maquis, puis renonce. Direction la trace du Sentiero Italia, même s’il n’est pas pulito, il y a des marcheurs qui y sont passés. J’ai quelques clôtures à franchir. Rien d’inhabituel sauf que certaines sont vraiment hautes avec du fil barbelé en haut. Je passe. Si le CIO inscrit le franchissement de clôtures dans les disciplines olympiques, je ramène le titre à la France. Jean Luc, entre temps m’a envoyé un message m’indiquant que l’option courte (qui me permet de passer l’après midi tranquille à Perdasdefogu) n’est pas terminée et qu’il vaut mieux rester sur le Sentiero Italia. C’est bon, j’y suis et dans la descente, sur la trace, le maquis se fait plus dense. Je commence à avoir chaud et les jambes et les bras sont bien griffés. C’est le moment où les nuées de mouches rappliquent pour tourbillonner autour de ma tête où se poser sur les plaies. Je hais les mouches, je l’ai déjà écrit. Je m’en veux. J’ai vraiment été naïf. Avec mon côté toujours positif, j’ai même pas demandé à Gianni quand c’était la dernière fois que des marcheurs étaient passés. Probablement lors de la dernière inauguration du Sentiero Italia, il y a quarante ans.
Mais, bonheur, je vois en dessous un superbe sentier. Je m’extirpe du maquis et me retrouve sur un magnifique chemin qui semble avoir été réalisé récemment et qui surplombe les gorges que je dois traverser. La chance a tourné. Je suis certainement en direction de cette nouvelle option (qui devait me permettre de passer l’après midi tranquille à Perdasdefogu mais je sens bien que c’est maintenant compromis). Je continue heureux même si je trouve que ce nouveau chemin ne semble pas vouloir s’engager au fond des gorges.
Et puis subitement, le sentier s’arrête. Les travaux ne sont pas terminés et la suite sera pour plus tard. Dommage pour moi. Je reviens en arrière pour essayer de descendre en suivant la trace du Sentiero Italia. Si Gianni a dit que des marcheurs étaient passés, moi avec mon ascendance sanglier, je vais bien y arriver. Je retrouve la trace et le maquis. Vaille que vaille, lentement je descends et je suis soulagé quand j’arrive au fond des gorges. Il y a une petite cuvette d’eau, je me rafraîchis, me dépoussière et nettoie mes plaies.

Après cette bonne pause, je remonte un peu le vallon toujours avec des passages difficiles pour finir par arriver à des anciennes mines de cuivre et là bonheur, le chantier d’aménagement du sentier est en cours pour relier l’autre partie plus haut. Je rencontre l’équipe de l’Office des Forêts qui travaille actuellement sur le sentier et déjeune avec eux. C’est finalement assez rare de voir et de pouvoir discuter avec des Sardes. Mes mésaventures sur le Sentiero Italia, c’était peut être le prix à payer pour ce moment de convivialité.
Une fois remonté sur le plateau en face, j’ai finalement fait une chose assez rare chez moi : j’ai marché le long de la route et ai sans regret laissé la trace du Sentiero Italia. Le programme des derniers jours de ma traversée de la Sardaigne ? C’est simple, il me suffit de suivre le Sentiero Italia sur plus d’une centaine de kilomètres. Com’è bella la vita !
1er juin : Perdasdefogu – Armùngia
Je sais, je commence à faire une fixation. Le Sentiero Italia ne passe pas par le centre de Perdasdefogu mais le contourne au large. J’ai tellement peu de villages sur tout mon parcours que j’ai choisi d’y passer et de rejoindre le Sentiero plus loin. Ce matin, tôt, il fait bon. Je marche sur de bons chemins au milieu des oliveraies. Tout va bien jusque là…et puis à la jonction avec le Sentiero Italia, à l’endroit où je suis sensé remonter l’autre versant du vallon, il n’y a rien. Plutôt, il y a le maquis. Je fais quelques timides tentatives mais je n’ai pas envie de m’entêter aujourd’hui. Je renonce et rejoins la route. J’ai dû perdre une heure. C’est un moindre mal. Plus loin, je retombe là où j’étais sensé sortir. Il y a des panneaux de balisage récents. Le parcours a-t-il changé ? Le débroussaillage est-il prévu et reste à faire ? Je ne sais pas. Je suis maintenant sur des chemins normaux. Le balisage est étonnamment excellent. J’avance sur des sterrate et des bouts de sentiers. Le paysage n’est pas exceptionnel avec un haut plateau sec, aucune âme qui vive, parfois des petits airs de Meseta mais l’important est ailleurs : ne pas être dans le maquis.

J’arrive finalement à Armùngia plus tôt que je ne le pensais. Il me reste à trouver un endroit pour dormir, ce qui n’est pas si simple. Au bar en discutant, un Sarde me dit incidemment que plus au sud le Sentiero Italia n’est pas pulito mais cela passe rajoute-t-il. Mon sang se glace. Je sens mon estomac se nouer. Mon visage a dû passer directement du rouge après une journée au soleil au blanc pâle. Je trouve finalement une chambre et sitôt pris la douche, je commence à étudier un plan B. C’est simple, je ne passe plus par des chemins qui ne sont pas visibles sur les vues satellites de Google Map. Je trouve un itinéraire alternatif qui devrait me permettre de rejoindre le prochain village en un peu plus de 30 kilomètres au lieu des 43 du Sentiero Italia. À priori, le risque principal, ce sont les clôtures mais je le rappelle, je suis d’un niveau top mondial dans ce domaine.
La gloire d’Armùngia est Emilio Lussu. Il fait parti des fondateurs en 1921 du PSA Parti d’Action Sarde. Il a occupé divers postes nationaux et en Sardaigne avec son mouvement pour une autonomie de la Sardaigne. Contrairement à la Corse, je n’ai vu aucune inscription réclamant l’indépendance de l’île (je n’ai pas vu, il est vrai beaucoup de lieux habités). Je n’ai pas vu non plus de panneaux officiellement ou officieusement bilingues. Emilio Lussu réclamait plus d’autonomie. Il s’est illustré dans l’armée italienne lors de la première guerre mondiale où il combattait au sein de la Brigade Sassari. Cette unité de Sardes est connue pour son engagement et son sacrifice (certainement comme les paysans français envoyés en première ligne). Il était dans un courant anti-fasciste, il a aidé les républicains espagnols pendant la guerre civile. Petite anecdote, Victor Emmanuel II, le roi à l’origine de l’unité italienne, portait comme titre officiel celui de roi de Sardaigne. L’île n’était que marginale et périphérique dans son royaume dont le centre était le Piémont mais on pourrait presque écrire que l’Italie n’est qu’une excroissance du Royaume de Sardaigne.
2 juin : Armùngia – Brucei
J’ai quitté Armùngia par la route et quand j’ai croisé le Sentiero Italia, j’ai jeté un coup d’œil. Il n’était pas pulito. Alors, avec un petit sourire et un air de revanche, je me suis dit : « Toi mon vieux, tu ne m’as pas eu cette fois » et j’ai continué mon chemin. J’ai une vieille et tumultueuse relation avec ce sentier. Il y a cinq ans, j’avais commencé avec plein de projets. Au début, c’est toujours comme cela : tout feu, tout flamme. Et puis, il y a eu les premières épines dans des ronciers en Calabre. Nous nous sommes quittés. Cette année, j’ai crû que tout pouvait repartir mais je crois que c’est bel et bien terminé. À peine laissé le Sentiero Italia, là où j’avais tracé mon parcours pour cette étape, je suis tombé sur un panneau indiquant Burcei : itinerario Sole Grane Terra. Ce sera mon idylle du jour. Il n’y a pas de maquis, ni de clôtures (ce n’est pas bon pour mon entraînement) et presque toute la journée, je marche sur des chemins. Le paysage est correct sans plus. Je ne passerai pas ma vie sur ce chemin mais pour une passade à la journée, cela fait l’affaire.
Sur mon parcours de 475 kilomètres en Sardaigne, entre Santa Teresa Gallura et Villasimius, j’ai traversé 11 villages en tout et pour tout en 16 jours de marche. C’est dire que j’apprécie ces étapes dans des lieux habités. Il n’y avait rien de spécial à voir dans la plupart d’entre eux. Peu de vieux monuments, pas de charme particulier avec des constructions hétéroclites mêlant vieux et nouveaux bâtiments et maisons abandonnées. La principale attraction était ces fresques murales souvent naïves que l’on trouve un peu partout au hasard des ruelles.
Mais c’est déjà un plaisir de prendre une bière dans un bar pendant que les clients (pas besoin d’écriture inclusive, seul le sexe masculin est présent) discutent en sarde. La journée, je ne vois personne. Et quand j’en rencontre, l’échange est succinct. Je ne veux pas faire de stéréotype. Mon expérience est limitée à quelques contacts. Je trouve qu’il y a une réserve, une pudeur chez ceux que j’ai rencontrés. On ne pose pas de question. À Armùngia, à Alà dei Sardi, un client m’a payé à boire. Mais à chaque fois, ils ont refusé que je le fasse à mon tour, ont peu discuté avec moi et sont partis rapidement. Pourtant, je sens aux regards des clients une curiosité. Hier exceptionnellement, un Sarde m’a posé des questions. Nous avons discuté et quand je suis parti, j’ai entendu les autres clients lui demander des informations. Il avait osé sortir de cette réserve. Au début, certains, rares, avaient pu me voir sur le journal régional de la RAI et osaient m’interpeller.
Marcello Fois écrit « Si tu demandes quelque chose à un habitant de la Barbagia, il te dira d’abord non. Ensuite, on discute et le chemin du non au oui est très périlleux« . C’est lui qui écrit aussi sur « la culture du silence« . Sur ma maigre expérience, le Sarde pourrait ressembler à un Corse, taciturne avec un abord un peu rude. L’autre jour, je marchais quand je vois un berger faisant sortir ses bêtes. Il me voit mais retourne à ses occupations. Ce n’est que quand je suis à 2 mètres et que je lui dit bonjour qu’il se retourne pour me répondre. Quand je lui ai demandé le chemin, il m’a montré avec son bras et dit « Par là jusqu’aux crêtes » et il est retourné vers ses bêtes. En Turquie, il aurait eu le temps de me demander d’où je venais, mon âge, si j’étais marié, si j’avais des enfants, si je trouvais le pays beau, ce que je pensais de Macron… Puis il aurait sifflé et tous les bergers du kilomètre à la ronde seraient sortis d’on ne sait où et avec chacun toute une série de questions. J’ai eu la même réaction quand j’ai arrêté une voiture pour demander où il y avait de l’eau. La réponse : « 200 mètres plus loin » et la voiture était déjà repartie.
Alors, je ne boude pas mon plaisir à Brucei, dernier village avant le terme de ma traversée de la Sardaigne. J’ai été superbement accueilli lors de ma première étape par Marta et Andrea. Je referme la parenthèse sarde par une bonne soirée à Brucei. Arrivé suffisamment tôt grâce à mon itinéraire de substitution, je suis allé directement au bar. Comme à Armùngia et à Alà dei Sardi, un client me paye un coup. Je me renseigne sur les possibilités d’hébergement. D’après mes recherches, il n’y a rien. Rapidement, l’information circule. Parallèlement Jean-Luc de l’agence d’éco-tourisme me communique le nom d’Efisio Lecca. Des clients se mettent à sa recherche. Ils continuent chacun à leur tour à me payer à boire en attendant. Efisio arrivé, il me propose de dormir dans un chalet en forme de pinnettu qu’il a construit à 5 kilomètres du village sur le sentier. Le site est superbe dominant le golfe de Cagliari et face aux montagnes de Sette Fratelli que je vais traverser demain. On mange et boit un peu. À la retraite, il était carabinier sur le continent pendant les années de plomb (les années soixante-dix quand l’Italie était frappé par le terrorisme des Brigades Rouges). Il a été ensuite en poste en Sardaigne alors que sévissait le banditisme avec kidnapping.

Il me ramène ensuite à Brucei pour que je fasse les 5 kilomètres à pied cette fois. Pas question de tricher et de rogner ma traversée de la Sardaigne qui semble se conclure en beauté.
3 juin : Brucei – Villasimius
J’ai droit à une autre Sardaigne aujourd’hui. Dans les montagnes de Sette Fratelli, je marche ce matin sur des sentiers très bien balisés. C’est une des rares journées où je peux m’orienter sans consulter les cartes. Je suis en forêt, à l’ombre, au milieu de formations rocheuses granitiques. Il y a sept cimes, d’où le nom.

J’ai aussi presque froid. Je craignais cette fin de parcours et finalement, j’ai de la chance, la température est idéale pour marcher. Il y a aussi du vent. J’ai rarement eu beaucoup d’air durant ces deux semaines, à peine des petites brises et pourtant, c’est un pays de vent. Pourtant, c’est un pays de vent. Le libeccio, du sud ouest qui amène chaleur et sable du Sahara, le mistral (maestrale) du nord, vent grec, sirocco, tramontane… dans un roman sarde le vent est un personnage à part entière. « Le vent qui trois jours durant, fit rage autour de nous, était aussi fort qu’un typhon. Il ne se calmait que la nuit, comme fatigué par sa fureur insensée. Puis il reprenait, avec plus de force encore, son œuvre désespérée. Ce vent angoissé semblait pleurer, hurler sa terrible douleur ; il était comme chargé d’une folie de vengeance envers les choses qu’il essayait de détruire et qu’il détruisait réellement » (« Le pays sous le vent » de Grazia Deledda).
Je termine la journée à Villasimius, une station balnéaire sur la côte sud. Les estivants se promènent. Il y a des bars avec de la musique branchée, des boutiques pour touristes. Après 15 jours dans des petits villages très sardes, j’ai changé d’ambiance. Je sais m’adapter. Installé tranquille à un bar, j’observe l’animation dans la rue. C’est déjà un peu les vacances.
4 juin : Villasimius – Capo Carbonara (Aller retour)
Les vacances, cela commence par un petit déjeuner à une heure si tardive (8 heures) que cela faisait déjà 3 heures que je vaquais à mes occupations. Inutile de se presser, il y a 7 kilomètres jusqu’au Cap Carbonara, 14 en aller retour sur terrain presque plat. Après les 70 faits sur les deux derniers jours et dans du relief, je pense pouvoir y arriver. Je me retrouve rapidement sur la plage presque déserte encore à cette heure. La mer est agitée, le vent souffle, le drapeau est rouge. Il me reste à rejoindre la pointe sud.

À quelques mètres du cap, le sentier s’achève. Il y a du maquis. Je n’irai pas plus loin. Je peux maintenant dire : « J’ai fait la Sardaigne ». J’ai eu des marches difficiles ces dernières années. Des passages délicats dans les Carpates ou les Balkans, la descente du col du Tashi Lapsa sur le glacier en s’enfonçant dans la neige, l’Appalachian Trail où le mental est mis à rude épreuve, l’Italie du Sud où tu te demandes ce que tu fais dans ces ronciers mais maintenant, j’ai rajouté à toutes ces expériences la Sardaigne. De longues, trop longues étapes, des journées très solitaires, peu de villages, le manque d’eau… cela a été difficile et pourtant j’ai fait de belles rencontres et pourtant quand je regarde mes photos, je me dis « Ah qu’elle était belle la Sardaigne ! ». Les passages dans le maquis pigmenteront mon récit. Tous les efforts, la sueur, le sang seront oubliés. Il restera de belles images, de bons moments.
Le corps a maintenant besoin d’un peu de repos. La petite étape du jour, le passage à Cagliari qui me permettra de gérer quelques soucis de matériel, une petite croisière vers Naples puis le transfert vers Isernia dans le Molise vont me permettre de récupérer. Presque 4 jours de repos avant de reprendre mardi et changer d’ambiance avec l’Appenin Central. « Abruzzo forte et gentile« , (Les Abruzzes, fortes et accueillantes), c’est le slogan de cette région qui reprend les mots de Primo Levi. Fortes, j’espère que le programme ne sera pas trop relevé après les 15 rudes étapes sardes. Accueillantes, je pense avoir plus l’occasion de traverser des villages pour goûter aux plaisirs de la vie italienne.
Mes inquiétudes peuvent paraître curieuses alors que j’ai l’impression d’être déjà au cœur de l’été : le temps ne sera-t-il pas trop pluvieux ? N’est-ce pas trop tôt dans la saison ? Ne reste-t-il pas encore trop de neige dans les Abruzzes?
2 – Apennin Central
8 juin : Isernia – Masseria Monte Pizzi
Je reprends ma marche dans la région du Molise, à Isernia, petite ville de 20000 habitants. Il y a cinq ans, mi-mai, j’étais déjà passé ici. Il était trop tôt pour passer par la partie la plus élevée des Apennins. J’avais alors commencé à bifurquer légèrement vers l’ouest pour m’éloigner des montagnes.
Quand l’écrivain italien Paolo Rumiz entame, au volant de sa Topolino (Fiat 500), son parcours de la Ligurie jusqu’à la Calabre, il écrit : « Les Alpes ne sont que la corniche extérieure de l’Italie. Les Apennins en sont l’âme, l’estomac, la colonne vertébrale. » (Paolo Rumiz – La légende des montagnes qui naviguent). Et pourtant cette zone de montagnes est à l’écart des circuits touristiques même pour les italiens. Un habitant lui dit « Ton voyage t’ouvrira la porte d’un monde oublié et méconnu. Tu trouveras l’âme d’un pays malheureux, aimé de tous, sauf des Italiens. » Dans les guides touristiques français, cette zone est carrément une zone blanche. Les sites décrits s’arrêtent là où le relief s’élève. Pourtant en préparant le tracé et en voyant certaines photos, la région a l’air très belle. Si le temps veut bien être de la partie, je pense pouvoir me régaler les prochains jours.

Le charme des longues marches est de passer lentement d’un environnement à un autre, de changer en douceur de paysage, de culture, d’histoire. Là, j’ai un peu l’impression d’avoir été télétransporté. Le changement est brutal. Ce matin, je me réveille face à des montagnes enneigées. On dit souvent que l’herbe est plus verte ailleurs. Je peux néanmoins confirmer que l’herbe est plus verte dans le Molise qu’en Sardaigne. Elle est même gorgée d’humidité. Non seulement, je me suis télétransporté dans l’espace mais aussi dans le temps. J’ai reculé de quelques mois et suis passé du cœur de l’été au printemps. C’est étonnant comme tout est différent. Je croise même deux jeunes avec des sacs à dos et des bâtons de marche. Ils font de la randonnée, 4 jours sur le Sentiero Italia ! Eh oui, j’ai même retrouvé une vieille connaissance. Je suis à nouveau ce chemin mais avec beaucoup de libertés. À quoi bon être fidèle quand on a été trompé ?
Je suis à Carovilli à midi. Après le pique-nique, je peux profiter d’un petit café. C’est aussi quelque chose de nouveau, j’aurai des villages en cours de journée les prochains jours. Par contre, je dois être plus vigilant sur les conditions météorologiques. Elles sont instables cette semaine et j’aborde une région de montagnes. Je suis parti tôt d’Isernia pour éviter la pluie prévue dans l’après midi. J’ai aussi prévu une étape plus raisonnable d’une vingtaine de kilomètres. Le tonnerre gronde et les premières gouttes tombent quand j’arrive à la Masseria Monte Pizzi. C’est ensuite une bonne pluie qui s’abat sur la montagne. Il fait frais. C’est presque un temps de Toussaint. Au chaud dans ma chambre, c’est plus facile à supporter. J’ai eu une belle journée de reprise. Ce n’est pas non plus désagréable de faire une étape plus courte, plus raisonnable. Après mon rythme sarde trop soutenu, j’en profite.
9 juin : Masseria Monte Pizzi – Rifugio Piazza del Re
« E vanno pel tratturo antico al piano,
quasi per un erbal fiume silente,
su le vestigia degli antichi padri« .
Gabriele D’Annunzio – I pastori
« Et ils vont vers la plaine sur d’antiques drailles
Tel un fleuve végétal et silencieux
Sur les traces de leurs ancêtres. »
Un fleuve végétal et silencieux, les mots de Gabriele D’Annunzio se prêtent bien au chemin ce matin vert, gorgé d’eau par la pluie de la veille et envahi par les herbes hautes. C’est par le tratturo Foggia-Celano que je quitte la masseria. Les tratturi sont les anciens chemins de transhumance empruntés probablement dès la préhistoire et dont on trouve des témoignages écrits à l’époque romaine. Drailles dans le Midi de la France, cañadas en Espagne, tratturi ici, ces chemins font partie de l’histoire du pastoralisme des pays méditerranéens. Celui que je suis permettait d’amener les troupeaux des plaines de la Pouille aux montagnes des Abruzzes.
Les pieds bien trempés par ce fleuve végétal, je m’accorde une bonne pause à San Pietro Avellana. J’en profite pour me sécher et enlever les tiques qui ont profité de ces herbes hautes pour trouver asile sur mes jambes. San Pietro Avellana est ma dernière localité du Molise. Les régions italiennes ont une identité plus forte qu’en France. Historiquement, l’unité italienne est récente et constitutionnellement, le pays est moins centralisé que la France. Le cas du Molise est un peu particulier. La région a été la dernière créée suite à une scission avec les Abruzzes en 1963 et c’est la plus petite après le Val d’Aoste. En Italie, c’est certainement la région la moins connue, mal identifiée. Il n’y a pas de grandes villes, de sites majeurs. À l’étranger, le Molise n’existe pas. C’est d’ailleurs cette formule qui est souvent employée pour la région « Molise non esiste? » et en rajoutant « mais il résiste ».

À Pietransieri, je suis dans les Abruzzes. Ici, le 21 novembre 1943, les allemands ont commis un massacre épouvantable. 128 habitants dont 34 enfants de moins de 10 ans ont été assassinés. Le motif qui a conduit à cette tragédie est inexpliqué. Le village se situait sur la ligne de défense Gustav sensée bloquer l’avancée alliée vers le nord. Les allemands avaient prévu d’évacuer les habitants du village et de le détruire. La visite du monument aux martyrs est émouvante avec le nom et l’âge des victimes.
La bataille de Monte Cassino va permettre aux alliés de briser cette ligne et le lent repli de l’armée allemande vers le nord va être un chemin de sang. Pietransieri est loin d’être un cas isolé. Des massacres vont être commis dans de nombreux villages italiens : Stia (137 civils dont 45 femmes et enfants), Civitella (212 hommes, femmes et enfants), Bucine (60 victimes), Fucecchio (174 victimes), Sant’Anna di Stazzema (560 victimes essentiellement femmes, enfants et personnes âgées), Marzabotto (770 victimes dont 250 enfants, 142 personnes de plus de 60 ans, 316 femmes), les fosses Ardéatines à Rome (335 personnes).
Le général Kesselring, commandant des forces allemandes en Italie a été ensuite jugé et condamné à mort pour crimes de guerre. Sa peine commuée en prison à perpétuité, il a été finalement libéré plus tard pour raisons de santé. Lors d’un entretien avec un journaliste italien, il a qualifié le massacre de Marzarotto (770 victimes dont 250 enfants, 142 personnes de plus de 60 ans, 316 femmes) d’opération militaire normale. Il aurait aussi déclaré que les italiens construiraient un monument en son honneur pour avoir préservé des sites historiques. Après avoir visité le monument de Pietransieri, après avoir vu la liste des villages martyrs, une tel cynisme fait froid dans le dos. En réponse, Piero Calamandrei à écrit cet épigraphe sur une stèle à Cuneo. Il trouve des mots très forts dans ce texte ci-dessous en italien (et avec une vidéo) et une traduction française.
Je termine la journée dans un endroit comme je les aime : un beau petit refuge, en bon état, non gardé isolé dans la montagne à 1550 mètres d’altitude avec une fontaine à côté.
Lo avrai
camerata Kesselring
il monumento che pretendi da noi italiani
ma con che pietra si costruirà
a deciderlo tocca a noi.
Non coi sassi affumicati
dei borghi inermi straziati dal tuo sterminio
non colla terra dei cimiteri
dove i nostri compagni giovinetti
riposano in serenità
non colla neve inviolata delle montagne
che per due inverni ti sfidarono
non colla primavera di queste valli
che ti videro fuggire.
Ma soltanto col silenzio del torturati
più duro d’ogni macigno
soltanto con la roccia di questo patto
giurato fra uomini liberi
che volontari si adunarono
per dignità e non per odio
decisi a riscattare
la vergogna e il terrore del mondo.
Su queste strade se vorrai tornare
ai nostri posti ci ritroverai
morti e vivi collo stesso impegno
popolo serrato intorno al monumento
che si chiama
ora e sempre
RESISTENZA
Tu l’auras
Camarade Kesselring
le monument que tu exiges de nous, italiens
mais avec quelles pierres le construire
c’est à nous de le décider.
Pas avec les pierres enfumées
des villages sans défense que tu as ravagés
pas avec la terre des cimetières
où nos jeunes compagnons
reposent en paix
pas avec la neige vierge de nos montagnes
où durant deux hivers ils te défièrent
pas avec le printemps de ces vallées
qui te vit fuir.
Mais seulement avec le silence des torturés
plus dur que tout rocher
seulement avec la pierre de ce serment
juré entre des hommes libres
qui choisirent de s’unir
par dignité et non par haine
décidés à racheter
la honte et la terreur du monde.
Si tu voulais un jour revenir sur ces routes
tu nous trouverais à nos postes
morts et vivants avec le même engagement
peuple réuni autour du monument
qui s’appelle
aujourd’hui et pour toujours
RÉSISTANCE
10 juin : Rifugio Piazza del Re – Pacentro
Je traverse le premier altopiano caractéristique des Abruzzes. L’espace est parfaitement plat. C’est surprenant, on a l’impression que l’homme a nivelé cet espace entouré de reliefs, de sommets dont certains sont encore enneigés. Je suis dans le parc national de la Majella et presque toutes les conditions sont réunies pour une bonne marche. Cela fait 3 semaines que je suis parti de Santa Teresa Gallura et le corps est entraîné. Je commence à prendre du plaisir dans les longues montées.
Je marche en plus sur de beaux sentiers en forêt, en crête avec de belles vues. Le balisage est excellent et le chemin est très bien entretenu (j’ai envie de rajouter, bien que ce soit le Sentiero Italia…).

Il n’y a que les conditions météorologiques instables, qui demandent de la vigilance. Je suis en montagne et le temps peut vite changer. Pour le moment, je m’en sors pas mal. Avant hier, j’ai terminé l’étape avant l’orage. Hier il a tonné mais je suis resté au sec. Aujourd’hui était plus délicat à gérer avec un passage en altitude. Je suis monté à mon premier 2000, le mont Porrara à 2137 mètres d’altitude. J’avais ensuite tout un passage en crête. Le tonnerre a commencé à se faire entendre quand j’étais sur cette partie. J’ai cru un moment que j’allais y échapper. Finalement, les premiers grêlons sont tombés alors qu’il ne me restait plus que 40 minutes jusqu’à la station de ski de Campo Di Giove et le violent orage a vraiment éclaté quand j’étais arrivé. En voyant les sommets blanchis par la grêle, je me suis dit que j’avais finalement de la chance. À priori, j’ai encore deux journées instables avant d’avoir un temps plus calme.
L’orage passé, la fin de la journée a été une agréable marche sur un bon sentier au milieu de l’odeur des genêts en fleur jusqu’au joli village de Pacentro.
11 juin : Pacentro – Popoli
Je m’élève au dessus de Pacentro. Le village avec son château et ses maisons s’étend le long de la colline. En bas, dans la plaine, la ville de Sulmona, patrie d’Ovide, en face de moi des montagnes. J’ai 1400 mètres de dénivelé en continu depuis le village jusqu’au mont Morrone à 2061 mètres d’altitude. Il faut que je m’y habitue. Cela va être mon lot presque quotidien pour les trois mois qui viennent.
Arrivé sur les hauteurs, je suis presque surpris de voir du monde tant mes journées dans les montagnes sont solitaires. C’est la saison de la cueillette de l’orapi, un épinard sauvage des montagnes. Il pousse au-dessus de 2000 mètres d’altitude et en particulier ici. Il est très recherché et réputé pour sa saveur et ses bienfaits. C’est l’or des Abruzzes. Giuseppe, un cueilleur m’explique qu’il se vend 12€ le kilo auprès des restaurateurs de la région.
Giuseppe me demande aussi si je ne suis pas inquiet seul dans les montagnes avec ours et loups. L’autre jour, une dame qui jardinait m’avait posé la même question en parlant des loups et des sangliers. Les sangliers, cela ne manque pas et ce sont les animaux sauvages que j’aurais tendance à craindre le plus. Après le mont Morrone, j’ai surpris une harde d’une vingtaine de bêtes. À mon arrivée, ils se sont enfuis dans tous les sens et j’ai bien cru qu’un allait me foncer dessus.
Les ours ne sont pas très nombreux, une quarantaine dans les Abruzzes. J’ai presque l’habitude d’en voir lors de mes longues marches mais je ne pense pas que cela sera le cas en Italie.
Les loups sont beaucoup plus nombreux. La population lupine des Apennins est estimée à environ 1500 bêtes dont une moitié dans les Abruzzes. Est-ce que c’était un loup que j’ai vu l’autre jour dans la forêt ? Cette question me taraude l’esprit. C’est peu probable mais quand je regarde sur internet des photos du loup des Apennins, cela ressemble à l’animal que j’ai vu. C’était un canidé, c’est sûr et il a eu un comportement de bête sauvage. À peine m’a-t-il aperçu, il s’est enfui sans bruit. Il n’a pas eu l’attitude d’un chien même si c’en était probablement un sauvage. C’était une rencontre étrange. L’Italie et le loup, c’est une longue histoire et pas seulement avec Romulus et Rémus. Ils n’ont jamais disparu des Abruzzes et de là ils ont colonisé tous les Apennins avant d’arriver en France. Le loup est aussi présent dans plusieurs expressions en italien. Comme en France, on peut avoir une faim de loup, mais ici, s’il fait mauvais, il ne fait pas un temps de chien mais « fa un tempo da lupi« . Il y a surtout cette expression très utilisée de « In bocca al lupo » (Dans la gueule du loup). C’est l’équivalent de notre « Merde » à laquelle on ne répond pas « Merci » mais « Crepi il lupo » (Qu’il crève le loup). Les chasseurs seraient à l’origine de cette antiphrase pour se porter chance.

Les chamois que je vois sur les crêtes étaient eux inoffensifs.
Du mont Morrone à Popoli, j’ai ensuite une longue descente. Je perds presque 2000 mètres d’altitude. Popoli est sur une voie de passage importante vers l’Adriatique. La Via Tiburtina Valeria passait par là à l’époque romaine.
12 juin : Popoli – Castelvecchio Calvisio
J’avais presque oublié que l’Euro de football commençait hier soir et qui plus est avec Italie-Turquie en match inaugural. Et ici, la nazionale, c’est quelque chose de sérieux. Les tenues azzurri sont de sortie et le drapeau tricolore s’affiche ça et là. À 21 heures, les tifosi du bar à côté entonnent à pleine voix le Fratelli d’Italia. Dans ma chambre, je suis déjà sur le point de m’endormir. L’étape d’hier a été longue (31km, 1760 mètres de dénivelé). Je sens la fatigue. Quelques cris de protestation pour un penalty non sifflé me réveilleront durant la première mi-temps mais je n’ai pas entendu de manifestations de joie lors des buts italiens. Il y en a certainement eu mais je devais dormir profondément.
La géologie des Apennins est particulière. La chaîne n’est pas régulière avec une ligne de crête continue comme dans les Pyrénées. La montagne est traversée par des vallées comme celle du fleuve Pescara qui passe à Popoli. Il y a aussi deux lignes de massifs à peu près parallèles. À l’ouest la chaîne que j’avais effleurée il y a cinq ans et qui semble être encore bien enneigée et celle que je suis plus à l’est. Il y reste moins de neige. Est-elle mieux protégée des dépressions venant de l’ouest? Je me méfie quand même car j’ai devant moi le Gran Sasso, le massif le plus haut des Apennins avec le Corno Grande à 2912 mètres d’altitude. Il est pratiquement toujours dans les nuages et je ne me rends pas bien compte de son état. Entre les deux, je traverse une zone calcaire avec donc peu d’eau et une végétation méditerranéenne. Cela pourrait ressembler à toute zone de l’arrière pays provençal sauf que j’ai des montagnes à droite et à gauche et pour compléter le tableau deux plaines verdoyantes de chaque côté à mes pieds.
Pour cette journée de transition entre les hauteurs, j’ai deux villages à traverser. C’est rare alors je m’accorde quelques petits plaisirs. Après la dure journée de la veille (en plus sans point d’eau sur le parcours), il n’y a pas de mal à se faire du bien. J’arrive à Collepietro à la bonne heure pour mon petit espresso avec son cornetto et je suis à Capestrano pour mon pique-nique. La camionnette du fruttivendolo est encore là. Les abricots sont beaux, peut-être gorgés de pesticides de l’agriculture intensive des plaines de Campanie, mais tant pis, ils sont bons. Je poursuis ma journée de vacances par une visite du château. Il y a une copie du guerrier de Capestrano qui a rendu célèbre le village. Cette copie est de piètre qualité mais donne une idée de cette superbe statue italique du VIè siècle av.J.-C. donc pré-romaine. Elle a été découverte dans le village en 1934 et l’original est au musée de Chieti.

Après un nouveau café en terrasse, il est temps de terminer la journée. Il me reste tout de même 11 kilomètres et 680 mètres de dénivelé et l’après midi, ce n’est pas ce que je préfère. Heureusement, les nuages cachent souvent les nuages et Castelvecchio Calvisio est quand même à plus de 1000 mètres d’altitude. Le centre est un lacis de ruelles étroites, arches sous les maisons. Malheureusement, beaucoup de bâtiments sont étayés suite au tremblement de terre de L’Aquila en 2009. C’est impressionnant de se promener dans ce centre historique déserté par la population. Un habitant me dit que ce n’est pas tant le tremblement de terre qui a fait des dégâts mais la suite avec les études des techniciens qui ont mis en péril les bâtiments et l’incurie pour réhabiliter. Douze ans après, peu de travaux ont avancé. Le risque sismique est élevé dans la région. Les Apennins sont des montagnes jeunes, plus jeunes que les Alpes et ils continuent de bouger.
13 juin : Castelvecchio Calvisio – Campo Imperatore
J’avais écrit en introduction au sujet des Abruzzes : « Cette région a l’air superbe encore pas trop fréquentée. Si les conditions sont bonnes, je devrais me régaler ». Je peux confirmer : je me régale. Les paysages sont magnifiques. Je traverse de beaux villages. Les sentiers sont bons et les conditions météorologiques ne me perturbent pas et sont maintenant plus stables. J’avais coché l’étape du jour comme potentiellement belle. Elle a été superbe. Ce matin, c’est parti sur de bonnes bases avec de belles vues sur le vieux village de Castelvecchio Calvisio avec les montagnes en arrière plan. Je suis passé ensuite par Calascio avec son château et des vues superbes sur l’altopiano de Campo Imperatore et le Corno Grande, point culminant des Apennins à 2912 mètres d’altitude.
En milieu de matinée, j’étais dans le village médiéval de Santo Stefano di Sessanio. Il est souvent cité comme exemple de revitalisation dans cette Italia vuota, l’équivalent de la diagonale du vide en France ou de l’España vacía avec des régions qui se désertifient, des villages qui se dépeuplent. Santo Stefano di Sessanio s’est appuyé sur le tourisme avec un hôtel diffus qui a permis de rénover les vieilles maisons du centre historique et de mettre en avant les produits locaux avec notamment la réputée lentille (un peu l’équivalent de notre lentille du Puy). Le village est touristique et c’est un plaisir de se promener dans ses petites ruelles malgré les nombreux travaux suite au tremblement de terre.
J’ai poursuivi par le magnifique altopiano de Campo Imperatore. Un endroit spectaculaire à près de 1800 mètres d’altitude avec le massif du Sasso Grande qui barre l’horizon. On le surnomme parfois le petit Tibet pour ce contraste entre haut plateau et sommets. C’est vrai que comme au Tibet, il y a cet espace, cet horizon, cette lumière. Je ne suis pas sûr que les photos puissent rendre la beauté des paysages où j’ai marché aujourd’hui. La lumière était un peu pâle et aplanissait les contrastes.

Je termine la journée à Campo Imperatore. L’endroit est célèbre comme lieu de détention et de la rocambolesque évasion de Mussolini. En 1943 après la chute de son régime, c’est au deuxième étage, dans la chambre 220 de l’hôtel Campo Imperatore que Benito Mussolini a été emprisonné. Hitler pense que son allié peut reprendre la main en Italie et lance une opération pour le libérer. Des avions réussissent à atterrir sur le court espace à côté de l’hôtel. Le décollage est plus périlleux. Avec le Duce à bord, l’avion manque de s’écraser. Le pilote réussit in extremis à rétablir la situation. Mussolini retrouve Hitler en Allemagne qui lui ordonne de rétablir un régime fasciste en Italie. Sur une petite partie au nord du pays, et entièrement sous la coupe des Allemands, une république sociale italienne est fondée, la République de Salò. Deux ans plus tard, capturé par les partisans italiens, le dictateur est jugé, condamné à mort et fusillé. Son corps et celui de sa compagne sont exposés sur une place de Milan, pendus par les pieds. La fin des Ceausescu semble à côté très policée.
Je ne dormirai pas dans la chambre de Mussolini. L’hôtel est fermé. L’autre hôtel à côté n’ouvre que la semaine prochaine. Ce soir, ce sera nuit sous la tente à 2120 mètres d’altitude.
14 juin : Campo Imperatore – Campotosto
Hier soir, je suis finalement monté jusqu’au refuge Duc des Abruzzes. Il ne fait pas d’hébergement cette année à cause du Covid. J’espère que cela ne sera pas le cas pour tous les refuges italiens. J’ai quand même pu prendre un copieux repas chaud. Il faut faire le plein de calories avant d’attaquer une de mes étapes difficiles, en altitude et sur des crêtes. Je suis allé ensuite planter ma tente un peu à l’abri du vent à 2400 mètres d’altitude.

J’aborde toujours les étapes comme celle d’aujourd’hui avec un peu d’appréhension. Je ne connais pas le terrain et je ne sais pas trop à quoi m’attendre. Je serai sur un sentier marqué sur les cartes mais plus sur le Sentiero Italia (de bon ou mauvais augure?). Je me méfie des informations sur internet. Certains vont trouver facile un parcours vertigineux où il faut mettre les mains. D’autres vont trouver difficile la montée à la dune du Pyla. Hier soir, la gardienne du refuge était plutôt rassurante. Il reste un tout petit névé de 3 à 4 mètres et très tracé et il n’y a pas d’escalade.
La nuit a été bonne. Deux chamois m’accompagnent au départ. Pas très effrayés, quand je fais deux pas, ils s’éloignent de deux petits sauts. Le sentier en crête est bon, bien tracé, bien balisé. Le névé, pas très pentu ne nécessite que 4 pas dans la neige. Cela se révèle même mieux que prévu. Je passe le pic de Cefalone à 2533 mètres d’altitude (plus exactement quelques mètres en dessous, il est dans la brume et je ne fais pas le court aller-retour). La suite sur les crêtes est un peu plus aérienne mais, et c’est le plus important, il n’y a pas de neige. Un chamois me nargue cette fois du haut d’un piton. Il me regarde avancer lentement avant de me montrer avec quelques lestes petits sauts comment évoluer en crête.
La partie la plus difficile est passée. Il ne me reste plus qu’à descendre sur l’autre versant. La fin de la journée est tranquille sur des pistes pour remonter jusqu’au lac de Campotosto. Le village a été quasiment entièrement détruit par un tremblement de terre en janvier 2017. Les commerces, le bar, la banque sont dans des Algeco. La plupart des maisons du centre sont inhabitables. Ils ont eu d’abord en 2009 celui de L’Aquila (il a surtout touché la capitale des Abruzzes avec une magnitude de 6,3). Ensuite en 2016, il y a eu celui de magnitude 6,2 qui a détruit Amatrice, à vingt kilomètres de Campotosto. Le coup de grâce a été celui de janvier 2017 (magnitude 5,5). Pour la dame chez qui je loge, le village est mort. Les maisons sont inhabitables, les jeunes sont partis et ne reviendront pas. Elle me raconte la peur avec en plus ce mois de janvier 2017, le village bloqué par deux mètres de neige. Je sais un peu ce que c’est, la réplique que j’ai connu en 2015 à Bigu Gompa était de magnitude 7,3. Les prochains villages que je vais traverser sont en grande partie détruits.
J’ai à nouveau un passage en crête demain au-delà de 2450 mètres d’altitude mais à priori moins alpin que celui d’aujourd’hui.
15 juin : Campotosto – Illica
L’Italie se dépeuple et les zones de montagnes encore plus. Dans les villages que je traverse beaucoup de maisons sont fermées. Certaines tombent en ruines. Campotosto en plus a été détruit par le tremblement de terre et c’est avec un sentiment de tristesse et de malaise que je traverse le village ce matin. J’espère qu’il se relèvera. Ma contribution est modeste avec la nuit, le dîner, les courses à l’épicerie, les bières au bar mais la popularité du tourisme vert, les efforts pour mieux faire connaître le Sentiero Italia permettront peut-être de maintenir voire développer des activités. On est encore loin du compte. À Illica où je dors ce soir, je suis le troisième randonneur sur le Sentiero Italia en 3 ans… Un autre chemin rencontre plus de succès. C’est le Cammino nelle Terre Mutate, le « chemin des terres qui bougent« . Il a été créé en solidarité avec les villages touchés par les tremblements de terre de ces dernières années.
Je suis parti tôt et repars sur les hauteurs. Si je veux arriver au prochain village, l’étape est longue avec 33 kilomètres et 2060 mètres de dénivelé. Mais c’est une belle journée dans un relief très différent de la veille. Les crêtes herbeuses ressemblent à celles du Pays Basque. Je passe la journée à monter et descendre de sommets en sommets. À ma droite, la côte adriatique, derrière moi le massif du Gran Sasso avec le Corno Grande et devant moi les Monts Sibillini que je vais traverser demain. Ce panorama attire quelques randonneurs. C’est suffisamment rare pour le signaler. Au point le plus haut, le Monte Gorzano, à 2458m d’altitude, je partage un verre de vin rouge avec deux habitants d’Amatrice, épicentre du séisme de 2016. Plus loin, je discute avec un vététiste très branché réseaux sociaux. Et je rencontre encore deux autres randonneurs sur un autre sommet.

À Illica, l’impression d’abandon de Campotosto n’est pas la même. Le village n’existe carrément plus. Il a été entièrement détruit et rasé ensuite.
J’ai maintenant quitté les Abruzzes. Mon parcours dans cette région a été superbe. Je suis dans une extrémité du Latium, la région de Rome et dès demain, je vais naviguer à la frontière de l’Ombrie et des Marches. C’est toujours étonnant comme on peut avancer vite en marchant lentement…
16 juin : Illica – Visso
Ce matin, je traverse le champ de ruines de Fonte del Campo. Tout est abandonné, silencieux, mort. Je contourne ensuite Accumoli. Le vieux village est interdit d’accès. Est-ce indécent de « se promener » dans ces villages sinistrés? Pourtant à Campotosto, Illica, les personnes que j’ai rencontrées étaient peut-être plus attentionnées qu’ailleurs et semblaient reconnaissantes d’être venu dans leur village. Ils se battent pour qu’il revive, pour revenir à la normale.
Passé les habitations provisoires pour reloger les habitants d’Accumoli, je retrouve les hauteurs. Je navigue autour de 1700 mètres d’altitude dans les paysages harmonieux des Monts Sibillini et je peux oublier la catastrophe qui a frappé la région. Le chemin est bon sans trop de dénivelés. J’avance et arrive à Visso après 42 kilomètres.

Je retrouve un village détruit. Certaines parties sont inaccessibles. Après cette longue étape, j’aurais apprécié pouvoir prendre une douche et me reposer mais les 3 seuls bed and breakfast de Visso sont complets. Ce sera camping dans le parc à côté de la mairie. J’ai bien avancé et demain devrait être une étape plus normale.
17 juin : Visso – Colfiorito
Les Apennins ont presque disparu. Ce ne sont plus que des collines couvertes de prairies et qui culminent autour de 1500 mètres d’altitude. Je marche au milieu de prés. Difficile d’imaginer qu’il y a 3 jours, je crapahutais sur les arêtes escarpées du Gran Sasso…Je vais d’ailleurs laisser les montagnes pour aller plus à l’ouest à Assise.

Avec l’altitude plus basse, les températures montent. En début d’après midi à la sortie de Collatonni, je sors même mon parapluie pour me protéger du soleil. Je suis peut-être ridicule mais le ridicule ne tue pas et c’est efficace pour se protéger des ardeurs du soleil particulièrement fort mi-juin. Les jours prochains risquent d’être difficiles à basse altitude et avec une vague de chaleur qui s’annonce à partir de samedi.
Finalement, avoir sorti le parapluie m’est bien utile quand l’orage éclate à l’arrivée à Colfiorito. Je trouve rapidement abri à l’hôtel. Je suis arrivé beaucoup plus tôt que les derniers jours et j’apprécie ce repos après plusieurs longues étapes.
C’est le premier village intact depuis 5 jours. Le Cammino nelle Terre Mutate qui traverse les zones touchées par les séismes est assez populaire en Italie. Je ne suis pas sûr que je pourrais marcher 15 jours et en ne traversant que des villages en ruines.
18 juin : Colfiorito – Assise
La campagne a ce matin un petit quelque chose plus chic que les jours précédents. Il y a de belles maisons en pierre restaurées, des jardins impeccables, des panneaux indiquant des hôtels-châteaux, des agriturismi pimpants. L’Ombrie a déjà un petit goût de Toscane.
J’essaye de profiter de la dernière journée avant les grosses chaleurs pour avancer. L’air est moite, chargé d’humidité et c’est dégoulinant de sueur que j’arrive au hameau de Cupacci. Anna une sémillante retraitée (je ne lui ai pas demandé son âge mais elle m’a dit être à la retraite depuis 20 ans) a pitié de moi et me propose un café. Il est bienvenu. Avec le café, elle sort biscuits, fruits, eau gazeuse et si je l’avais écouté, je serais reparti avec 3 kilos supplémentaires de réserves. En tout cas, cette petite pause m’a fait du bien et je repars plein d’allant.
Je dois monter sur le Mont Subasio. Je vais être maintenant sur les terres de saint François d’Assise. C’est bien sûr la figure majeure ici. Il est le Patron de l’Italie. Mais c’est pour ses liens avec la France (sa mère était originaire de la Provence) et sa maîtrise de la langue que Giovanni Moriconi de son vrai nom a été surnommé François.
En redescendant du sommet, je fais un arrêt à l’Ermitage delle Carceri. Saint François et ses compagnons s’y retiraient dans des grottes. Dans celle de saint François, on peut voir la pierre sur laquelle il dormait. Le passage par Assise s’imposait. En effet pour alléger son sac à dos, saint François est un modèle. « Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie, dans vos ceintures; ni sac pour le voyage, ni deux tuniques, ni souliers, ni bâton« , ce texte de l’évangile selon saint Matthieu va l’inspirer et guider sa vie et les préceptes de l’ordre qu’il fondera plus tard. Zéro kilo en poids de base. Ne rien porter et n’avoir sur soi qu’une seule tunique serrée par une corde, un capuce et des braies (Règle primitive de l’ordre des Franciscains), cela pourrait être aussi le manifeste ultime du marcheur ultra léger.
Assise est une belle ville. Le centre est magnifiquement conservé et dans la situation actuelle, il n’y a pas un afflux de pèlerins et touristes. J’ai donc après 36 kilomètres à pied, la partie la plus difficile à faire : visiter une ville. Je pourrais prendre une journée pour cela mais je ne suis pas là non plus pour faire du tourisme. Demain, c’est canicule et je ne me vois pas passer la journée ici. Je préfère partir tôt et marcher un peu aux heures les plus fraîches. Donc après la douche, je pars pour une visite en mode accéléré de la ville avec bien sûr la basilique de Saint-François avec le tombeau du saint, les peintures de Giotto et Cimabue.

Il y a aussi l’autre figure de la ville, sainte Claire. Elle aussi est issue d’une famille aisée de la ville. Au côté de saint François, elle va suivre ses préceptes et créer l’ordre des Clarisses ou Pauvres Dames. Elle est la patronne de la télévision. Elle est en effet à l’origine de la transmission audiovisuelle. Une nuit de Noël, malade et alitée, elle ne pouvait pas assister à la messe. C’est alors que les images, les chants et les prières lui sont parvenus à l’intérieur de la cellule de son couvent. Pour faire un raccourci, sainte Claire prônant la pauvreté est la patronne de Berlusconi et sa télé bling bling.
Après ces 36 kilomètres et la visite d’Assise, je peux m’installer à une terrasse de café sur la place de la mairie. Le temple romain aux colonnes corinthiennes admirablement conservé et converti en église, une belle fontaine, des palais médiévaux et renaissance, je profite de la bière. Je l’ai bien gagnée.
19 juin : Assise – Eremo di San Pietro
Je marche maintenant sur les pas de saint François. Après avoir quitté ses habits, publiquement sur une place d’Assise, il est renié par son père. Il quitte alors Assise pour Gubbio où je serai demain. D’Assise au sanctuaire de la Verna, la Via di San Francisco est un des chemins de pèlerinage les plus populaires. Et comme j’avais pu le constater en France, les pèlerins ont droit à des attentions particulières par rapport aux randonneurs. Le balisage est très présent voire presque trop par endroit. Il y a des points d’eau, des bancs pour se reposer. Et il y a en plus des marcheurs. J’en croise une vingtaine dans la journée ce qui explose mes statistiques quotidiennes. Il faut dire que l’Italie est peut-être le pays où il y a plus de chemins que de cheminants. Il y a d’abord tous les sentiers du CAI (Club Alpin Italien) avec comme porte drapeau, le Sentiero Italia. Ce sont plutôt des chemins de randonnée en montagne. Il y a ensuite les grands chemins de pèlerinage : Rome avec la Via Francigena, Compostelle, Assise ou Jérusalem. Toujours d’inspiration religieuse, des chemins sont créés sur les traces des saints comme celui que je suis d’Assise à la Verna qui passe par des lieux importants de la vie de saint François. Il y a les saints importants (saint François, saint Benoît, saint Antoine de Padoue) mais y compris certains saints locaux ont leur chemin et les saints, c’est pas ce qui manque en Italie. Il y a enfin les chemins sur les lieux d’histoire comme le banditisme en Calabre, la première guerre mondiale ou celui des villages touchés par le tremblement de terre. Tous ces chemins pour peu de randonneurs font que une fois passé l’enthousiasme de quelques bénévoles pour leur création, ils tombent en désuétude et les ronces, les orties ou la macchia sarde reprennent leur droit.

Ce n’est pas le cas pour ce chemin. Je marche finalement plus loin que prévu. Les températures sont moins caniculaires qu’annoncé et ce soir, je dors à l’Ermitage de San Pietro. C’est un ancien établissement bénédictin du XIIè dans un bel endroit isolé. L’accueil est tenu par des hospitaliers bénévoles dans la tradition des chemins de pèlerinage. À 19 heures, a lieu la cérémonie du lavage des pieds et un des hospitaliers explique la règle bénédictine d’accueillir le pèlerin comme s’il s’agissait du Christ. Nous sommes 5 marcheurs et avec les 4 hospitaliers, nous passons une bonne soirée avec un repas en commun qui me rappelle le chemin de Compostelle.
Comme j’ai bien avancé aujourd’hui, demain sera un nearo day avec 15 kilomètres. Cela me permettra de visiter tranquillement la belle ville de Gubbio.
20 juin : Eremo di San Pietro – Gubbio
Hormis la dernière journée en Sardaigne pour arriver jusqu’au bout du cap, c’est la première fois que je fais une étape aussi courte. Je ne pouvais pas juste traverser Gubbio et continuer mon chemin. Un des charmes de l’Italie, ce sont toutes ces petites villes au passé riche et remarquablement conservées. Il y en a de très connues Lucca, Sienne… et d’autres moins. En 2016, j’avais traversé Orvieto, Narni, Amelia… Gubbio a été une cité-état rivale de Pérouse. Faisant partie des États Pontificaux, elle est intégrée à l’Italie en 1860.
L’épisode célèbre dans la vie de saint François lié à Gubbio est celui du pacte avec le loup. La bête semait la terreur dans les alentours de Gubbio. Saint François d’Assise décide d’aller à sa rencontre et réussit à l’apaiser. Le loup pose sa patte sur la main du saint qui passe alors un accord avec lui et la population de la cité. Le loup sera nourri par les habitants et cessera de ses attaques.

Arrivé avant midi, je commence ma visite en milieu d’après midi. Les vieilles maisons et palais s’étalent à flanc de colline avec des ruelles et passages couverts où il faut constamment monter ou descendre. La chaleur est lourde, l’atmosphère de ce dimanche après-midi est lénifiante. Je me sens l’âme d’un « fannullone » (un gros fainéant). Demain, je remonte en hauteur (un peu) pour récupérer un peu d’énergie.
21 juin : Gubbio – Collantico
J’ai à nouveau un parcours sauvage avec 100 kilomètres jusqu’au prochain village Pieve San Stefano. Là où la Via di San Francesco reste à basse altitude, j’ai prévu de rejoindre les crêtes autour de 1000 mètres d’altitude. Je ne serai pas non plus aujourd’hui sur le Sentiero Italia. En démarrant donc ce matin, il y a un peu d’inquiétudes sur les chemins que j’ai prévu de suivre. J’ai sécurisé mes deux prochaines nuits. Si je galère sur les chemins, j’y trouverai du repos. Si je ne trouve pas d’eau, je pourrai me réhydrater. S’il fait trop chaud, la douche ne sera pas de trop et si je ne vois personne sur les chemins, comme c’est fort probable, je pourrai au moins un peu parler.
Après un dimanche mollasson, rien de tel qu’une bonne montée pour se remettre dans le rythme. Le sentier est bon. À cette heure matinale, les sangliers détalent à mon arrivée. Sur les hauteurs, l’air est plus frais. Il y a un peu de vent. Je redescends ensuite et le bar-restaurant de San Bartolomeo est parfaitement situé pour la pause matinale. Mais je ne m’éternise pas car je dois attaquer la deuxième montée de la journée avant qu’il ne fasse trop chaud.

Le chemin est à peu près balisé. Quelques parties sont un peu envahies par ronces et orties mais rien de rédhibitoire. En haut, quand souffle la brise, c’est acceptable mais sinon l’atmosphère est lourde. Il y a toujours cette lumière blafarde qui écrase les contrastes, cette couverture nuageuse qui fait un peu étuve. Les paysages sont du coup sans relief. L’étape prévue est longue, la température monte et il me reste à faire le moins agréable au moment le plus chaud : après être redescendu par la route dans une vallée, attaquer la troisième montée de la journée sur bitume. Dans ces conditions, arriver dans un bed and breakfast, pouvoir se réhydrater, se rafraîchir, se laver, se reposer et partager un repas avec les hôtes est extrêmement apprécié. Installé confortablement, au frais, propre dans ma chambre, je m’imagine sous la tente avec la chaleur de cette fin d’après midi, la saleté de la journée, les mouches toujours là, la purée sardines à préparer… et je suis bien content d’avoir anticipé en réservant les hébergements des deux étapes après Gubbio.
22 juin : Collantico – Parnacciano
« Clément Marot a ramené deux choses d’Italie : la vérole et l’accord du participe passé… Je pense que c’est le deuxième qui a fait le plus de ravages!« . J’ignorais que la règle de l’accord du participe passé était un legs de nos voisins transalpins. Voltaire avec son sens de la formule le rappelle dans cette citation. Je n’aime pas les fautes d’orthographe mais j’en fais par mauvais respect ou ignorance de certaines règles, par méconnaissance de l’orthographe de certains mots. La saisie prédictive du téléphone aide mais aussi induit des erreurs en inscrivant parfois un mot inadapté au contexte et que la relecture laisse tel quel. Cette relecture sur un écran de téléphone n’est pas simple. Il est trop petit et certaines fautes ne me sautent aux yeux qu’en lisant la version imprimée. Enfin, certains soirs, fatigué après une longue journée de marche, pressé par le quotidien (douche, lessive, courses, étudier l’étape suivante…etc), je rédige rapidement et sans relecture le point de la journée.
Il n’y a pas non plus certains soirs grand chose à raconter hormis le quotidien. Lors de la préparation de ma longue marche, j’avais noté des informations qui m’avaient surpris ou que j’avais trouvé intéressantes. En lisant un livre ou un roman, je m’étais demandé si j’allais vivre, ressentir la même chose au même endroit. Ces notes me permettent de faire un peu de remplissage et c’est le cas ce soir avec cette citation de Voltaire.

La journée a été une journée classique de marche. Les chemins étaient bons et bien balisés. Je ne me suis pas retrouvé dans le maquis ou les ronces. Le ciel avait retrouvé sa couleur bleue sans nuages. Il faisait chaud mais largement supportable avec l’altitude et une petite brise. Les paysages étaient harmonieux mais pas spectaculaires. J’ai beaucoup marché sur des pistes en forêt. J’ai fait ma trentaine de kilomètres, mon millier de mètres de dénivelé et parti tôt, je peux passer la fin d’après-midi tranquille à me reposer. Bref le quotidien du marcheur. La soirée sera calme. Je suis seul dans une maison. Les propriétaires ont mis à ma disposition tous les ingrédients pour préparer mon repas du soir avec en plus huile d’olive de leur production, gâteau maison, bière et bouteille de vin.
La journée d’hier avec ses ronces et ses orties, avec son ciel laiteux était finalement plus riche d’autant plus que j’en sais un peu plus maintenant sur les alpacas. J’ai fait étape dans une ferme d’élevage et Giuseppe et Gaïa m’ont invité à partager leur dîner avec un ami Carlo. J’ai eu le plaisir de manger des pâtes aux truffes. C’est la spécialité de la région. Dimanche, un cueilleur m’avait montré deux belles truffes qu’il venait de ramasser. J’ai surtout passé une bonne soirée. Giuseppe attendait la naissance prochaine de deux alpacas en espérant avoir des femelles. Savez-vous combien coûte une femelle alpaca? Autour de 3000€ !
C’est tout le charme d’une longue marche en Italie. En savoir plus sur les alpacas ou l’origine de la règle de l’accord du participe passé…
23 juin : Parnacciano – Pieve Santo Stefano
Le chemin a des airs d’Appalachian Trail : dans la forêt, sur les crêtes. Il est facile à suivre, agréable en sous-bois et un peu moins quand je traverse certaines parties avec des herbes hautes et les tiques qui vont avec. Il est aussi excellemment balisé. Je suis sur un itinéraire commun à plusieurs chemins importants. Depuis deux jours, je marche sur le sentier européen E1 qui va du Cap Nord en Norvège jusqu’en Sicile. Hier, j’ai retrouvé le Sentiero Italia et ce matin, la Bocca Trabaria marque le point de départ de la Grande Escursione Appenninica. Je vois alternativement du balisage E1, SI ou GEA. Le chemin n’en est pas pour autant plus fréquenté. Je ne crains pas la « bubble des brothers ». Après le couple croisé le premier jour dans les Apennins, j’ai fait ma deuxième rencontre de marcheur sur le Sentiero Italia. En plus d’un mois de marche, cela reste un ratio faible. C’était un milanais parti depuis 20 jours de la limite entre la Toscane et l’Emilie-Romagne.

La Toscane, j’y suis entré au tripoint avec l’Ombrie et les Marches, bien nommé Poggio i Tri Termini. Après les Abruzzes « gentile », je vais me frotter aux Toscans. Ils n’ont pas forcément bonne réputation. Ils seraient hautains, méprisants, arrogants bref un peu la même réputation que nous les Français avons à l’étranger.
« Si tu demandes à un saint Florentin un renseignement par exemple sur le Paradis, il te le donnera, mais du bout des lèvres, en te scrutant de la tête au pied comme si non seulement tu n’es pas digne de monter au Paradis mais même pas de te renseigner dessus. » C’est Curzio Malaparte, lui même Toscan qui l’écrit dans son livre « Maudits Toscans » en rajoutant « Ils ont le paradis devant leurs yeux et l’enfer dans leur bouche« .
Après avoir marché plutôt agréablement en sous-bois et en altitude, je retrouve les grosses chaleurs en descendant à Pieve Santo Stefano. Je demande au premier Toscan que je croise où se trouve un hôtel, il ne me répond pas, fais un signe de la main et s’éloigne. Je ne lui demandais pourtant pas le paradis!
24 juin : Pieve Santo Stefano – Ortignano
J’ai retrouvé la Via di San Francesco d’Assise. Jusqu’à La Verna, c’est la dernière partie relativement populaire des chemins d’Assise. Ce matin, je suis même sur une partie commune au sentier européen E1, au Sentiero Italia, la Grande Escursione Appenninica, la Via di San Francesco, il Cammino delle Stimmate, la Via Romeo, il Cammino di San Vicinio, l’Alta Via dei Parchi… et je ne vois aucun marcheur de toute la matinée.
Parmi tous ces chemins, il y a le cammino delle stimmate, le chemin des stigmates qui va de Rimini sur la côte adriatique jusqu’au sanctuaire de la Verna. Il ne s’agit pas des stigmates du randonneur en Italie (maquis, ronces, orties). Un tel chemin passerait forcément par la Sardaigne. Ce chemin est lié à un épisode important de la vie de saint François. À la fin de sa vie, un peu dépassé par le développement de son ordre, déçu par certains membres qui prenaient trop de libertés avec les règles et en particulier le vœu de pauvreté, il se retire dans la montagne de la Verna avec une poignée de ses plus fidèles compagnons. C’est là qu’il reçoit les stigmates du Christ. Il est en sang, sa poitrine est flagellée, ses mains et ses pieds percés de clous. Il est le premier humain (et pratiquement le seul reconnu par l’église catholique) à recevoir cette marque du Christ. La Verna est de ce fait un sanctuaire majeur et populaire. J’y suis suffisamment tôt pour être tranquille pour le visiter.

À Pieve Santo Stefano, j’étais sur les bords du Tibre, depuis La Verna, je descends à Bibbiena dans la vallée de l’Arno. L’Arno, Florence n’est plus très loin. Je devrais y être samedi soir.
25 juin : Ortignano – Pieve San Pietro di Pitiana
Bibbiena est au bord de l’Arno comme Florence pourtant pour aller de l’une à l’autre ville, il me faut regagner les hauteurs. Le fleuve contourne en effet la montagne où se trouve la Croce di Pratomagno. Presque à 1600 mètres d’altitude, elle est détachée de la ligne de crête des Apennins.
Dès le départ, j’attaque la montée. J’ai 1200 mètres jusqu’au sommet. Le chemin est agréable dans la châtaigneraie et arrivé sur les crêtes le panorama est superbe. Comme le sommet est isolé, la vue s’étend sur la chaîne des Apennins des Monts Sibillini au sud jusqu’à la limite de l’Emilie-Romagne en passant par La Verna juste en face de l’autre côté de la vallée de l’Arno. À l’ouest, on distingue le lac Trasimène, les monts du Chianti et Florence.

Je poursuis ensuite sur plus de 10 kilomètres sur les crêtes. Il fait presque froid. Après des journées de canicule, le contraste est surprenant et j’apprécie même de perdre un peu d’altitude en descendant vers l’abbaye de Vallombrosa. Je profite de ces conditions favorables pour poursuivre un peu plus loin et plus bas. À l’église Pieve San Pietro di Pitiana, il y a un accueil pèlerins. C’est sommaire mais avec tout le nécessaire pour passer une bonne nuit. Il n’y a pas d’autres marcheurs mais je ne serai pas seul ce soir pour dîner. Stefano et Georgia qui occupent la maison attenante à l’église m’ont invité et je partage le repas avec eux et leurs trois enfants.
26 juin : Pieve San Pietro di Pitiana – Florence
Hier soir, la discussion avec Stefano et Georgia est venue sur le sujet des anglicismes. C’est étonnant pour un pays assez nationaliste (les drapeaux tricolores sont en ce moment nombreux sur les balcons) et aussi attaché à sa culture et son histoire d’être aussi perméable aux mots d’origine anglaise. Le sujet n’a pas l’air de faire débat ici. En écoutant les conversations, les publicités, la télévision, les mots liés au travail, aux nouvelles technologies sont pratiquement systématiquement les mots anglais. Finalement, quand on ne connaît pas le mot italien, ce n’est pas l’espagnol ou le français qu’il faut tenter.
L’italien est une langue magnifique mais une phrase de ce type est une vraie torture : « Durante il lockdown, in smart working e part-time, non c’è più lavoro in team, allora mi ha mandato un link per scaricare sul computer il file… » (Pendant le confinement, en télétravail et temps partiel, il n’y a plus de travail en équipe, alors il m’a envoyé un lien pour télécharger sur l’ordinateur le fichier…). En 2021, l’Italie fête en grande pompe les 700 ans de la mort de Dante. Il doit se retourner dans sa tombe en entendant de telles phrases !
C’est d’ailleurs dans sa ville, en Toscane où paraît-il est parlé l’italien le plus pur, que je termine cette partie de l’Apennin Central. Après la magnifique première partie dans les montagnes, la seconde a été plus culturelle mais il m’a fallu gérer la chaleur avec des départs très matinaux et des après-midi écourtées.

J’ai maintenant la partie la plus difficile de ma longue marche 2021. Je vais passer deux jours à Florence. Dès demain matin, j’attaque dans le dur. J’ai réservé (la réservation est obligatoire à cause du Covid) un billet à 8h45 pour le musée des Offices. En plus, dimanche et lundi seront les journées les plus chaudes de la semaine avec une pointe à 37°C. J’espère pouvoir réussir ce défi physique et repartir sur les chemins mardi pour remonter dans les montagnes et découvrir l’Apennin Septentrional.
3 – Apennin Septentrional

29 juin : Florence – Vaiano
Marcher, c’est vivre au ralenti. Tout est lent. Un angle de vue se dévoile en douceur. Des détails émerveillent, un papillon qui s’envole, un rayon de soleil qui éclaire un sommet, un nuage qui se forme. Deux jours à Florence, c’est exactement le contraire. C’est trop rapide, trop concentré, trop intense, trop à voir, trop de chefs d’œuvre, trop d’églises, de palais, de peintures, de statues, de triptyques, de madones. Comme pris dans une avalanche, emmené, submergé, sans maîtrise, ivre d’avoir trop vu en si peu de temps, j’ai un peu saturé et à la fin, je passais devant une sculpture de Donatello, un tableau de Lippi, une fresque de Vasari sans prêter plus d’attention. J’ai du mal à imaginer les touristes qui ont un programme du type 2 jours à Florence, Rome, Naples, Venise… C’est sûr, ce n’est pas pour moi. Il y a tant de chefs d’œuvre à voir à Florence qu’il faudrait rester plusieurs jours, prendre le temps d’admirer la coupole de Brunelleschi, flâner dans les rues pour découvrir les palais, visiter le musée des Offices en plusieurs fois et contempler longuement le visage de la Vénus de Botticelli ou laisser le temps passer lentement sur le parvis de l’église San Miniato al Monte face à la plus belle vue de Florence…

Je craignais de laisser trop d’énergie en deux jours à Florence. Finalement la chaleur m’a aidé avec une longue pause en milieu d’après midi dans ma chambre d’hôtel. Je retrouve ce matin le rythme de la marche en forme et avec envie. Rapidement, je laisse la ville d’abord pour les champs d’oliviers avec de belles demeures florentines puis dans le silence de la forêt dès que le sentier se met à grimper. Au Poggio all’Aia, à 934 mètres d’altitude, je domine la plaine urbanisée de l’Arno. La forêt, les hauteurs, un peu de vent me permettent de ne pas trop souffrir de la chaleur avant de terminer à nouveau très bas à Vaiano à 150 mètres d’altitude.
Demain, le chemin sera au-delà des 1000 mètres d’altitude et le jour d’après entre 1500 et 1900. Tant mieux, j’aspire à marcher avec des températures plus fraîches.
30 juin : Vaiano – Pracchia
Hier soir, je suis finalement allé dormir à Prato, la capitale de la province, à 10 minutes en train de Vaiano. Je n’avais rien trouvé sur place et après une longue étape, je ne me sentais pas la force de monter à Schignano où il y a un Bed& Breakfast. Je ne regrette pas. À l’ombre de sa voisine Florence, Prato est méconnue. C’est dommage. Un rapide tour dans le centre historique m’a permis de découvrir sa très belle cathédrale, de petites rues piétonnes, quelques palais, un château. Elle m’a paru aussi plus authentique, plus italienne. Il y a peu de touristes et les nombreuses terrasses de cafés et restaurants étaient animées par la population locale. Si j’étais amené à revenir, je passerais sûrement une journée complète à Prato.
Le train de 6h00 me ramène à Vaiano. C’est la bonne heure pour attaquer la montée. Les températures ont baissé. Il a même un peu plu sur les hauteurs. Le vent souffle. Le ciel est d’un beau bleu comme lavé de la brume de chaleur de ces derniers jours. Je respire de l’air frais. J’ai l’impression de nettoyer mon corps comme quand on aère une pièce en chassant la chaleur. Il y a aussi deux belles fontaines dans la montée. C’est rare. L’eau est fraîche, délicieuse.

Le sentier grimpe au milieu des châtaigniers. J’arrive sur les crêtes dans la brume avant que le soleil ne gagne. Il fait toujours frais, le sentier est impeccable dans de belles hêtraies. C’est un véritable plaisir de marcher aujourd’hui.
Quand je suis parti d’Isernia dans le Molise, il y a trois semaines, j’étais sur la ligne Gustav érigée par les allemands pour empêcher les alliés de marcher vers Rome. Je suis maintenant le long de la ligne Gotic où en 1944 et 1945, des combats ont eu lieu. Cette fois, l’objectif des américains et des anglais était d’atteindre la plaine du Pô mais la ligne de défense n’a été percée qu’en avril 1945, quelques jours avant la capitulation allemande.
Je suis à nouveau sur la crête principale des Apennins et sur le E1+SI+GEA, la combinaison sentier européen E1, sentiero Italia et Grande Escursione Appenninica. Cela me vaut de rencontrer encore des randonneurs, un couple allemand sur la GEA. C’est la deuxième fois qu’ils voient un randonneur. Nous sommes à peu près sur le même ratio : une rencontre pour 7 jours de marche…
1er juillet : Pracchia – Abetone
De Pracchia, le sentier traverse à nouveau une belle hêtraie. Je gagne de l’altitude et finis par être au-dessus de la limite de la forêt. Je vais maintenant naviguer sur plus de 100 kilomètres le long de crêtes souvent entre 1500 et 2000 mètres d’altitude. Qui dit altitude, dit temps plus incertain. Des nuages arrivent du sud poussés par un vent parfois fort. Il fait presque froid. Le versant nord est un peu plus à l’abri et bénéficie de quelques éclaircies. Quand les nuages se dégagent, les vues sont belles. Malgré ce temps incertain, il y a beaucoup de randonneurs. C’est la première journée que j’en vois autant. C’est quand même pas encore les Hautes Tatras polonaises mais pour l’Italie, c’est pas mal. Les Italiens du nord sont réputés pour faire plus de randonnée que leurs concitoyens du centre et du sud et je suis maintenant dans cette Italie là. Le sentier est à cheval entre la Toscane et l’Émilie-Romagne avec les riches provinces de Bologne et Modène.

Je passe la journée entre brume et rayons de soleil, à monter et descendre. Au final, j’ai cumulé 2120 mètres de dénivelés positifs. C’est un peu ma limite maximum.
Abetone est une des plus grandes stations de ski de la région. Cet hiver, l’enneigement a été exceptionnel. Ils ont eu jusqu’à trois mètres de neige et la station était fermée pour cause de Covid au désespoir des propriétaires de l’hôtel où je dors.
Il y a tous les services et j’en profite pour me ravitailler. Pontremoli, la prochaine localité est à 105 kilomètres. Il me faudra trois grosses journées ou quatre plus raisonnables pour y arriver. Cela dépendra aussi du temps. Il y a des risques d’orages pour demain. En bas, il fait trop chaud. En haut, il faut surveiller les risques d’orages.
2 juillet : Abetone – Rifugio Segheria
Je suis content. Je suis en forme et j’avance bien. Toutes les conditions sont réunies pour cela. Cela fait plus de 5 semaines que je marche, j’ai perdu mes kilos superflus, je suis entraîné, affûté. Après des journées où marcher l’après-midi était difficile avec la chaleur, je n’ai plus ce problème. À cette altitude, les températures sont idéales. Les nuages viennent même tempérer les ardeurs du soleil l’après-midi mais sans amener d’orages. J’ai eu juste quelques gouttes, à peine pour justifier de sortir le parapluie. Je n’ai plus à gérer ma réserve d’eau. Il y a des sources et fontaines régulièrement. Les sentiers sont excellents et très bien balisés.

Les paysages sont beaux. J’alterne des passages en crête avec de vastes panoramas et des parties plus tranquilles en forêt. 29km et 2120 mètres de dénivelés hier, 35km et 1770 mètres aujourd’hui. Le moteur tourne à plein régime mais pour le moment sans surchauffe. Pourvu que cela dure !
3 juillet : Rifugio Segheria – Bivacco Ghiaccioni
Je poursuis mon chemin dans le Parc National des Apennins tosco-émiliens et je continue à marcher sur de très beaux sentiers dans des paysages superbes. Sur les crêtes, je fais face aux Alpes Apuanes avec leurs caractéristiques reliefs escarpés. C’est dans ce massif qu’est extrait le marbre de Carrare.

Il y a du monde aujourd’hui. C’est un weekend du mois de juillet. Sur les chemins, je croise promeneurs et randonneurs. Quand je passe à des cols, il y a carrément foule avec camping-caristes, cyclistes, motards et touristes. À priori, les refuges sont complets ce soir. J’avais prévu de marcher jusqu’à celui de la Città di Sarzana mais je ne suis pas sûr qu’ils acceptent les tentes. Deux kilomètres avant il y a le Bivacco Ghiaccioni. C’est exactement un endroit comme je les aime. Il n’y a personne ce qui est surprenant. La cabane est en excellent état avec des lits, un poêle et une fontaine. Presque le paradis. Je profite de ce grand confort pour une bonne « douche ». Je fais même ma lessive. Je me souviens d’une recette de cuisine pour agrémenter mes soirées de bivouac. Je l’avais presque oublié en m’abandonnant au luxe des soirées en hôtel. Le poêle chauffe (c’est plus pour le plaisir du feu que pour la température qui est douce), le linge sèche, j’ai copieusement dîné (en général mon plat du soir est du genre consistant), c’est calme avec juste le bruit de l’eau de la fontaine. Moment de sérénité.
4 juillet : Bivacco Ghiaccioni – Pontremoli
La journée s’annonce longue si je veux arriver à Pontremoli. En plus les prévisions météorologiques sont moyennes avec des risques d’orages en fin d’après-midi. Je quitte donc le bivacco Ghiaccioni tôt vers 6 heures du matin. Emporté par mon élan, je suis des traces qui m’emmènent sur les crêtes beaucoup plus haut que le refuge Città di Sarzana. Je n’avais pas besoin d’en rajouter, j’ai fait 300 mètres de dénivelés de plus. Je continue donc en hauteur par des passages aériens équipés de câbles. La journée est mal engagée. Passé les crêtes, j’attaque la descente au pas de course pour retrouver mon tracé.

Il me faut maintenant regagner les hauteurs pour un long parcours de plus de 10 kilomètres en hauteur. Je n’ai pas envie de me retrouver avec l’orage sur cette portion. Comme les jours précédents, la brume arrive par le sud mais cette fois, la pluie vient avec dès le milieu de la journée. C’est beaucoup moins agréable. La visibilité est réduite. Les pieds finissent par être mouillés et il faut que je fasse attention, le terrain est glissant.
En attaquant la descente, je me mets à espérer que le premier refuge sera ouvert. Ce n’est pas le cas. Au premier village, Arzengio, je demande s’il y a un endroit pour dormir. Je suis sur la Via Francigena et j’imaginais un refuge pèlerins chaleureux mais là aussi, il n’y a rien. Il ne me reste plus qu’à descendre jusqu’à la ville de Pontremoli. La journée a été dure. Je mets les affaires à sécher. Place au repos.
5 juillet : Pontremoli – Passo Scassella
Après la longue et difficile journée d’hier, je repars. Les chaussures ont pratiquement séché. Le linge est propre. De Pontremoli à 250 mètres d’altitude, il me faut récupérer les crêtes avec un point haut à 1550 mètres. J’attaque donc rapidement la montée. L’altitude basse, l’humidité de la veille font que l’atmosphère est moite. Je sue à grosse gouttes. C’est le moment où les insectes rappliquent. Cette fois, ce ne sont pas les mouches mais les taons. Je ne sais pas qui a eu l’idée de créer ces bestioles juste pour embêter le marcheur en plein effort. Je suis définitivement tranquille une fois gagné les crêtes.

Le sentier est à nouveau dans de belles hêtraies. Il n’y a pas de points de vue comme les jours précédents mais pour aujourd’hui, cela me convient parfaitement. Marcher tranquillement dans la forêt, à l’ombre, par une température idéale avec l’altitude et avec une petite brise, c’est presque reposant et c’est en tout cas ce qu’il me faut aujourd’hui.
J’avance vers l’ouest. Florence est maintenant loin derrière moi et je serai dans trois jours au dessus de Gênes. À la Foce dei Tre Confini, je laisse la Toscane pour la Ligurie. Après les beaux Apennins tosco-émiliens, j’attaque une partie moins spectaculaire et moins haute où je vais suivre avec beaucoup de libertés l’Alta Via dei Monti Liguri et toujours le fameux Sentiero Italia.
6 juillet : Passo Scassella – Rifugio Monte Aiona Pratomollo
Avec l’altitude plus basse, l’environnement a changé. Parfois, je marche dans la forêt. D’autres fois, je traverse des paysages avec des prairies fraîchement fauchées, des vues dégagées sur des petits hameaux en contrebas et les montagnes de Ligurie au-dessus. L’ensemble est harmonieux.

Je laisse l’Alta Via dei Monti Liguri qui fait le crochet en suivant la ligne de crête pour passer par Santa Maria del Taro. C’est plus court et cela me permet de me ravitailler. J’aime ces passages dans les villages italiens avec notamment la pause au café. Depuis que j’ai quitté Florence, je suis principalement sur les crêtes et il n’y a pas beaucoup de villages. Alors je profite de la pause à Santa Maria del Taro. En Italie, les petits commerces semblent mieux résister qu’en France. Il y a presque systématiquement un bar et une petite épicerie. Ici, c’est un peu plus grand et on y trouve à peu près tous les services.
En début d’après-midi, je remonte sur les hauteurs et retrouve l’Alta Via dei Monti Liguri. Parti tôt ce matin, j’arrive au refuge du Monte Aiona avant 16 heures. J’aime les ambiances dans les refuges mais ici, c’est un peu particulier. J’avais essayé de les joindre par téléphone, j’avais envoyé un message mais sans réponse, je m’attendais à ce qu’il soit fermé et je suis surpris en arrivant de voir les fenêtres ouvertes. Le bâtiment sans charme date des années cinquante. Il n’y a aucun autre randonneur mais je patiente plus d’un quart d’heure pour savoir si je peux dormir. Un jeune (je ne sais pas s’il travaille là) me demande même le green pass en me précisant que c’est parce que je suis étranger. Je ne suis pas convaincu qu’il ait le droit de me le demander et je refuse de lui montrer mon certificat européen de vaccination. Je suis maintenant habitué à ce que l’on me prenne la température en arrivant à l’hôtel ou pour visiter un musée mais là je trouve que c’est un excès de zèle. L’Italie a été lourdement frappée par l’épidémie et cela explique peut-être que les règles Covid y sont assez respectées. À Santa Maria del Taro comme ailleurs, j’ai l’habitude avec les autres clients d’attendre à l’extérieur des petits magasins vu la limite de la capacité autorisée. Le port du masque à l’intérieur est très respecté et il est souvent porté dans la rue bien que cela ne soit plus obligatoire. Ici au refuge, ils semblent très stricts sur l’ensemble des règles. J’espère que ce soir l’ambiance y sera quand même un peu plus chaleureuse.
7 juillet : Rifugio Monte Aiona Pratomollo – Barbagelata
J’ai connu des refuges aux ambiances plus chaleureuses. J’étais le seul « client » hier soir. Le jeune qui m’avait demandé le green pass s’est avéré être le serveur… Le responsable qui a autorisé après un quart d’heure d’attente que je dorme au refuge n’a échangé que trois mots avec moi. Il y avait aussi son père pas plus bavard malgré mes efforts pour nouer le contact. Seule sa compagne (?) s’est montré plus accueillante et j’ai pu un peu échanger avec elle. Pour le dîner, j’étais seul à une table et en fin de repas, le serveur, le père et la femme ont mangé sans dire un mot pendant que le responsable buvait un café en terrasse. Il n’y avait pas un bruit dans la vaste salle à manger. Morosité due aux difficultés pour faire tourner l’affaire dans le contexte actuel? Problèmes relationnels? Je ne sais pas mais l’ambiance était lugubre.

Le refuge Monte Aiona Pratomollo est à 1500 mètres d’altitude et ce matin, je passe par le Monte Aiona à 1700 mètres. C’est la dernière hauteur significative de la chaîne des Apennins. Je ne retrouverai une telle altitude que dans les Alpes. Je vais plutôt me situer autour des 1000 mètres. C’est le domaine de la forêt. Je retrouve ces bons sentiers dans la hêtraie. Le soleil dans le dos, le vent dans les feuilles, la forêt miroite de reflets scintillants tel un kaléidoscope. C’en est presque étourdissant. Je continue à descendre pour me retrouver dans le domaine de la châtaigneraie puis dans un environnement plus sec, plus méditerranéen et aussi plus chaud. Le chemin est désert, des chevaux, des vaches, pas mal de chevreuils mais aucun randonneur. Et ce soir, cela sera sûrement très calme. Le refuge non gardé dans le hameau de Barbagelata est fermé à cause du Covid. Il y a un bon point d’eau, de l’espace pour planter la tente, je m’arrête là aujourd’hui.
8 juillet : Barbagelata – Creto
J’ai terminé une liaison. En arrivant à Creto, j’ai rejoint ma trace de 2016. J’ai maintenant relié à pied par exemple le Parc national du Gran Sasso à Porto ou à Tarifa. Pas sûr que cela intéresse grand monde… Dans la semaine qui vient, je vais achever certains parcours comme la totalité des Apennins depuis Reggio Calabria, la liaison jusqu’à la frontière française. Je dors aussi au même endroit qu’il y a cinq ans et il est probable que je fasse la même étape demain.
Je suis maintenant au niveau de Gênes. Avec l’altitude plus basse, l’après-midi dès qu’il y a du soleil, les montées sont rudes. Presque heureusement, les prévisions météorologiques annonçaient des orages. Je suis donc parti tôt. En début d’après-midi, les nuages m’ont préservé des ardeurs du soleil et l’étape étant moins longue et difficile que les jours précédents, je suis arrivé avant les premières gouttes.

Après la journée solitaire d’hier, j’ai croisé pas mal de personnes. Ce matin, j’ai discuté avec un français parti le même jour que moi, le 20 mai depuis Vézelay et en chemin pour Assise puis Rome. En effet, non seulement je suis sur le sentier européen E1, le Sentiero Italia, l’Alta Via dei Monti Liguri mais cette partie est aussi commune avec le chemin d’Assise que j’avais suivi en 2012 sur quelques étapes depuis Vézelay. J’ai aussi croisé deux Italiens puis deux Italiennes qui randonnaient sur plusieurs jours sur l’Alta Via. Et enfin, j’ai pu remercier une équipe de la Fédération Italienne d’Excursionnistes qui entretenait le sentier. Après quelques passages rudes plus au sud du pays, on ne peut qu’être reconnaissant de ces bénévoles qui sous la chaleur du mois de juillet travaillent sur ce chemin et ici en Ligurie, il est à la fois très bien balisé et « pulito ».
9 juillet : Creto – Monte Pennello
Ce matin, j’ai marché un petit moment avec un agriculteur du coin. La discussion est venue sur les Français. L’image que nous avons est parfois surprenante. Il m’a dit (ce n’est pas le premier à me faire cette remarque) qu’il nous trouvait « nationalistes » dans le sens où nous privilégions l’intérêt général, la nation alors que les Italiens défendraient chacun leurs intérêts particuliers. Notre image « révolutionnaire » ressort aussi et parfois de manière positive : quand il faut s’unir pour une lutte, nous faisons front commun. Cela rejoint cette idée de force collective derrière la nation ou dans la lutte. J’ai parfois l’impression que c’est plutôt le contraire… Cette image que nous renvoyons en Italie est probablement due à l’histoire. L’Italie a été réunifiée il y a seulement un siècle et demi et le pays est beaucoup plus décentralisé que la France.
J’ai bien fait la même étape qu’il y a cinq ans. Je me souviens très bien de certains endroits et pas du tout d’autres. Je ne pouvais en tout cas pas me souvenir de cette première vue des Alpes. J’avais eu un bon orage au-dessus de Creto alors que ce matin, après la petite pluie d’hier et le temps frais le ciel était limpide. C’est presque exceptionnel de pouvoir voir les montagnes d’ici en cette saison ; elles sont encore loin mais ce matin, j’ai pu avoir cette première vue avec notamment la cime du Mont Viso (du moins je le pense). Ce que j’ai pu constater aussi, c’est que les cimes étaient encore bien blanches.

Par contre, je me souvenais bien de cette nuit solitaire au sommet du Monte Pennello. Cette nuit sera aussi certainement solitaire. Le refuge non gardé Arnaldo Bellani est toujours en aussi bon état, petit mais très propre. Surtout, il est dans un site exceptionnel. Le Monte Pennello, à 998 mètres d’altitude, est presque à l’aplomb de la Méditerranée et de Gênes. La vue est superbe de jour comme de nuit avec les lumières de la ville. J’avais aussi eu des magnifiques coucher et lever de soleil. J’attends donc le programme de ce soir.
10 juillet : Monte Pennello – Pratorotondo
Hier soir le soleil couchant, les nuages qui montaient de la Méditerranée ont paré les montagnes de couleurs sépias. Le paysage était tout en nuances comme sur une peinture chinoise. Puis le soleil a rougeoyé un bref moment avant de se coucher. Dans la nuit, Gênes scintillait à mes pieds et au réveil, avec un soleil un peu blanc, j’ai pu apercevoir, certainement pour la dernière fois sur cette marche, les sommets escarpés des Alpes Apuanes. Je pense que le spectacle avait un petit quelque chose de plus en 2016 mais je deviens difficile.
Ce matin, je descends vers le col de Turchino, célèbre passage de la classique Milan – San Remo. Mais il a été aussi le théâtre d’un événement tragique comme beaucoup de cols sur mon parcours dans les Apennins Septentrionaux. Chaque jour, je passe devant des monuments commémorant des faits de la seconde guerre mondiale : combats entre résistants italiens et armée allemande, partisan tué, lieu de repli ou de passage… Après le col de Turchino, à Bric Busa, 59 italiens ont été fusillés par les Allemands en 1944 en représailles suite à un attentat à Gênes. « Lo avrai, camerata Kesselring, il monumento che pretendi da noi italiani…« .
La marche particulièrement sur des longues distances est vraiment plus une affaire dans la tête que dans les jambes. Après la longue étape d’hier, je savais qu’aujourd’hui, ce serait relativement court et facile. Du coup alors qu’hier, j’étais sur un bon rythme, je suis mou sans grand entrain. Je trainouille sachant que de toutes façons, j’arriverai au bout. Ce n’est qu’après le col del Faiallo que je retrouve un bon rythme. Il faut dire que le spectacle est grandiose. Je marche à 1100 mètres d’altitude juste au-dessus de la côte ligure. Il fait bon, il y a une petite brise. Le paysage est verdoyant, presque alpestre et sous les yeux, j’ai la Méditerranée.

J’aurais presque continué plus loin pour profiter de ces paysages mais j’avais réservé au refuge de Pratorotondo n’ayant pas trouvé plus loin. La conséquence, c’est que demain m’attend une longue étape, la dernière dans les Apennins. Ce sera donc départ matinal et marche sur un bon rythme.
11 juillet : Pratorotondo – Altare
Où les Apennins se terminent et où les Alpes commencent ? C’est ici à Altare, au col de Cadibona que se situe la limite entre les deux massifs. Je peux maintenant dire que j’ai traversé tous les Apennins depuis Reggio Calabria. Près de 2000 kilomètres depuis le sud de la Calabre. Comme un écolier qui a ses devoirs à faire, je peux cocher Apennins : fait, Carpates : fait, Pyrénées : fait, Alpes : à finir…

Les Apennins, c’est une chaîne très variée qui traverse des régions très différentes. Je suis passé par de nombreux parcs naturels, j’ai marché sur des crêtes escarpées, des vastes forêts, des sommets dénudés avec vue parfois sur l’Adriatique, d’autres fois sur la Méditerranée. Pour conclure, cette dernière journée dans les Apennins a été un peu sans saveur. L’Alta Via dei Monti Liguri suivait souvent des chemins dans des forêts qui n’avaient pas la beauté des hêtraies traversées les autres jours. De temps en temps, j’apercevais au loin la Méditerranée mais sans comparaison avec le superbe spectacle de la veille. J’ai même suivi un moment la route. Cela m’a raccourci l’étape et je pense n’avoir rien loupé. Ce soir, je dors dans les Alpes puisque je suis au-delà du col de Cadibona. Elles sont encore modestes demain et après, il va falloir monter…
12 juillet : Altare – Bardineto
J’ai passé la journée dans la brume. L’atmosphère dans la forêt était silencieuse, ouatée, un peu étrange. J’espère que les conditions de cette première journée dans les Alpes ne sont pas un mauvais présage pour la suite. Demain, je vais normalement camper dans la montagne au-delà de 1500 mètres d’altitude et je risque d’avoir de la pluie. Je verrai bien et j’aviserai.

Après les monuments commémorant des faits de la seconde guerre mondiale entre partisans et Allemands, je passe devant différents sites témoins d’autres conflits : un vieux fort génois face aux terres de la maison de Savoie, hier une stèle rappelant la bataille de Montenotte à côté d’Altare, une des premières victoires de Bonaparte lors de la campagne d’Italie, des ouvrages défensifs de la jeune République Italienne…Tous ces cols entre la Méditerranée et la plaine du Pô sont vraiment stratégiques.
S’il est une victoire qui a laissé quelques traces aujourd’hui, c’est le titre de champion d’Europe de l’Italie. J’ai suivi cela de loin. Je n’avais pas la télévision et de toutes façons, je n’aurais pas pu veiller jusqu’aux tirs au but. Mais à l’hôtel à Bardineto, ils me disent être un peu fatigués. Hier la terrasse était pleine devant un écran géant et la fête a duré jusqu’à 2 heures du matin. Il en était de même à Altare où le propriétaire est rentré tard dans la nuit mais a tenu à me saluer à 6 heures et demie quand je suis parti.
13 juillet : Bardineto – Bivacco Manolino
Garessio est ma dernière localité italienne sur cette partie de mon parcours. Je suis maintenant dans le Piémont. C’est la dixième région où je pose mes pieds après la Sardaigne, le Molise, les Abruzzes, le Latium, les Marches, l’Ombrie, la Toscane, l’Emilie-Romagne et la Ligurie. Le centre historique de cette petite ville a du charme mais semble être un exemple de cette Italie qui se vide et qui vieillit. Déjà hier soir, à l’hôtel de Bardineto, je me suis réellement posé la question si l’établissement ne faisait pas aussi fonction de maison de retraite. Les propriétaires étaient vraiment très sympathiques mais le soir dans la salle à manger, j’avais l’impression d’être un jeune homme. Tous les autres clients étaient beaucoup plus âgés.
À Garessio, comme dans d’autres petites villes, il y a d’abord des maisons abandonnées qui tombent en ruines. Ensuite, je suis arrivé dans le centre historique avec hôtels et magasins fermés, maisons aux volets clos et sur un grand nombre d’entre elles le panneau « Vendesi ». Ce n’est qu’en arrivant dans la partie neuve du bourg que j’ai trouvé un peu d’animation.
En Italie, près d’un quart de la population italienne a plus de 65 ans. Au monde, seul le Japon a un ratio plus élevé. Au crédit de l’Italie, ce taux est en partie obtenu grâce à une espérance de vie parmi les plus élevées mais le problème principal est qu’il n’y a plus de mamma italienne. Les italiennes ne font pas d’enfants. C’est même un des pays avec le plus faible taux de fécondité. Il est de 1,24 (en France 1,88) sachant que pour assurer le renouvellement des générations, il faudrait en moyenne 2,05 enfants par femmes. En 2020, 400000 italiens sont nés. Jamais le pays n’avait connu un chiffre aussi bas. Aujourd’hui, il y a deux fois moins de bébés italiens que de français. En plus avec la crise, les jeunes générations souvent diplômées et en âge d’avoir des enfants émigrent. Chaque année, ils sont environ 100000 à quitter le pays.
L’Italie se dépeuple et l’évolution n’est ralentie que par l’apport de l’immigration. En 1990, les populations française et italienne étaient identiques avec 57 millions d’habitants. Il y en a maintenant 8 millions de plus en France et l’Italie est passée en-dessous de 60 millions d’habitants. Depuis 2015, chaque année l’Italie perd environ 100000 habitants même si la situation n’est pas aussi critique que dans les pays d’Europe de l’Est. Et l’année 2020 a renforcé la tendance. L’épidémie de coronavirus a frappé durement le pays. L’Italie a enregistré dans l’année 750000 décès, 110000 de plus que la moyenne des années précédentes. Le solde naturel, négatif, a atteint un record de 383000 personnes. C’est comme si Florence avait été rayée de la carte dans la seule année 2020.

Passées les dernières maisons du hameau de Valdinferno, j’hésite entre poursuivre ou m’arrêter là. Le temps est un peu incertain. Il y a du vent et des nuages. Je décide finalement de poursuivre. De l’autre côté du col Bassa, il y a un refuge non gardé. J’ai lu qu’il était fermé mais sait-on jamais. Je passe le col sous le soleil. Cela ne semble pas tourner à l’orage. Le bivacco Manolino est bien fermé mais il y a un local dessous ouvert et j’y serai à l’abri du vent fort et de la pluie si elle arrivait.
14 juillet : Bivacco Manolino – Col des Seigneurs
Finalement hier, le vent s’est calmé, des nuages sont arrivés mais la pluie n’est pas tombée. Les prévisions météorologiques s’étaient trompées et j’ai eu hier une belle journée sans les orages annoncés. Qu’importe, j’étais bien installé sous le bivacco Manolino, à l’abri et sans l’humidité abondante vu les prairies gorgées d’eau ce matin. Un berger m’avait en plus montré une source un peu cachée à proximité. De l’eau pour boire et un abri pour rester au sec, pour moi c’est parfait.

Je suis maintenant vraiment dans la montagne. Les paysages notamment le matin avant l’arrivée des nuages sont superbes. Il y a des chamois, je marche accompagné des sifflements des marmottes. Les prairies sont certes gorgées d’eau mais aussi couvertes de fleurs alpines (en fait hormis les edelweiss, je ne connais pas le nom des autres). La marche est aussi plus lente que sur les bons chemins dans les belles hêtraies. Sur cette partie, la tempête Alex de l’automne dernier a fait disparaître des bouts de chemins. En plus, l’endroit n’est pas fréquenté et la végétation, les hautes herbes masquent le chemin. Il faut enfin gérer la météo. Le temps est presque froid quand il y a du vent et les nuages arrivent l’après-midi avec même quelques gouttes aujourd’hui. J’arrive quand même à mon objectif de la journée : la frontière au Col des Seigneurs à 2100 mètres d’altitude. Un 14 juillet en France, c’est bien. Il y aura peut-être un feu d’artifice et demain matin, le refuge Don Barbera étant en Italie, j’aurai encore du bon café.
15 juillet : Col des Seigneurs – Refuge de la Valmasque
L’avantage des zones frontalières, ce sont les chemins construits par les militaires pour défendre le territoire. L’enjeu est autrement plus important que tracer un chemin pour les randonneurs. Du coup, les moyens sont mis pour aplanir, niveler des pistes presque au niveau des crêtes. Ici, ce sont les Italiens qui ont œuvré bien que je sois côté français. Les communes de Tende et La Brigue font partie des derniers territoires à être devenus français. Bizarrerie de l’histoire, quand en 1860, le Comté de Nice a voté son rattachement à la France, le roi d’Italie a gardé les deux communes qui faisaient partie de ses territoires de chasse. Avant la seconde guerre mondiale, Mussolini a construit toute une ligne de défense (ou d’attaque) dominant les militaires français et parmi eux, il y avait le papé de Payzac en garnison à Sospel pendant l’entre deux guerres. Mais, l’Italie puissance vaincue est contrainte par le Traité de Paris en 1947 de céder Tende, La Brigue, des parties au-delà du col de Mont-Cenis, autour col de la Vallée Étroite, du Mont Chaberton et du Petit-Saint-Bernard.

Grâce aux Italiens, l’étape qui était longue et en altitude a été largement facilitée par ces ouvrages. Le chemin est bon à flanc presque au niveau des crêtes. J’ai des vues superbes sur les montagnes avec toujours le mont Viso mais aussi les beaux sommets du Mercantour. Je marche à un bon rythme et arrive tôt au refuge de Valmasque. Tant mieux, la météo est toujours incertaine pour l’après-midi. Le refuge a été construit par les italiens et est passé du CAI au CAF en 1947. Après les refuges presque hôtels en Italie, celui-ci est vraiment traditionnel. Les dortoirs n’ouvrent que vers 17 heures. Il n’y a pas de douches chaudes. Mais qu’importe, cette fois, les prévisions météo étaient bonnes. Vers 16 heures, une bonne pluie se met à tomber. À 2220 mètres d’altitude, la température chute, il fait froid. Le refuge est dans la brume, on ne voit même plus le lac Vert juste à côté. Je suis bien content d’être à l’intérieur et je remercierais presque Mussolini pour m’avoir facilité l’étape.
16 juillet : Refuge de la Valmasque – Saint-Dalmas
À 6 heures et demie, tous les randonneurs du refuge de la Valmasque sont levés. La journée s’annonce pluvieuse avec une fenêtre météo un peu meilleure avant 9 heures. J’avale mon petit-déjeuner rapidement. Je suis le premier à partir et attaque la première montée vers le Pas de la Fous. C’est un bel itinéraire sauvage avec des vues sur les lacs. Le paysage est minéral.

Je grimpe dans des pierriers où parfois, il faut s’aider des mains. J’arrive au refuge de Nice en 3 heures beaucoup plus rapidement que ce que l’on m’avait annoncé. Après une petite pause café, c’est la deuxième difficulté de la journée avec le Pas du Mont Colomb. La montée est à nouveau raide mais je suis toujours au sec. Les premières gouttes tombent dans la descente mais rien de très méchant. Passée la Madone de la Fenestre, je choisis l’option sécurité et descends par la route. Je ne veux pas prendre le risque de me retrouver sur un sentier impraticable suite à la tempête Alex. La route est plutôt une piste qui est fermée au public et uniquement praticable en 4*4 par les professionnels. Au fur et à mesure que je descends les dégâts sont impressionnants. Cela devait être apocalyptique au plus fort de la crue. À Saint Martin de Vésubie, tous les abords des rivières, les ponts sont détruits avec des morceaux de maisons suspendus dans le vide. Je fais une longue pause alors qu’une bonne pluie s’abat sur le village. Je suis quand même chanceux avec le temps car après avoir pris un café tranquillement, les conditions sont meilleures au moment de repartir.
Un habitant me déconseille l’itinéraire que j’avais prévu. Le torrent a tout emporté. Une partie de son terrain a disparu mais sa maison est intacte et après 10 mois, il a à nouveau accès en voiture chez lui. Jusqu’à maintenant, il devait tout trimballer à pied. Je suis ses conseils et monte à la Colmiane par le GR52. Demain, je devrais arriver au bout de cette troisième partie que j’ai intitulé Les Apennins Nord mais je suis bien dans les Alpes.
17 juillet : Saint-Dalmas – Pointe de Pinguiller
En haut des pistes de ski de Valberg, la pointe de Pinguiller est le terme de cette partie de ma marche 2021. Je repasserai ici en septembre et prolongerai ainsi cette traversée des Apennins puis des Alpes du Sud jusqu’à Aix-en-Provence. Septembre sera plus propice pour marcher à des altitudes plus basses et au contraire, c’est le bon moment pour attaquer les hauteurs des Alpes.
Des Apennins aux Alpes Maritimes, j’ai traversé de très beaux paysages avec de belles hêtraies, les montagnes du parc national des Apennins tosco-émiliens, les sentiers en balcon au-dessus de la Méditerranée ou les reliefs très alpins du Mercantour. Cette dernière journée a été longue mais ponctuée de plusieurs passages dans de beaux villages et j’aime cela.

En pleine forme, avec des bonnes conditions météorologiques sans chaleur ni pluie, j’ai bien avancé. Dix-neuf jours pour relier Florence à Valberg, cela fait une belle moyenne quotidienne de 32 kilomètres et 1800 mètres de dénivelés. C’est dans le même ordre que l’année dernière dans les Pyrénées. Les années passent et physiquement tout va bien. Tant mieux, car la suite du programme est ardue. Je vais avoir 87km de dénivelés positifs de Bolzano à Menton. Cela promet de beaux efforts. J’espère surtout que l’anticyclone va bien se caler sur l’Europe et que je n’aurai pas trop de mauvaises conditions.
Pour la dernière soirée sur cette partie, j’ai décidé de m’installer dans un abri juste à côté de la pointe de Pinguiller, sur les crêtes dominant les montagnes. Demain, direction Nice puis en principe lundi pour Bolzano et attaquer la traversée des Alpes mardi.
4 – Via Alpina
20 juillet : Bolzano – Malga di Brez
C’est reparti. Il ne faut pas croire que les deux jours qui viennent de passer étaient des jours de repos. Cagliari, Florence, Nice… ces étapes font partie intégrante de mon parcours. Il me faut en effet quelques points de remise à niveau du corps et du matériel. L’arrêt à Nice, deux mois après être parti de Toulouse a été bien utile. J’en ai profité pour me faire une nouvelle coupe de cheveux afin d’être plus présentable et avoir une tête moins hirsute dans les Alpes. Le tee-shirt mérinos qui avait réussi l’exploit de traverser le maquis sarde non sans de multiples griffures est parti à la poubelle et a été remplacé. Une dent a évité l’arrachage ; elle est dévitalisée et ne devrait plus me faire souffrir. Comme à chacune des étapes, je fais un passage par la laverie automatique et tout ce qui rentre dans la machine à laver ressort propre ; c’est beaucoup plus efficace que le lavage à la main le soir et c’est très agréable d’avoir des affaires qui sentent bon. Je me suis aussi réapprovisionné avec certaines denrées parfois difficiles à trouver en Italie ; il y a bien des sardines à l’huile mais pas toutes les variantes françaises comme avec piment d’Espelette, tomates séchées, jambon… Il en est de même de la purée (dans les supermarchés, le linéaire consacré aux pâtes prend tellement de places que les autres produits sont réduits à la portion congrue). Les chaussettes et ma polaire deuxième couche sont reprisées. J’ai acheté mon pain de ce côté-ci de la frontière (les Italiens sont champions pour le café mais il est difficile de trouver du bon pain. Il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de vraies boulangeries). Il a fallu organiser et faire le long trajet avec 4 changements de train jusqu’à Bolzano. Le planning à Nice était dense mais j’ai quand même eu le temps de me baigner dans la baie de Nice et d’essayer de rectifier un peu mon bronzage de randonneur mais c’est peine perdue, la marque des chaussettes et du tee-shirt est trop nette. Après ces deux journées bien remplies, je reprends ma marche avec la traversée des Alpes. 1200 kilomètres et 85000 mètres de dénivelés m’attendent jusqu’à Menton. Ce n’est donc pas un petit morceau.
Ce matin, dans le train de Bolzano, les voyageurs discutent en allemand. Les cyclistes roulent sur de belles pistes cyclables pour aller au travail. Quand j’entre dans le bar pour prendre mon petit espresso, je suis accueilli par un « gut morgen ». Je pourrais être en Autriche ou en Allemagne, je suis à Bozen dans la région autonome du Südtirol où 70% de la population est germanophone. Après le pont sur la Talvera, l’architecture se fait plus latine. Les supporters de la squadra azzurra ont laissé le drapeau tricolore suspendu aux fenêtres. Un grand père avec son chien s’adresse à moi en italien. Je suis passé dans la partie plus récente de Bolzano, Alto Adige. D’un côté, le Südtirol, le sud d’une région autrichienne, de l’autre, l’Alto Adige, la partie haute d’une vallée italienne, deux noms pour une même région mais la version dans chacune des langues est tout sauf anodine. Cette partie ouest de la ville s’est développée quand Mussolini a essayé d’italianiser la région : interdiction de la langue allemande dans la vie publique, immigration massive des italiens d’autres régions… Après la guerre, l’autonomie de la province, le bilinguisme (et même trilinguisme pour la minorité ladine) et les droits des germanophones ont été progressivement renforcés. Cela ne s’est pas fait sans heurts avec des attentats dans les années 70 et les ressentiments de la minorité italophone.
Sorti de Bolzano, je me retrouve à nouveau dans des paysages très germaniques avec des villages coquets au milieu des vignobles et pommeraies. À la boulangerie-café de Sant Michael / San Michele, je n’entends pas parler italien et la serveuse le parle avec un accent. D’ailleurs, dans le sud du pays, certains pensaient qu’avec mon accent, j’étais originaire de la région de Bolzano.
J’attaque ensuite ma première (et loin d’être la dernière) montée de cette traversée des Alpes. Le sentier est raide jusqu’au col de la Forcolana avant de retrouver sur l’autre versant de beaux villages noyés au milieu d’immenses pommeraies. Il est presque 17 heures quand j’arrive à Castelfondo mais je décide de prolonger. Une grosse journée est idéale pour bien se remettre dans le rythme. Il y a un refuge non gardé à 2 heures de marche. À 19 heures, j’arrive à la Malga di Brez. Je monte en gamme pour mes nuits dans des cabanes. Ce soir, j’ai l’eau courante à l’intérieur, des toilettes modernes et très propres et l’électricité. Il y a le berger qui loge dans le bâtiment à côté. Je suis seul dans le refuge. Seules les vaches intriguées par ma présence viennent me tenir compagnie postées derrière la barrière. Je conclus une belle première journée de reprise au son des clarines et je vais pouvoir préparer un succulent plat de purée-emmental aux sardines huile d’olive, piment d’Espelette et jambon séché.
21 juillet : Malga di Brez – Rabbi
Gut morgen, danke shön… Je n’ai vraiment pas l’impression d’être en Italie. Ils sont loin les petits villages de Sardaigne ou des Abruzzes. Ici, c’est l’Autriche et à Proves, c’est avec une part d’apfelstrudel (il n’y a pas de cornetto) que j’accompagne mon café (que je qualifierais de mauvais pour l’Italie). Passé ces beaux villages, je prends de l’altitude avec deux cols au-delà des 2000 mètres d’altitude. Je suis dans les alpages avec les malgas, ces fermes d’altitude. Certaines vendent du fromage ou font restaurant voire hébergement. À la Malga di Palü, je suis accueilli par Reinhardt qui m’offre un verre de vin rouge. Il a 64 ans et c’est son dernier été avant la retraite. Je sens un peu de regrets d’abandonner les 4 mois seul dans les alpages. Au début, c’est en allemand qu’il s’est adressé à moi puis finalement la conversation s’est faite en italien qu’il a appris pendant son service militaire.

Après la Malga di Palü, une longue descente m’amène à Piazzola puis en fond de vallée à Rabbi. Je campe dans l’aire de camping-car. Ma petite tente fait presque tâche au milieu mais il y a un bar, des douches et la wifi. Cela remplit bien mes besoins.
J’ai encore bien avancé avec une longue journée et pas mal de dénivelés. Je profite des bonnes conditions. Demain, les prévisions météorologiques prévoient des orages l’après-midi.
22 juillet : Rabbi – Peio Fonti
Après deux longues journées et des arrivées à l’étape vers 19 heures, je m’installe vers 15 heures à l’hôtel de Peio Fonti, petite station thermale et de ski. Je culpabilise presque et j’ai l’impression de n’avoir pas fait « mon boulot » aujourd’hui. C’est vrai qu’en distance, il n’y a guère plus de 20 kilomètres mais en dénivelés, j’ai quand même fait 1740 mètres. Contrairement à hier où j’ai eu une succession de montées et descentes, de Rabbi j’ai eu 1400 mètres de dénivelés en continu pour débuter. Je préfère largement cette configuration. Une fois, le rythme lent trouvé, je prends du plaisir dans ces longues montées.
Chaque jour, je rentre un peu plus dans la haute montagne. Le col de Cercen est à 2600 mètres d’altitude et les montagnes qui dominent Peio Fonti dépassent les 3700 mètres d’altitude. Quand les nuages dévoilent les cimes, je vois des glaciers, des névés et des hauts sommets. Le paysage a vraiment l’air magnifique ici mais les éclaircies sont fugaces pour en profiter.

Les risques d’orages, le fait qu’il n’y ait pas d’abris après Peio avant un nouveau col à 2600 mètres m’ont fait jouer la prudence. Je n’avais pas envie d’être surpris par l’orage en marchant ou bivouaquer sous la pluie.
L’orage est finalement arrivé en début de soirée avec des trombes d’eau. J’étais mieux à boire une bière au sec qu’à patienter sous la tente.
23 juillet : Peio Fonti – Au-dessus d’Acqua Calda
Il faut que je profite de cette journée. C’est la seule de la semaine sans orages prévus. Passé le lac de Pian Palù, le spectacle devient grandiose. La montagne est magnifique quand il fait beau comme aujourd’hui. Je suis entouré de hauts sommets certains encore un peu enneigés.
Je me régale et monte d’un bon pas. À la Forcellina di Montozzo, je repasse en Italie. Ou plutôt, je quitte le germanique Haut Adige – Sud Tirol pour la Lombardie. Ce col est une frontière linguistique mais aussi historique. Ce n’est qu’après la première guerre mondiale et le démantèlement de l’empire Austro-hongrois que le Haut-Adige est devenu italien, il y a juste un siècle. Côté Peio, je passe devant un fort autrichien et après le col, il y a des vestiges des tranchées et casernements italiens. Ces cols servaient aussi de passage aux contrebandiers. Premier signe tangible que j’ai bien changé d’aire culturelle, à mon premier arrêt en Lombardie, le café au refuge Bozzi est excellent…

Dans la descente vers Ponte di Legno, le paysage est tout aussi beau avec notamment le massif de l’Adamello couvert de glaciers. Je fais une étonnante rencontre ; je croise un renard sur le sentier, il s’écarte à peine, me frôle presque et poursuit son chemin.
Je continue cette belle journée par un sentier à flanc avec des vues magnifiques sur les montagnes en face. Les villageois de Vione ont des baitas, des fermes d’altitude tout le long de ce chemin et dans une d’elles, une sympathique famille m’invite à boire un coup et m’offre fromage et saucisson d’âne fait maison. Après cette bonne pause, je reprends mon chemin. Pas question de gâcher cette belle journée. En fin d’après-midi, je commence à chercher un endroit plat et tranquille pour monter la tente. Je finis par trouver mon bonheur à côté d’une grange. Il y a une source, une belle vue. J’ai fait mon boulot aujourd’hui avec une bonne quarantaine de kilomètres et plus de 2000 mètres de dénivelés. Il y avait une fenêtre de beau temps. Je l’ai optimisée. Maintenant, voyons ce que me réserve les jours prochains.
24 juillet : Au-dessus d’Acqua Calda – Campagna
Après le festin d’hier, c’était retour à l’ordinaire aujourd’hui. Le soleil du matin a été vite masqué par les nuages. Les sommets sont restés cachés ; le paysage était du coup moins attrayant. Côté positif, j’ai évité la pluie et il est à peine tombé quelques gouttes en soirée quand j’étais arrivé. J’étais en plus sur une étape intermédiaire. Il y avait cette fois un peu de bitume et encore, je m’en sors pas trop mal. Le parcours initialement prévu m’aurait fait suivre une petite route sur plusieurs kilomètres. J’ai changé de plan en passant devant un panneau indiquant un sentier descendant dans la vallée. Mal balisé, non marqué sur les cartes Opentopomap, j’ai un peu improvisé et suis finalement arrivé au village en bas sans trop de route.

Ce passage par la vallée de la Valtelline était nécessaire pour rejoindre la crête principale et la frontière suisse. Après avoir eu des vues sur les glaciers du massif de l’Adamello, je termine la journée dans le vignoble à 400 mètres d’altitude. Le sentier au milieu des vignes en terrasse est d’ailleurs agréable avec des vues sur les villages de la vallée et la traversée de hameaux aux vieilles maisons de pierre. Mais quand on est en bas, on ne peut que monter. Le prochain col est à 2830 mètres d’altitude. En fonction du temps dans 3 jours, je serai en Suisse.
25 juillet : Campagna – Bivacco Cederna Maffina
J’ai déjà écrit que j’aimais dans ces longues marches partir le matin sans savoir jusqu’où j’irai dans la journée, laisser le corps (la tête et les jambes) décider et laisser aussi la place à l’imprévu, aux bonnes et aux mauvaises surprises. En montagne, avec des prévisions météo maussades, des risques d’orages, cette incertitude est subie. Ces jours-ci, je démarre tôt. Le matin, je ne traîne pas trop. Aujourd’hui encore, je profite même de quelques rayons de soleil puis les nuages se font plus présents. À 13 heures, j’entends les premiers coups de tonnerre. Tous les sens se mettent alors en alerte. J’observe, j’écoute et il me faut décider. Il n’y a pas sur cette étape beaucoup de lieux pour s’abriter en cas de gros orage. Je suis encore dans une zone d’alpage, il y a des malghe (fermes) et le prochain abri que j’ai identifié, un refuge non gardé, est à 3 bonnes heures de marche. Quelques gouttelettes tombent mais l’orage n’a pas l’air imminent. Je décide de poursuivre. Le temps reste stable, je suis ma progression sur l’altimètre. Je suis sur un rythme de l’ordre de 600 mètres de dénivelés à l’heure. Le refuge est à 2583 mètres. Passé 2000 mètres d’altitude, j’ai encore une bonne heure de marche. Le ciel se couvre mais j’ai aussi quelques éclaircies. Cela a l’air de tenir et j’ai même un rayon de soleil à l’arrivée.

Cette incertitude, subie aujourd’hui, me réserve une belle surprise. Le refuge est à nouveau luxueux avec eau courante, cuisine remarquablement équipée avec même la gazinière et un poêle. Je suis bien sûr seul. Je vois peu de monde sur les sentiers. Je m’installe, bois un bon thé, me lave à l’eau chaude. En fin de journée, l’orage annoncé arrive. Il tonne, la pluie tombe sur le bivacco Cederna Maffina. Je suis installé au chaud, à côté du poêle. Je suis bien, comme dans un cocon douillet. Je suis content de ma journée. Certes, la météo ne m’a pas permis de profiter pleinement des paysages mais j’ai réussi mon étape. Je n’ai pas eu l’orage en marchant. Mon corps m’a amené jusque ici avec à nouveau plus de 30 kilomètres et 2000 mètres de dénivelés. Je suis parti ce matin avec des craintes. Je suis ce soir heureux dans ma cabane à 2583 mètres d’altitude.
26 juillet : Bivacco Cederna Maffina – Chiareggio
Éclairs, tonnerre, pluie, j’ai bien dormi dans mon nid douillet mais chaque fois que je m’éveillais, j’entendais les éléments se déchaîner à l’extérieur. Vers 5 heures, quand je commence à terminer ma nuit, c’est pareil. Ce matin, je ne culpabilise pas de rester dans mon sac de couchage. À 6 heures et demie, je me décide à me lever. Il y a encore quelques éclairs, le tonnerre gronde et il tombe quelques gouttes.
La situation est très différente d’hier. Déjà, je suis bien installé à l’abri. Si cela ne s’arrange pas, je peux rester tranquillement ici. Je peux aussi s’il y a une éclaircie, avancer. J’ai un col à franchir à 2833 mètres et après une traversée d’un vallon en altitude un autre à 2767 mètres. Ensuite, dans la descente, il y a un premier refuge puis plusieurs autres en suivant. J’ai 6 kilomètres et 410 mètres de dénivelés à faire à minima pour être tranquille. Il me faut donc une fenêtre météo de deux heures.
Une fois pris le petit déjeuner. Le temps est gris mais l’orage est passé. Je franchis le premier col et peux même voir les sommets en face. Au deuxième col, je suis rassuré, je suis passé. Le sommet de la Bernina, le 4000 le plus oriental des Alpes est en face de moi mais je ne vois que les glaciers sous son sommet dans les nuages. J’attaque la descente et fais une bonne pause au refuge Cristina. La suite est tranquille dans les alpages et en forêt. Les paysages sont beaux, ils doivent être magnifiques par beau temps quand les sommets sont visibles.

Mis en confiance par ma marche de la veille, je quitte le refuge du lac Palù alors que les premières gouttes tombent. Sous le parapluie, c’est presque agréable de marcher mais en montagne, le temps peut se dégrader très rapidement et quand un bon orage éclate, je préfère patienter sous un balcon. Heureusement, cela se calme rapidement. Je repars et arrive à Chiareggio sous le soleil. Je suis en fond de vallée. De l’autre côté du col, c’est la Suisse.
27 juillet : Chiareggio – Maloja
Six heures, réveillé tôt comme d’habitude, je regarde le ciel gris dehors et je consulte les dernières prévisions météo sur Meteoblue. Je vais sur le site Meteosuisse pour me rassurer mais non, le résultat est le même. Je visionne les images satellites et vois ces paquets de nuages chargés de précipitations qui arrivent. J’ai beau le tourner dans tous les sens, la journée s’annonce maussade en étant optimiste, mauvaise au regard des prévisions.
Sept heures et la pluie tombe sur Chiareggio, la température est de 10°C. Le petit déjeuner est servi à partir de 7 heures 30. D’habitude, c’est pour moi beaucoup trop tard et je demande systématiquement un plateau la veille pour partir tôt. Aujourd’hui, je le prends tranquillement sans me presser ce qui est inhabituel. Dehors, la situation ne s’arrange pas. Je remonte dans ma chambre. Une bonne averse s’abat sur le village.
Il est presque 9 heures quand je me décide à partir. Il pleut mais ce ne sont pas des trombes d’eau. Je suis équipé et sous mon parapluie, je prends le chemin de la Suisse. Dans ces cas-là, l’objectif est d’avancer, de ne pas passer une journée à ne rien faire dans sa chambre d’hôtel. En marchant, de multiples questions me viennent à l’esprit. Dans combien de temps mes pieds seront trempés ? Les anciens casernements des militaires italiens avant le col peuvent-ils me permettre de faire une pause à l’abri ? Est-ce que le temps va s’améliorer comme pourrait le laisser croire une analyse extrêmement optimiste des prévisions météorologiques ? Le panneau indique 3 heures et demie de marche jusqu’au col, combien de temps vais-je mettre ? Et bien, la vertu de la marche est d’apporter des réponses à ces questions essentielles. Mes chaussures qui ont plus de 1800 kilomètres ont tenu une heure et demie avant que l’eau gagne la partie (Précisons que je ne suis pas passé par des prairies. Dans ces cas-là, les pieds sont trempés instantanément). Les casernes italiennes sont des ruines et je n’ai pas fait une seule pause jusqu’au col. Bien sûr, dans ces conditions en marchant d’un bon pas et avec deux mois de marche dans les jambes, je suis arrivé au col beaucoup plus vite que le temps indiqué. La pluie, elle, n’a pas cessé de la journée. Cinq heures en continu, c’est rare.

Arrivé au col, c’est déjà une satisfaction. Je n’aurai pas à faire demi-tour et dormirai en Suisse. L’optimisme gagne et les questions sont plus positives. Il y a un restaurant à une heure de marche. Est-il ouvert avec ce mauvais temps et au fait acceptent-ils les euros ? Maloja et ses hôtels sont à deux heures de marche. Je me vois douché, au chaud et faisant sécher mes affaires. Mais au fait, ne vont-ils pas me prendre trop d’euros ? En attendant d’avoir les réponses à ces questions, je baigne dans l’eau. Les torrents sont gonflés par les pluies, les traverser demande de l’agilité. Je ne marche plus sur des sentiers mais dans des ruisseaux.
J’arrive au restaurant les pieds baignant dans l’eau pour ma première pause de la journée. Il prend bien les euros au taux très désavantageux de 1 pour 1. Quatre euros pour un café, autant l’apprécier mais c’était un café allemand, allongé. Pour un bon expresso, c’est 4 heures de marche dans l’autre sens. Pour les hôtels, j’ai un peu marché le long de la route du col de Maloja. Cent-vingt, cent-quarante euros la nuit. Trempé, je n’allais pas bivouaquer. J’ai finalement trouvé à 70€ avec salle de bain partagée. Bon, c’est la Suisse, il va falloir m’habituer.
Je m’en sors finalement bien. J’ai d’abord avancé. 16 kilomètres et 1170 mètres de dénivelés, c’est une petite étape mais le maximum que je pouvais faire aujourd’hui. Je repartirai demain sec, reposé ; les conditions devraient être un peu meilleures. C’est surtout jeudi à ne pas louper ; il n’y a pas de prévisions de pluie, c’est la seule journée de la quinzaine (du mois ?) dans ce cas. Marcher sous un parapluie change la perception des conditions ; le haut du corps reste au sec, pour le bas, c’est peine perdue. Enfin malgré les conditions, les paysages étaient agréables, je n’ai pas eu de difficultés. Une grosse journée de mauvais temps en deux mois de marche, je ne vais pas me plaindre.
28 juillet : Maloja – Cresta
Je scrute les images satellites, les radars de pluie. En gros, les prévisions donnent de la pluie au petit matin, dans l’après-midi avec une amélioration le soir et pour toute la journée de demain. En étant optimiste, si je ne me trempe pas le matin, je devrais faire une pause en milieu de journée pendant la pluie et bivouaquer le soir sans avoir pris trop d’eau. En étant pessimiste, je me prends la pluie dès le départ, je suis mouillé rapidement et ce n’est que le soir, quand j’ai terminé l’étape que le soleil daigne se montrer.
Ce matin à Maloja, il ne pleut pas. Vais-je me prendre la pluie à peine parti? Je marche depuis 5 minutes quand les premières gouttes se mettent à tomber ; je me dis que la chance a tourné et qu’après avoir évité les perturbations, cela va être mon lot quotidien. C’est une fausse alerte. Je peux monter à mon premier col, celui de Lunghin tranquille.
Juste au-dessus du col, un petit sommet est un endroit extraordinaire : le tripoint hydrographique, à la croisée des bassins du Rhin, du Pô et du Danube. Les gouttes qui tombent de ce côté du col vont rejoindre l’Inn, puis le Danube à Passau en Allemagne, passer sous les ponts de Budapest, de Belgrade, couler entre la Bulgarie et la Roumanie, effleurer la Moldavie, longer l’Ukraine et terminer leur course dans la Mer Noire. Elles seraient tombées 1 mètre plus loin, de l’autre côté du col, portées par le Rhin, elles seraient arrivées à Rotterdam à 3000 kilomètres de la Mer Noire. Et juste de l’autre côté du pic, l’eau part en direction du sud et du soleil de l’Adriatique un peu au sud de Venise. À quelques centimètres près, elle pourra couler vers trois mers différentes, la Mer Noire, la Mer du Nord ou l’Adriatique, vers l’Europe de l’est, du nord ou du sud.
D’ailleurs, pour mettre cela en pratique, les gouttes se mettent à tomber réellement sur le tripoint hydrographique et sur moi et c’est une pluie continue qui m’accompagne jusqu’à Juf. Il fait frais, c’est bouché et je fais une longue pause au restaurant du village. À 2125 mètres d’altitude, je suis dans le hameau traditionnel habité toute l’année le plus haut d’Europe (hors installations touristiques ou stations de ski). Il est peuplé par des Walsers, des paysans germanophones qui ont migré au moyen-âge vers des zones en altitude en partie désertées. Ils se sont installés aussi sur l’autre versant, dans certaines hautes vallées italiennes.

Vers 15 heures, après avoir à nouveau scruté les images satellites, je repars. Il ne pleut plus et le temps est plus clair mais cela ne dure pas longtemps et une bonne pluie se remet à tomber. Je m’abrite dans une grange en travaux. Il me faut prendre une décision. Les prévisions météorologiques ont évolué. La pluie va continuer et les éclaircies ne viendront qu’en soirée. C’est finalement le scénario pessimiste qui s’est réalisé. Je suis trempé et je n’ai pas grand chose à espérer de mieux pour aujourd’hui. Je craque et vais à nouveau à l’hôtel à Cresta. Le bivouac, ce sera pour une autre fois. Deux grosses journées de mauvais temps en deux mois de marche, je ne vais pas me plaindre.
29 juillet : Cresta – Lago Grande
Cela fait vraiment plaisir de démarrer sous un beau ciel bleu. L’étape à Cresta n’était pas prévue mais elle a été appréciée. L’hôtel était très confortable, j’ai bien dîné et ils ont été aux petits soins avec moi : radiateur soufflant pour sécher les affaires, royal plateau pour le petit déjeuner… Sec, propre et en ayant bien mangé, je m’engage d’abord dans des gorges. Il y a beaucoup d’humidité, l’eau coule de partout et encaissé comme c’est, les rayons du soleil du matin n’atteignent pas le chemin.
Je remonte ensuite vers l’Italie. La facilité pour discuter, le caractère un peu plus latin… au refuge Bertacchi, j’ai l’impression de revenir chez moi. En plus le café est à 1€ et il est bon. C’est un peu comme les gouttes d’eau au tripoint hydrographique, à 1 mètre d’écart, elles vont s’éloigner de 3000 kilomètres. Le café, en franchissant cette ligne frontière, d’un côté il est bon, de l’autre mauvais et quatre fois plus cher. C’est mystérieux tout cela.
Je suis dans la vallée du col de Spluga, axe de passage ancien à travers les Alpes. La Via Mala, très utilisée au moyen-âge passait par là et comme son nom l’indique, elle avait mauvaise réputation notamment avec des gorges très encaissées à remonter.
Du lac de Montespluga, j’opte pour un sentier à flanc qui fait face à un plateau parsemé de granges et de chalets et dominé par les montagnes. Avec ce beau temps, c’est superbe. Le sentier est censé être fermé à cause d’un éboulement. J’arrive à le passer sans difficulté par contre, les torrents gonflés par les pluies sont plus problématiques. Au second, j’opte pour la traversée les pieds dans 20 centimètres d’eau. J’ai une journée de grand soleil et je me débrouille pour terminer les pieds trempés… Mais le soleil change tout et je fais une longue pause à l’alpage de Valmera devant un panorama somptueux. Cela permet de faire sécher les chaussures et les chaussettes et gérer cette longue étape. Il est impératif d’optimiser la journée de beau temps. J’ai repéré un lac à 2303 mètres d’altitude qui pourrait faire l’affaire pour bivouaquer et le site ne me déçoit pas. J’ai une vue superbe sur le Pizzo Stella avec le lac en premier plan. J’avais un peu oublié les joies du bivouac. Je ne suis pas déçu ce soir.

30 juillet : Lago Grande – Rifugio Alpe di Giümela
Après ce bivouac de luxe, je passe un col juste au-dessus du lac pour revenir en Suisse dans la vallée du col du Saint-Bernard. Je suis encore dans les Grisons mais versant sud et italophone. Ce canton est presque une petite suisse puisqu’il y a trois zones linguistiques : allemande, romanche et italienne. Ce soir, après avoir passé la Bocchetta de Trescolmen puis le Passo Giümella, je suis dans le Tessin, canton complètement italophone.

La journée n’a pas été aussi belle qu’hier. Les nuages ont rapidement caché les sommets. Des orages étaient prévus et la seule possibilité de dormir au sec m’imposait une longue étape avec ces deux cols à passer et beaucoup de dénivelés. Après la longue étape d’hier, en deux jours, mes jambes ont passé pas mal de temps à monter. Il faut aimer les dénivelés pour faire la Via Alpina !
J’ai réussi à arriver au Rifugio Alpe di Giümela avant l’orage. Il a commencé à pleuvoir en début de soirée et à nouveau la satisfaction d’être au sec et au chaud est encore plus grande. Ce refuge non gardé est à la hauteur de ceux où j’ai dormi en Italie : eau courante, électricité, cuisine équipée avec gazinière et toilettes. Cette fois, je ne suis pas seul. Giuseppe et Nina, un père et sa fille, Suisses italiens et passionnés de montagne dorment au refuge. J’ai aimé les nuits solitaires dans mes cabanes italiennes mais c’est agréable aussi de partager lors d’une soirée avec d’autres randonneurs.
31 juillet : Rifugio Alpe di Giümela – Biasca
Encore une fois, je ne pouvais pas envisager de bivouaquer avec des orages prévus l’après-midi puis une grosse perturbation pour toute la nuit. L’étape s’annonçait donc courte avec 19 kilomètres et un millier de mètres de dénivelés. Je ne me voyais pas aller plus loin que Biasca. Au-delà, il me fallait rajouter 20 kilomètres et 2366 mètres de dénivelés. Mais ce n’était peut-être pas assez et j’ai compliqué le parcours. Au refuge, une carte montrait un itinéraire qui paraissait plus direct. Ce matin, j’attaque une montée par un bon sentier balisé bleu (le balisage bleu en Suisse indique un chemin plus technique). Arrivé sans problème au col, j’attaque une descente dans un cirque, Les pentes sont raides. Je ne vois plus de balisage. Soit je l’ai perdu ou simplement il n’y en a plus. Avec la pluie de la veille, l’humidité, je descends avec d’infinies précautions pour finir par retrouver mon itinéraire initialement prévu. Je marche à nouveau avec plaisir sur des sentiers dans les Alpages.

Après un nouveau col, la descente jusqu’à la vallée est pour le moins consistante avec 2000 mètres à perdre pour arriver à Biasca à 300 mètres d’altitude. Il est parfois reproché au GR10 de traverser les Pyrénées avec de multiples descentes en vallée. La Via Alpina n’a rien à lui envier. C’est par des centaines et des centaines de marches que j’ai terminé l’étape.
À Biasca, je suis dans la vallée qui mène au col du Saint-Gothard. C’est un axe de communication majeur entre l’Europe du Nord et du Sud avec son tunnel ferroviaire de 57 kilomètres, le plus long du monde. À l’aplomb du pic de Piz Vatgira, il passe sous 2450 mètres de roches, c’est également un record mondial.
Le défi de chacune de mes journées est d’éviter l’orage. Mais cela reste aléatoire, il n’est pas aussi ponctuel qu’un train suisse. Aujourd’hui, j’ai réussi ce défi. Quelques gouttes et des coups de tonnerre un peu avant d’arriver à Biasca, rien de méchant, puis l’orage a éclaté alors que j’étais installé à l’hôtel. À priori, de grosses pluies sont attendues jusqu’à demain matin. Ce sera donc grasse matinée puis des 300 mètres d’altitude ici, il me faudra passer un col à 2215 mètres. Je vais à nouveau déniveler.
1er août : Biasca – Capanna Efra
Premier août, fête nationale suisse. Le pays commémore la première union de trois cantons sous une sorte de confédération qui aurait eu lieu il y a 7 siècles au cours de l’été. C’est un peu l’acte fondateur de la Suisse. Un jour de fête nationale en Pologne, je pense que j’aurais fait la queue sur certaines parties du sentier. Ici, il n’y a personne sur les chemins et je suis presque surpris de trouver deux Suisses allemands avant le Passo de Gagnone. Ils font chaque année un bout de Via Alpina et ils vont également à la Capanna Efra.
Il est vrai que le temps n’incite pas trop à la randonnée en montagne. Ce matin, il ne pleuvait pas au réveil. J’ai avancé mon départ. À peine sorti de l’hôtel, la pluie se met à tomber. Je retourne à l’abri. C’était un faux départ et après un quart d’heure d’attente, je quitte Biasca sous quelques gouttes. Il fait gris, les montagnes sont bouchées. Je remonte un vallon encaissé. Il n’y a personne sur les chemins mais il n’y a personne non plus dans les baïtas et les alpages. Je suis seul dans un environnement empreint d’humidité. L’eau coule de partout. Les cascades ont un débit impressionnant. Le bruit du torrent et parfois le vacarme assourdissant des chutes d’eau m’accompagnent sur tout le parcours.
De Biasca au Passo di Gagnone, il y a plus de 2000 mètres de dénivelés. La montée est régulière, le sentier est bon. Je trouve mon rythme, lent, extrêmement lent. J’aime cela. Surtout pas d’ à-coups. Ne pas céder à la tentation d’accélérer. Il ne fait pas chaud, je ne sue pas, je pourrais marcher des heures ainsi. La marche, éloge de la lenteur poussé à son paroxysme. C’est surprenant comme on avance vite en marchant lentement et je suis chaque fois surpris en regardant vers le bas de voir tout le chemin parcouru.

La pluie arrive au fond du vallon et m’accompagne jusqu’au refuge mais je peux m’installer confortablement à l’arrivée. La Capanna Efra est un refuge non gardé avec à nouveau tout le confort : sanitaires, électricité, cuisine équipée, gazinière, eau chaude… et une vue superbe sur les montagnes en face. Le ciel s’est dégagé. Le soleil est à nouveau là. Avec Markus et Evelyne, les deux Suisses allemands, nous ne sommes que trois ce soir au refuge pour une soirée tranquille dans les montagnes suisses.
2 août : Capanna Efra – Rifugio Poncione di Braga
Est-ce qu’un refuge non gardé comme la Capanna Efra pourrait fonctionner en France? Le refuge est très propre. Il y a toutes les victuailles nécessaires pour le randonneur. Le rayon boissons est également bien fourni avec sodas, bières, vin rouge et blanc de différents crus. En partant, tu fais ta note avec ce que tu as pris, la nuitée (20 francs suisses, 17 si tu es membre d’un club alpin), tu mets l’argent dans une enveloppe et la glisse dans la caisse. Honnêtement, dans un pays latin comme la France, je ne suis pas sûr du résultat.
Au sujet des mentalités, nous avons été rejoints hier soir par un jeune couple suisse italien et j’ai posé la question si finalement ils ne se sentaient pas plus proches réciproquement des Italiens et des Allemands que de leurs concitoyens. En ce jour de fête nationale, j’ai eu un beau discours sur l’unité helvétique. Pour les uns, les Allemands s’installaient en Suisse sans faire aucun effort d’intégration. Pour les autres, les Italiens se croyaient chez eux, les Milanais étaient méprisants et ils sont allés jusqu’à me dire que si la squadra azzurra jouait au foot, ils auraient tendance à supporter l’équipe adverse. Mon italophilie en a pris un coup.
Hier soir Markus et Evelyne ont dîné avec moi à 19 heures d’un plat tout prêt, vite fait et sans extras. Après le repas, tout a été nettoyé, la vaisselle séchée et rangée.
Lucas et Marta étaient en train de dîner à 22 heures quand je suis allé me coucher. Arrivés assez tard au refuge, ils avaient commencé par boire bière et soda. La préparation du repas a dû prendre une heure avec légumes frais, fromages de différents types, charcuterie variée. Premier levé ce matin, j’ai pris seul mon petit-déjeuner. Une partie de la vaisselle séchait sur l’égouttoir, une autre partie restait à faire dans l’évier. Les épluchures des multiples légumes du plat de la veille avaient été jetés devant la porte du refuge espérant sans doute que des animaux feraient le nettoyage. En partant, j’avais l’impression de marcher le long d’une route du sud de l’Italie avec ses détritus (mais sans les 40°C, il devait en faire 5°C ce matin). Je me suis dit que derrière les stéréotypes, il y avait une part de vérité et je me suis dit également « Ich bin ein Deutschschweizer ».
J’avais prévu un parcours en crête aujourd’hui. Mais au refuge, j’ai lu qu’il était coté 6 en difficulté, le grade le plus haut pour un chemin de randonnée. Entre marcher dans les alpages, traverser des villages et le frisson d’une arête rocheuse en altitude, je préfère la première option et je suis resté sur la Via Alpina. Elle passe par le lac d’Efra puis par de beaux alpages avec ces superbes toits en pierre comme celui de la Capanna Efra puis via de beaux villages.

Les sentiers sont bons, il fait beau et j’essaie une nouvelle fois d’optimiser ces bonnes conditions. Arrivé au refuge Poncione di Braga, les personnes qui y travaillent sont surpris que j’arrive de la Capanna Efra. Ils me demandent si j’ai couru, si j’ai fait tout à pied et pendant que je mange, une autre personne vient me demander si c’est bien vrai que je viens de la Capanna Efra. L’étape a été quand même un peu trop longue pour moi. J’avais appelé pour réserver le refuge mais quand je suis arrivé à Prato Sornico, je pensais ne pas être capable de rejoindre le refuge. J’ai finalement marché les 3 dernières heures à un bon rythme. Au refuge à 19 heures, après une journée de 12 heures, fatigué et affamé, je suis passé directement à table. Bon, j’espère qu’il ne va pas faire beau tous les jours parce que je ne vais pas pouvoir tenir ce rythme quotidiennement.
3 août : Rifugio Poncione di Braga – Riale
Le mauvais temps que j’appelais de mes vœux pour modérer mon rythme est arrivé vite. La journée a été grise et froide. Quelques rayons de soleil ont parfois réussi à percer mais c’était extrêmement bref et j’ai terminé avec quelques gouttes.

À Riale, je me suis longuement interrogé pour demain. Les prévisions ne sont pas bonnes. Il y avait l’option d’un jour de repos. Après 15 jours dans les Alpes à un rythme soutenu, cela n’était pas superflu. Je descendais à Domodossola et j’en profitais pour réaliser mon programme des zéro days : lessive complète, revue de matériel avec notamment mes chaussures qui commencent à cumuler les kilomètres, à souffrir de l’humidité et de la pluie de ces derniers jours alors que je vais attaquer la partie la plus haute et la plus alpine de mon parcours. L’autre option, celle que j’ai choisie, est de tenter demain matin (la pluie devrait arriver en milieu de journée) d’avancer un peu. J’ai des solutions d’hébergement à 8 kilomètres puis d’autres avec 4, 2, 6, 2 kilomètres de plus. Cela laisse de la souplesse. Il faut juste que je passe le col de Nefelgiù.
Je suis revenu en Italie dans la région du Piémont. J’ai déjà effleuré cette région à l’extrémité sud quand je suis passé des Apennins aux Alpes du Sud. C’est un bref passage en Italie, sur une quarantaine de kilomètres, avant de repasser en Suisse.
J’étais dans le Tessin italophone, je suis maintenant dans une vallée italienne germanophone. Les panneaux sont bilingues : Riale en italien, Chärbäch en allemand. Le Val Formazza est sur un vieux chemin pour traverser les Alpes via le col de Gries. C’est par ce col que les Walsers (communauté qui était aussi présente dans la vallée suisse de Juf et Cresta) sont arrivés sur le versant sud et ont maintenu le contact avec les populations germanophones du nord.
4 août : Riale – Alpe Devero
Avec ce temps gris, la montagne perd un peu de sa superbe. Les sommets notamment sont souvent masqués, je ne vois que le bas des glaciers mais la marche n’est pas désagréable (quand il ne pleut pas ce qui a été finalement le cas aujourd’hui avec juste quelques passages de bruine) et je continue à prendre du plaisir. Les paysages sont beaux même si cette lumière pâle n’arrange pas les photos. La vision réelle que j’en ai, est meilleure que le rendu des images que je poste. Il y a des fleurs, de beaux lacs aux eaux vertes, ces bouquetins que j’observe en descendant le col de Nefelgiù, cette marmotte à l’affût qui me surveille d’un coin de l’œil. Sur une étape comme celle du jour, je peux même m’accorder quelques petits plaisirs comme un café le matin au refuge Margaroli et un autre après le repas avec une tarte aux myrtilles dans le joli village de Crampiolo.
Il y a aussi la satisfaction d’avancer. Un de mes plaisirs, de mes objectifs est de marcher de Bolzano à Menton et chaque pas en est un élément. Chaque jour, je passe des cols, d’une vallée à l’autre, je marche vers l’ouest.
Ce soir, j’ai toujours mes vieilles chaussures qui prennent l’eau facilement. Mon linge sent un peu l’humidité. Je n’ai pas pris une journée de repos à Domodossola mais je suis content de ma journée avec des paysages agréables, des bouquetins, des marmottes. J’ai aussi franchi deux cols de plus vers l’ouest. Je ne pouvais pas viser plus sauf à bivouaquer. Avec ce temps et la pluie attendue en soirée, je n’en avais nullement envie. Bilan positif donc et demain, il devrait même y avoir un peu de soleil. Incroyable non?
5 août : Alpe Devero – Col du Simplon
Je suis à nouveau en Suisse. J’avais des craintes sur le chemin que j’avais prévu via la Bocchetta d’Aurona avec notamment un glacier. Hier, j’ai donc appelé le refuge Città di Arona. Ils m’ont confirmé que les crampons et le piolet étaient encore nécessaires. Ce matin, je croise deux Suisses qui sont descendus hier par là. La via ferrata est en mauvais état (échelons tordus, chaînes trop courtes). Ils sont passés au prix d’acrobaties et plus bas, il restait un névé pentu.
J’abandonne donc la Bocchetta d’Aurona pour la Forca d’Aurona. L’itinéraire est un peu plus long mais la montée est facile avec de belles vues sur le Monte Leone. Côté nord, versant suisse, la descente est plus technique. Il reste encore pas mal de neige. Le premier névé à traverser est assez pentu. Heureusement, en milieu d’après-midi, la neige, suffisamment molle, permet de bien marquer chaque pas. Certains passages sont ensuite équipés d’échelons et de chaînes. Mais c’est finalement plus facile dans ces conditions. De retour dans les alpages, je poursuis tranquillement jusqu’au col du Simplon.

Ce soir, je dors à l’Hospice du Simplon. Il est géré par la même congrégation que celui du Grand Saint Bernard. Mais il n’est pas aussi ancien. Le Grand Saint Bernard accueillait les pèlerins sur la Via Francigena. La voie du Simplon n’a été réellement fréquentée qu’à la suite de la construction de la route à l’initiative de Napoléon au début du XIXème siècle. L’hospice est un immense et massif bâtiment. Nous sommes une trentaine ce soir pour dîner dans le réfectoire mais j’ai un dortoir pour moi tout seul et à 50 francs la demi-pension, ici en Suisse, cela vaut la peine.
6 août : Col du Simplon – Après Grächen
Dans le film de Woody Allen, « La rose pourpre du Caire », l’acteur sort de l’écran et va à la rencontre d’une spectatrice. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être rentré dans un de ces posters de montagnes que l’on voit un peu partout, une image d’Épinal de la Suisse avec chalets d’alpage, vaches dans les prés, petits villages, sommets enneigés et glaciers. La montagne est magnifique sous le beau temps et je me régale à marcher des journées comme aujourd’hui. Cela me fait d’autant plus regretter de ne pas avoir pu profiter de certaines étapes comme vers la Bernina ou Chiareggio. Mais sur une longue marche dans les montagnes, il est difficile d’avoir du beau temps tous les jours. Je mesure la chance que j’ai eu l’année dernière dans les Alpes et les Pyrénées.

Après cette période de temps agité, la situation a l’air de s’améliorer. Une perturbation devrait arriver demain en fin de journée j’en ai donc profité comme d’habitude les jours de beau temps pour faire une longue étape et j’espère arriver demain à Zermatt avant la pluie. Ensuite, il n’y a pas de perturbation prévue et je devrais pouvoir marcher tranquillement les jours prochains. Tant mieux, j’ai notamment dimanche la traversée vers l’Italie par le glacier et le col du Théodule à 3296 mètres d’altitude.
Tous les bivouacs ne sont pas comme celui de Lago Grande. J’avais prévu de dormir au-dessus de Grächen. Sur la carte, cela semblait plat et faisait face au Weisshorn et ses glaciers. Mais le sentier haut est fermé et j’ai donc pris l’itinéraire de substitution, à flanc de montagne. J’ai marché en cherchant un endroit plat et si possible avec de l’eau et une vue. À force d’avancer, j’ai finalement revu mes ambitions à la baisse et je me suis résigné à installer ma tente sur un bout de sentier vaguement plat dans les bois sans vue et sans eau. Ce soir, le bivouac n’est pas à la hauteur de cette magnifique journée.
7 août : Après Grächen – Zermatt
J’ai bien fait de faire le difficile hier soir pour trouver un endroit pour bivouaquer. Le site n’était pas extraordinaire mais j’étais finalement pas si mal, j’ai bien dormi et au moins, au milieu des sapins, il n’y avait pas d’humidité.
Mais en prolongeant hier, j’ai surtout réduit l’étape d’aujourd’hui. C’était en effet une étape longue et assez casse-jambes avec des successions de bonnes montées et de descentes. Le sentier était remarquablement aménagé : successions d’escaliers, passages difficiles bien sécurisés avec garde-corps et rampes. Il y avait même un tunnel pour franchir une falaise. Mais le point d’orgue du chemin était la passerelle suspendue Charles Kuonen. Construite en 2017, avec ses 494 mètres de long, c’était à l’époque la plus longue du monde. La traversée est assez impressionnante. Sur un demi-kilomètre, on marche au-dessus du vide et légèrement ballotté par la suspension et les rafales de vent parfois fortes. J’ai croisé une touriste asiatique qui était terrorisée au milieu de la passerelle. J’ai tenté de la rassurer. Elle a poursuivi lentement la traversée.

Sur ce bon chemin, bien sécurisé mais physiquement assez épuisant avec ses montées et descentes, j’ai marché à un rythme soutenu. L’objectif était d’arriver à Zermatt avant la pluie. Le timing était plutôt bon. Parti avant 7 heures du matin, je suis arrivé alors que les premières gouttes se mettaient à tomber. Il ne me restait plus qu’à remonter les rues commerçantes et animées jusqu’à l’auberge de jeunesse. C’était d’ailleurs un peu surprenant de voir autant de touristes. Depuis que je marche, je rencontre peu de monde et là, j’avais l’impression d’être au cœur d’une grande ville.
Toute la journée, j’ai marché face au Weisshorn et au Zinalrothorn avec leurs beaux glaciers. Et le Cervin ? Je ne l’ai pas vu aujourd’hui. Quand j’aurais pu l’apercevoir, les nuages étaient déjà là. Demain, il fait beau et j’espère bien voir la vedette du coin. Je suis venu pour cela.
8 août : Zermatt – Lago di Cigagna
Quand je quitte Zermatt ce matin, les skieurs aux tenues dernier cri font déjà la queue au télécabine. Un peu plus loin, je croise un paysan qui amène sa plus belle vache à un concours agricole qui se tient dans un pré à la sortie de la ville. Zermatt, c’est à la fois tous ces touristes qui déambulent dans les rues commerçantes avec les boutiques chics et au même moment, dans cette même rue, un troupeau de chèvres et son berger. C’est sans doute un peu tout cela qui fait le succès de la station. Les riches ne vont pas en vacances dans les endroits moches et ici c’est magnifique et unique.
Je grimpe dans les alpages avec à la fois de luxueux chalets et des bergeries encore en activité. Sur la piste de ski, une marmotte m’observe (ou contemple le Mont Rose), des chamois s’enfuient de la gare de départ d’un télésiège et sous le télécabine en fonctionnement des bouquetins prennent la pose pour moi devant le Cervin. Montagne aménagée et nature sauvage sont mêlées.
Le Cervin, cette fois, je le vois. Dès ce matin depuis la chambre de l’auberge de jeunesse puis tout au long de la montée. Sa vue magnétise, hypnotise. La montagne icône, la forme presque parfaite. J’avais eu l’occasion de m’émerveiller en hiver. En été, c’est pareil. Mais il n’y a pas que le Cervin. Le Mont Rose, la Dufourspitze, Zinalrothorn, Dent Blanche, les glaciers, c’est une occasion unique d’être au cœur de la haute montagne. Les vues aujourd’hui sont fantastiques.
Je continue à monter et arrive à l’altitude du glacier. Là où je pensais traverser les pistes de ski d’été, je me retrouve sur de la glace. Prudemment, je progresse en essayant d’avoir une meilleure prise dans les rigoles de fonte. Heureusement, le glacier est presque plat à cet endroit et la fin de la montée jusqu’au col frontière se fait dans la neige.
Ça y est, je quitte la Suisse définitivement après 3 incursions dans le pays. Ce n’était pas l’objet de cette marche mais en regardant la carte, c’était difficile à éviter vu l’imbrication des frontières. La Suisse est belle et même absolument superbe des journées comme aujourd’hui, mais cette beauté a un prix. Pour moi, revenir en Italie, c’est déjà sur ce plan là, ne plus trop calculer. Un repas pizza, bière et dessert à 50€ à Biasca, un café à 4€, un lit dans un dortoir de quatre personnes à 70€ à Zermatt (pour ce prix là, la serviette de toilette n’est pas comprise et tu fais et défais ton lit), les hôtels à plus de 100€…ce n’est pas dans mes budgets. Quitter la Suisse, c’est aussi retrouver la facilité qu’offre un pays européen. Je n’ai plus à changer de monnaie. Je n’ai plus à gérer le streaming sur mon téléphone. Enfin, je quitte une zone germanophone pour retrouver plus de facilité et de plaisir avec l’italien.
Côté italien, la descente ne pose pas de problème. Un 4*4 est même monté au col. Mais le paysage au milieu des remontées de Breuil Cervinia est moins séduisant. Changement de pays et changement d’attitude vis à vis du Covid. Là où les Suisses appliquent les règles avec un certain laxisme, les Italiens sont, comme je l’avais déjà constaté, assez regardants. Le masque est indispensable et pour m’asseoir à l’intérieur du bar (ce qui me permet notamment de recharger mon téléphone), mon Green Pass est scanné.
Je suis maintenant dans le Val d’Aoste. Entre mes deux traversées de l’Italie, j’ai mis les pieds dans toutes les régions du pays sauf les Pouilles. Le Val d’Aoste est la plus petite région et je devrais être maintenant assez rapidement vers la frontière française et le Mont Blanc surtout si je prolonge les étapes en fin de journée. Breuil Cervinia est le pendant de Zermatt côté italien. Il y a la grande foule, les prix sont ceux de la haute saison. Je préfère continuer en fin de journée. Je me régale des vues sur le Cervin et les montagnes. Ce soir, c’est bivouac. Il ne faut pas le crier trop fort, en Vallée d’Aoste, il n’est autorisé qu’au dessus de 2500 mètres d’altitude. Là, je suis à 2150m. J’espère que les carabinieri ne feront pas une patrouille ce soir.
9 août : Lago di Cigagna – Oyace
La nuit a été froide. Ce matin, il y a un peu de gelée blanche. Je m’étais installé sous le porche d’une chapelle au bord du lac de Cigagna. Cela m’a évité de monter et replier la tente. J’étais à l’abri de l’humidité avec une vue sur le ciel étoilé et mon duvet me permet de dormir confortablement jusqu’à des températures légèrement négatives.
Je poursuis ma route vers l’ouest. À la fenêtre d’Ersaz, j’ai ma dernière vue sur le Cervin. À la fenêtre du Tsan, j’ai le Mont Rose à l’est et les sommets au sud de la Vallée d’Aoste en face et au col de Vessonaz, j’ai maintenant en vue le Mont Blanc, les Grandes Jorasses, le Grand Combin.

Fenêtre d’Ersaz, Col de Vessonaz, Alpe Vieille, Pied de la Ville… les noms des lieux fleurent la Savoie. La Vallée d’Aoste fait partie des régions italiennes à statut spécial du fait de son bilinguisme. À Oyace, les inscriptions sont en italien et en français. Mais contrairement au Haut-Adige où l’allemand est la langue maternelle majoritaire, le français ne l’est pas ici. La langue traditionnelle, le patoué, langue franco-provençale est elle très menacée. Elle ne serait la langue maternelle que de 15% des Valdôtains. Le français est donc une langue étrangère qui bénéficie d’un statut officiel au même niveau que l’italien et qui est enseigné et parlé par la majorité des habitants.
10 août : Oyace – Saint Rhémy en Bosses
J’entame ma quatrième semaine dans les Alpes. À partir de demain, après avoir marché d’est en ouest, je vais mettre cap au sud et je vais suivre la frontière franco-italienne. Hier, je suis passé à plus de la moitié de ma traversée des Alpes jusqu’à Menton.
Depuis Bolzano, j’ai marché 21 jours en continu sans jour de repos malgré une météo difficile. Je ne ressens pas le besoin de m’arrêter. Se lever et partir marcher est tellement naturel que je ne me pose même pas la question.
Je n’ai pas exactement suivi la trace que j’avais prévu et donc je ne connais pas mes moyennes quotidiennes mais sur la base de mon tableau initial, j’ai marché 29 kilomètres et 2000 mètres de dénivelés chaque jour pendant trois semaines. C’est beaucoup et plus que ce que je fais habituellement. D’autant plus que dans ces 21 étapes, il y en a trois que j’ai écourtées à cause de la pluie.
Au rythme actuel, je serai vers le premier septembre à Menton. Qu’est-ce qui pourrait me ralentir ? Bien sûr une baisse de moral ou de physique. Avec le beau temps, les paysages sont superbes comme aujourd’hui avec des vues magnifiques sur le Grand Combin et le Mont Blanc qui se rapproche. Je continue à prendre du plaisir et pour le moment, je n’ai pas de problème physique même si les genoux sont soumis à rude épreuve avec toutes ces descentes. Il y a aussi la météo qui pourrait me ralentir mais les prévisions sont bonnes et cette semaine s’annonce bien. Au fur et à mesure que j’irai vers le sud, je pense réduire les chances d’avoir du mauvais temps. Enfin, les jours commencent sérieusement à raccourcir et il va vite me manquer une heure de marche le matin.

Pour le moment, quand je prépare ma journée, ma base pour estimer l’étape est 30 kilomètres et 2000 mètres de dénivelés. Aujourd’hui, jusqu’au refuge Adolphe Letey de Champillon, cela me faisait 2180 mètres de dénivelés et 19 petits kilomètres. C’était raisonnable et le refuge semblait confortable avec même un sauna. Finalement, je suis arrivé au refuge en début d’après midi. Contrairement à hier où j’avais une succession de montées et descentes, aujourd’hui, je n’ai eu que deux grosses montées. Une le matin quand je suis frais et reposé et une autre après Ollomont où j’avais fait une bonne pause avec café et pâtisseries. Le refuge était bondé. Cela risque d’être le cas tous ces jours ci. L’Italie s’arrête de travailler au 15 août. J’ai donc continué et finalement, j’ai marché jusqu’à Saint Rhémy en Bosses. Cela fait tout de même 34 kilomètres et plus de 2900 mètres de dénivelés. Je peux qualifier cela de grosse journée.
À ce rythme, j’ai besoin de récupérer. Je tombe de sommeil vers 21 heures. Je sens dans mes jambes les efforts de la journée. Quand je me vois dans une glace, je dois être à mon poids le plus bas ; il ne reste plus beaucoup de graisse de réserve dans le ventre. Si j’ai bien marché aujourd’hui, c’est aussi parce que hier à Oyace, j’ai bien dormi dans un hôtel, pris un bon repas et un bon petit-déjeuner. Ce soir, l’hôtel est complet mais j’ai pu planter ma tente dans le jardin. Je pensais que c’était un hôtel familial, il est finalement assez chic et j’ai presque honte d’installer ma tente à proximité. Mais pour moi, c’est impeccable, je pourrai faire un bon repas ce soir, faire le plein de calories et repartir demain en forme.
Le programme est encore assez chargé. Je pensais que cette partie, une fois franchi le glacier entre Zermatt et Breuil Cervinia serait plus facile. En fait, j’ai à la fois des passages très hauts avec des descentes régulières en vallée. Entre hier et aujourd’hui, j’ai traversé trois cols à plus de 2700 mètres d’altitude. Demain, j’en ai un à 2928m et chaque fois, je redescends à l’altitude des villages. Malgré tout, j’avance, j’avance. Ce soir, je suis sur une voie historique, celle du col du Grand Saint Bernard, de la Via Francigena. Demain, je serai dans un autre endroit mythique, au pied du Mont Blanc, à Courmayeur.
11 août : Saint Rhémy en Bosses – Courmayeur
Quand je peux faire une pause en cours de matinée avec café et pâtisserie, cela me donne un vrai coup de fouet et je repars avec beaucoup plus d’énergie. C’est le cas aujourd’hui. Après une nuit sous la tente, le petit déjeuner de fortune, l’arrêt au refuge Frassati est apprécié. Il a la particularité d’être géré par une grosse ONG italienne Operazione Mato Grosso. Ce sont des bénévoles qui font fonctionner le refuge et les bénéfices vont à l’association. Elle vient en aide à des communautés péruviennes avec entre autres des refuges dans les Andes, la formation de la population locale à différents métiers dont celui de guide de montagne.
Après cet arrêt à la fois récupérateur et instructif, j’ai attaqué la montée au col de Malatra à 2925 mètres d’altitude. Sur l’autre versant, plus rien ne me sépare du massif du Mont-Blanc. Le point culminant des Alpes, les glaciers, le Mont Maudit, les Grandes Jorasses, le Mont Dolent sont en face de moi.
Je marche jusqu’à Courmayeur face à ce panorama exceptionnel. Je ne suis pas seul. L’endroit est prisé. Il y a beaucoup de randonneurs et quand je récupère l’itinéraire du Tour du Mont Blanc, c’est presque la foule. Je n’avais pas vu autant de marcheurs jusqu’à présent.
À Courmayeur comme à Zermatt ou à Breuil Cervinia, c’est la foule de la haute saison avec beaucoup de Français. J’y suis relativement tôt mais à 1220 mètres d’altitude, il fait chaud et je ne me sens pas d’attaquer la montée sur l’autre versant. Je dois aussi gérer la logistique. Je n’ai pas beaucoup de localités durant les deux prochaines semaines.
12 août : Courmayeur – Lacs de Bellecombe
Je marche maintenant direction Menton. Le sac est lourd. Hier, en examinant mon parcours, j’ai réalisé que de La Thuile à Montgenèvre, je n’allais probablement pas trouver une épicerie. Alors que côté français, il y a de nombreuses stations de ski, le versant italien est très sauvage. Cela fait 230 kilomètres, plus d’une semaine de marche. Je verrai en fonction et adapterai peut-être mon itinéraire.
En montant vers le col d’Arp, j’ai de nouvelles vues superbes sur le massif du Mont-Blanc. Cet itinéraire plus court que celui initialement prévu me permet d’arriver à La Thuile vers midi. Je fais le plein de calories, charge encore un peu plus le sac et attaque la montée vers la frontière française. La Thuile est sur la route du col du Petit Saint Bernard, la station de ski est reliée côté français à la Rosière, mon chemin lui passe par le col de Tachuy à 2673 mètres d’altitude. D’abord très touristique le long des cascades, le sentier devient plus tranquille vers les lacs de Bellecombe. Au-dessus du plus grand, un petit lac est bordé d’un espace plan et herbeux. Je suis face au massif du Mont Blanc. Je reste en Italie ce soir et m’installe avec un panorama somptueux qui j’espère sera dégagé au lever du soleil.

13 août : Lacs de Bellecombe – Rifugio Mario Bezzi
Ça a secoué la nuit dernière. En consultant la météo le soir, j’ai vu une perturbation orageuse arriver. Ce n’était pas prévu ce matin. J’ai consolidé les amarres avec des pierres et me suis enfermé dans ma petite tente. S’il y a quelque chose que je n’aime pas, c’est bivouaquer sous la pluie, alors un orage en montagne… À neuf heures du soir, la tempête est arrivée. Éclairs, tonnerre, trombes d’eau et violentes rafales de vent. Ma tente tanguait comme un frêle esquif au milieu de l’océan. À droite, à gauche, elle ployait, se pliait sous le vent mais elle n’a pas rompu. Inquiet, je voyais le moment où le double toit aller s’arracher et s’envoler. Elle a résisté, heureusement.
Après minuit, l’orage s’est éloigné. J’ai consolidé les attaches qui s’étaient distendues. J’ai évacué l’eau dans la tente et j’ai pu entamer ma nuit.
Ce matin, il y avait de l’humidité mais les affaires n’étaient pas trempées. Le ciel était laiteux, il y avait des nuages. Tant pis pour la vue sur le massif du Mont Blanc. Je suis parti direction le col de Tachuy et la Haute Tarentaise. Après cette nuit agitée, un arrêt au refuge de Ruitort s’imposait pour le traditionnel café et une pâtisserie. La tarte aux myrtilles était bonne, le café presque imbuvable. Je suis reparti en Italie. Il me fallait passer deux cols et au hameau de Surier, j’ai retrouvé l’Italie et son café.
Comme tous ces jours derniers, il y a foule dans les vallées. En bout de route, les parkings sont pleins et les sentiers très fréquentés par les touristes et randonneurs. J’ai donc été surpris qu’il reste de la place au refuge Mario Bezzi en plein weekend du ferragosto (15 août). Tant mieux pour moi, il n’y a pas d’orages prévus ce soir mais dans cette longue traversée sauvage jusqu’à Montgenèvre, le confort des refuges italiens est apprécié avec douche chaude, lessive, bière et repas complet. Cela me permet de ne pas trop entamer mes réserves et de varier mes menus du soir…

14 août : Rifugio Mario Bezzi – Vers Chiapili di Sopra
Après une nuit en bivouac seul au milieu de la montagne, une nuit en refuge un week-end du 15 août est forcément très différente. Il y a du monde, des gros groupes bruyants. Il y a la promiscuité même si en ce moment, les refuges fonctionnent à capacité réduite de moitié pour respecter les règles Covid. S’il n’y a pas le bruit du tonnerre, il peut y avoir aussi des ronfleurs assez performants (ce n’était pas le cas la nuit dernière où nous n’étions que 3 dans un dortoir). Malgré tout cela, je récupère beaucoup mieux quand je fais étape en refuge. Il y a d’abord la nourriture. Je suis un gros mangeur et le souper dépasse en qualité et en quantité ma purée sardines du bivouac. Hier soir, j’ai très bien mangé : excellente soupe de légumes, tout aussi bon plat de pâtes, viande avec haricots verts et flan au chocolat. Le petit déjeuner est aussi plus copieux avec tartines, céréales, jus de fruit… Il y a le confort de la nuit dans un lit après une douche. Enfin, après une journée solitaire, prendre le repas avec de la compagnie est agréable. Tout en respectant les distances, j’étais placé à proximité d’un sympathique couple de français et ai passé une bonne soirée (j’ai l’impression que le refuge a fait en sorte de ne pas mélanger les nationalités, plus pour permettre les discussions que pour d’autres motifs).
Du coup, j’attaque ce matin beaucoup plus en forme qu’après la nuit mouvementée sous la tente. C’est un plaisir de monter les deux cols de la journée tous les deux à plus de 3000 mètres d’altitude. Les paysages sont sublimes. Je longe et surplombe même le glacier de Gliairetta dans un paysage minéral de haute montagne. Après le col de Bassac Déré, le vallon du refuge de Benevolo est verdoyant avec beaucoup de fleurs et cerné de sommets avec glaciers et neige. Enfin, après le col Rosset, je découvre un autre univers avec un plateau ponctué de lacs, entouré aussi de montagnes et le Grand Paradis juste en face. J’ai l’impression d’être dans l’Altiplano andin ou le plateau tibétain.
Je quitte la Vallée d’Aoste pour le Piémont dans ce magnifique paysage. J’ai passé une semaine dans cette région et je me suis régalé au milieu de tous ces sommets du Cervin au Grand Paradis avec le Grand Combin, les Grandes Jorasses, le Mont Blanc…

Pour ce soir, l’équation à résoudre est la suivante : je suis dans le parc du Grand Paradis où le bivouac est interdit. Les refuges sont complets ce week-end. Ils n’acceptent pas les tentes à proximité. Il me faut donc m’évaporer, disparaître pour la nuit. Mais quand je vois le nombre de camping-cars sur le parking du lac Serrù, j’ai moins de scrupules à installer ma petite tente dans un endroit discret.
15 août : Vers Chiapili di Sopra – Rifugio Paolo Daviso
Après les sentiers très fréquentés de la Vallée d’Aoste, je marche aujourd’hui sur des chemins beaucoup plus sauvages. En ce dimanche 15 août, de toute la journée, je ne vais voir qu’une poignée de randonneurs. J’ai quitté la zone plus prestigieuse des 4000. Ce matin, je laisse le Grand Paradis derrière moi. De ce côté ci de la frontière, c’est le dernier 4000.

Passé le col de la Piccola, je décide de prendre un itinéraire plus en altitude que celui que j’avais prévu. Au lieu de descendre dans la vallée, il la contourne à flanc. Le chemin est bien balisé mais comme peu de personnes l’empruntent, il faut marcher à flanc presque en permanence. C’est assez pénible, glissant dans les zones herbeuses. La progression est beaucoup plus lente.
Arrivé au refuge Paolo Daviso, il est encore tôt mais cette dernière partie m’a épuisé. La suite, d’après ce que l’on me dit, sera du même acabit voire plus difficile et il n’y a pas d’autres refuges avant plusieurs heures de marche. En plus, il y a régulièrement de la brume qui masque le paysage. Je décide de m’arrêter ici. C’est un petit refuge, nous ne serons à priori que 5 ce soir. Ce sont des bénévoles d’une section du Club Alpin Italien qui viennent à tour de rôle le garder et en plus, il est très confortable (douche, électricité, wifi).
Dans cette partie sauvage de ma marche, cela me permet de faire une étape agréable, de manger sans puiser dans mes réserves et un peu de repos avant la difficile journée de demain n’est pas superflu.
16 août : Rifugio Paolo Daviso – Rifugio Città di Ciriè
La nuit porte conseil. Je renonce au passage par le col delle Lose. Au refuge, on me l’a déconseillé. Le sentier est difficile et il y a des chaînes cassées dans certains endroits exposés. En plus, je ne gagnais pas de dénivelés. Il me fallait monter 600 mètres pour passer le col et redescendre ensuite à 1800 mètres d’altitude. En passant par Forno Alpi Graie, j’avais également 600 mètres pour retrouver la jonction.
Je commence donc la journée par 1000 mètres de descente mais autre avantage de cette option, je profite du passage dans le petit village pour faire une pause café et cornetti. Requinqué par cette pause, j’attaque les 1700 mètres de dénivelés jusqu’au col Ghicet di Sea. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre. Là aussi, au refuge, on m’a dit que le sentier était difficile, pas entretenu. Finalement, il passe beaucoup plus facilement que je ne craignais. Des bouquetins saluent mon passage au col et il ne me reste plus qu’à descendre par un tranquille sentier jusqu’au refuge Città di Ciriè.

J’y suis en début d’après midi. Il y a de la place. Le prochain refuge est 850 mètres plus haut. J’ai déjà près de 1800 mètres de dénivelés dans les jambes. Je n’ai pas un impératif de terminer dans un délai imparti. Je m’arrête ici.
Hier soir, le refuge Paolo Daviso était un petit refuge peu fréquenté. Avec trois heures de marche depuis Forno Alpi Graie et des itinéraires difficiles ensuite, la sélection se fait. J’ai partagé un bon repas avec deux Allemands et deux Italiens, le tout servi par les bénévoles du Club Alpin Italien. L’ambiance était familiale et agréable.
Le refuge Città di Ciriè est lui accessible en voiture. Quand j’arrive le restaurant est encore plein. Il y a la foule de la haute saison. Mais facile d’accès, il est aussi très confortable, proche d’un hôtel. J’ai une chambre pour moi, le personnel est sympathique. Pourquoi aller plus loin ?
17 août : Rifugio Città di Ciriè – Rifugio Ernesto Tazzetti
Terminer la journée par une montée n’est jamais agréable. Pour rejoindre le refuge Ernesto Tazzetti, il y a 400 mètres sur un sentier assez raide. Ils sont nettement plus difficiles que les premiers 800 mètres de ce matin.

Je conclus cette étape de 2260 mètres de dénivelés par une nouvelle nuit en refuge. C’est la troisième consécutive. Je vais pouvoir écrire un guide sur les refuges italiens. Je profite du confort qu’ils m’apportent. Il y a des douches chaudes, l’électricité pour recharger le téléphone et souvent même la wifi. En plus, les repas sont bons, c’est comme au restaurant ; à ce rythme, je vais arriver à Montgenèvre avec des réserves dans mon sac.
Après l’intimiste refuge Daviso, le très touristique Città di Ciriè, celui de Tazzetti est un refuge de montagnards. Il est à la respectable altitude de 2642 mètres et la majorité des randonneurs viennent ici pour le sommet de Rochemelon (Rocciamelone). Par son histoire, c’est un sommet mythique et je pense faire demain le crochet jusqu’à la cime.
18 août : Rifugio Ernesto Tazzetti – Col Clapier (via Rocciamelone)
Je suis à nouveau admiratif de ces bénévoles du CAI qui viennent s’occuper des refuges, faire la cuisine, la vaisselle, le ménage… Hier, il y avait une vingtaine de randonneurs et ils n’étaient que deux bénévoles. L’un terminait une période de 10 jours au refuge et avait hâte de redescendre et se reposer. L’autre passait ses deux semaines de vacances au refuge. Respect ! D’autant plus que les refuges italiens se rapprochant des hôtels, les randonneurs qui y dorment se rapprochent de clients avec leurs exigences. Après avoir chaleureusement remercié les deux bénévoles, je pars pour l’ascension du Rocciamelone plus de 6 siècle après Rotario d’Asti.
En 1358, ce croisé de retour de Terre Sainte grimpe au sommet de Rocciamelone et y dépose un triptyque comme ex-voto. Prisonnier des Musulmans, il avait promis cet hommage sur le plus haut sommet des Alpes s’il revenait vivant. Rochemelon était en effet considéré ici comme le point culminant du massif. C’est l’ascension alpine la plus ancienne documentée (En 1336, Pétrarque raconte son ascension du Ventoux, plus modeste sommet. L’ascension du mont Aiguille par Antoine de Ville, considérée comme le début de l’alpinisme, n’a été réalisée qu’un siècle et demi plus tard en 1492).
Sommet considéré comme le plus haut des Alpes, début de l’alpinisme… difficile de passer à côté. Je n’ai pas un objectif de faire des sommets. Mon but est d’aller d’un point à l’autre. L’année dernière, j’avais fait le crochet au Mont Thabor à 3207m. Cette année, ce sera Rocciamelone.
Mais grimper un sommet de 3538 mètres d’altitude n’est pas anodin. Cette journée était une de celles qui m’inquiétait surtout pour la traversée du glacier. D’après les informations prises au refuge, il est possible d’éviter le glacier et les crampons ne s’imposent pas. Je démarre néanmoins tôt et quitte le premier le refuge pour le sommet. Arrivé au col della Resta, je suis dans un paysage de haute montagne. Le glacier se contourne effectivement facilement. La montée est facile. J’arrive au sommet de ma marche 2021, à 3538 mètres d’altitude à 9h30. Il y a déjà beaucoup de monde. Le sommet facilement accessible par le versant sud, symboliquement et historiquement important, est très prisé. Il y a un petit refuge, la chapelle avec une copie du triptyque (l’original est à la cathédrale de Suse) et une grande statue de la Vierge. La vue s’étend du Grand Paradis au Mont Viso avec le Grand Combin, les Grandes Jorasses, le massif du Mont Blanc, le glacier de la Grande Motte, les Écrins…

La descente est plus pénible que la montée. Passé le col de la Novalèse, le sentier est raide dans un mélange de pierriers et de terre assez instable. Je reviens en France près du barrage du Mont Cenis avant de repasser en Italie pour passer la nuit. Il y a en effet un petit bivouac juste de l’autre côté de la frontière. Une grande baie vitrée donnant sur les montagnes, je suis plutôt bien installé.
19 août : Col Clapier – Au-dessus de Rochemolles
Depuis hier et mon départ du refuge Tazzetti, j’ai passé la frontière franco-italienne dix fois en deux jours. C’est dire que je suis d’assez proche la ligne de crête. J’ai encore franchi aujourd’hui deux cols au-dessus des 3000 mètres. Les contrastes sur la journée sont frappants ; je suis passé d’un univers très minéral, avec glaciers avant le col Sommelier à 3008m à une ambiance presque méditerranéenne avec pins, chaudes températures à Rochemolles à 1600 mètres d’altitude.

Chaque fois que je reviens en Italie, je ressens de la satisfaction. Parce que c’est l’objet de ma marche 2021, parce que je me dis que je vais trouver des refuges confortables (gardés ou non gardés), que je vais pouvoir pratiquer mon italien… mais demain, je repasse en France. Pendant quelques jours, je vais plutôt être côté français (avec quelques brèves incursions de l’autre côté de la frontière).
Il y a moins d’un siècle, cet itinéraire aurait été plus italien. La frontière a été modifiée après la seconde guerre mondiale. Je suis dans une zone où la France a obtenu des gains territoriaux au titre de vainqueur. Outre Tende et la Brigue dans les Alpes Maritimes, toute la zone autour du lac de Mont Cenis est devenue française. Et demain, je serai dans la Vallée Étroite qui elle aussi était italienne auparavant. Ces trois secteurs ont la particularité d’être orographiquement sur le versant italien. Dans sa lancée, le général de Gaulle espérait même rajouter le Val d’Aoste dans la corbeille du vainqueur mais les Américains s’y sont opposés.
Je suis ce soir à côté de vieilles granges abandonnées au-dessus de la vallée. Après une longue pause et prise de calories à Rochemolles, je suis monté par un bon sentier, sans doute construit par les militaires italiens pour rejoindre toutes les installations qui surplombaient la stratégique vallée de Bardonecchia, le tunnel du Fréjus et défendre cette frontière.
20 août : Au-dessus de Rochemolles – Chalets des Acles
Quand je quitte ma grange certes spartiate mais à l’abri de l’humidité, je sais que cette journée est particulière. Elle est dans ma tête depuis que j’ai commencé à penser à cette marche et depuis plusieurs jours, le compte à rebours est enclenché. Il y a un mélange d’incertitude et une grosse attente. Incertitude car je n’ai trouvé aucun retour sur le chemin que j’envisage de suivre. Les itinéraires majeurs côté italien passent par la vallée et Bardonecchia. Je préférais rester en altitude. Le sentier figure sur les cartes Opentopomap mais c’est un sentier à flanc qui contourne le bas de la vallée et comme je n’ai pas trouvé d’informations, le risque que ce soit un vieux chemin éboulé dans les fortes pentes est réel. Alors quand je passe au col de Roccia Verde devant un panneau indiquant « Col de Fréjus : 3h », je suis en partie rassuré. Finalement, je passe la frontière sans difficultés et du col de Fréjus, il ne me reste plus qu’à suivre un bon sentier jusqu’au col de la Vallée Étroite. C’est bon, c’est gagné, en arrivant ici, je relie mes longues marches.
Quand je regardais mes traces, il y avait un vide. Les itinéraires en Europe de l’Est et dans les Balkans n’étaient pas connectés à ceux de l’Europe de l’ouest. Créer un lien pédestre entre ces différentes parties de l’Europe m’a semblé séduisant. Mon projet de marche 2021 est né de cette idée : traverser les Alpes depuis Bolzano où je m’étais arrêté lors de ma traversée des Balkans.

Je suis passé l’année dernière au col de la Vallée Étroite et je peux maintenant dire que j’ai marché en continu du détroit du Bosphore à celui de Gibraltar. J’ai traversé l’Europe à pied de l’Asie jusqu’à l’Afrique du Nord. Dix millions de pas, des milliers de dénivelés par les différents massifs de Bulgarie, toutes les Carpates, les Alpes, les Pyrénées pour marcher d’Istanbul à Tarifa. Cela représente beaucoup de sueur, de dénivelés mais c’est surtout un très beau parcours de montagnes, de découverte de pays, de cultures et de rencontres. 9000 kilomètres et 300000 mètres de dénivelés positifs que j’ai parcouru bout à bout sur environ 10 mois, au rythme lent de la marche, pas à pas à la seule force de son corps. Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas tout fait à pied, j’ai parcouru un kilomètre en voiture. À la frontière entre la Serbie et la Roumanie, j’ai fait du stop pour traverser les Portes de Fer sur le barrage sur le Danube https://caminaire.com/europe-de-lest/recit-traversee-europe-de-lest/#partie3 . Pas moyen de faire autrement, j’écrivais lors de ma traversée de l’Europe de l’Est qu’il resterait une tache indélébile du kilomètre en voiture pour traverser le Danube. D’Istanbul à Tarifa, il me manque donc ce kilomètre parcouru tranquillement, passager pris en stop par des sympathiques serbes.
Après avoir savouré ce moment, il ne me restait plus qu’à descendre la Vallée Étroite, coin de France où tout est italien, la langue, les habitants, les services publics, les touristes, les inscriptions et même le café ! Des touristes, il y en avait beaucoup d’ailleurs et je me suis dit que je serai mieux dans un endroit plus calme. J’ai prolongé l’étape mais ce soir, je voulais un coin avec de l’eau pour bivouaquer. Faire ma toilette et fêter cette journée avec un plat de purée sardines réclame une quantité d’eau importante. Mais la zone est calcaire et ici il n’y a pas d’eau. Je suis monté vers la Côte Névachaise, j’ai continué en Italie, je suis repassé en France et c’est juste au-dessus des Chalets des Acles, dans les mélèzes que j’ai trouvé mon bonheur. Lavé, repu, je me suis couché heureux de ma journée.
21 août : Chalets des Acles – Fonts de Cervières
Arrivé à Montgenèvre, mon sac est léger. Il reste un quignon du pain acheté il y a dix jours à Courmayeur, un petit bout de fromage, de saucisson et un kit de survie (purée sardines). L’arrêt ravitaillement s’impose. J’en profite pour acheter de nouvelles chaussures. Elles auraient peut-être fait des journées supplémentaires mais je ne voulais pas me retrouver au milieu de la montagne avec des semelles qui se décollent. La qualité de ma marque habituelle baisse à chaque renouvellement. Celles-ci m’auront fait 2200 kilomètres (j’ai dû changer suite à un problème de fabrication à la fin de la Sardaigne). Je profite aussi d’une laverie automatique pour faire une lessive complète. Je peux ainsi repartir de Montgenèvre comme au premier jour : chaussures neuves et linge propre.

De l’autre côté de la station de ski, la vallée qui mène aux Fonts de Cervières est magnifique. Il y a deux jours, je longeais des glaciers ; je suis maintenant dans une montagne humanisée. Il y a des granges, fermes, chapelles. Les prairies sont fauchées et sont jaunies par le soleil. Cela sent le sud. Depuis hier, je suis dans le département des Hautes-Alpes, région Provence Alpes Côte d’Azur. Les Alpes, la Côte d’Azur, la Provence… cela ressemble à un programme de fin de longue marche 2021 ; mais pas si vite, demain je retourne en Italie.
22 août : Fonts de Cervières – Rifugio Monte Granero
Après une série de trois nuits solitaires, j’enchaîne deux nuits dans des refuges et contrairement à précédemment, je n’ai pas été isolé à distance sanitaire réglementaire d’autres convives. J’ai donc pu passer de bonnes soirées avec de copieux dîners. Et je confirme que cela permet de repartir le lendemain beaucoup plus en forme. Des Fonts de Cervières au col du Petit Malrif, il y a 800 mètres de dénivelés. Ce matin, parti comme souvent le premier du refuge, j’ai vu revenir sur moi deux marcheurs en mode trailer, sac à dos hyper léger, tenue de sport, bâtons de marche plantés vers l’avant. Pris au jeu, j’ai un peu haussé mon rythme et suis monté au col sans aucun arrêt. Ils n’ont pas réussi à me rejoindre avec mes 10-12kg sur le dos, mes grosses chaussures de montagne et mon bâton en bois. Arrivé au col, ils ont poursuivi en direction d’un sommet et sont passés sans un bonjour. Un peu bégueule, les trailers !

J’ai encore une grosse semaine jusqu’à la Méditerranée et je passe de vallées en vallées. J’ai laissé le catholique Queyras français pour le protestant Val Pellice italien. Dans la très catholique Italie, le Val Pellice fait figure d’exception. C’est une vallée Vaudoise. Ces protestants ont été persécutés tout au long de l’histoire par l’église catholique. Ils ont réussi à se maintenir ici dans ces vallées isolées. En Calabre, j’étais passé à Guardia Piemontese, commune occitane où les vaudois s’étaient exilés.
23 août : Rifugio Monte Granero – Pian Ceiol
Le mont Viso est le sommet totem des Alpes méridionales. Je l’avais aperçu il y a deux mois au-dessus de Gênes. Je le voyais bien quand je marchais dans les Alpes Maritimes. Du sommet de Rocciamelone, il m’indiquait le cap vers le sud des journées à venir. Aujourd’hui, je passe sur son flanc et ne vais le voir que ce matin tôt. Ensuite, les nuages l’ont caché.
Le drapeau occitan avec la croix de Toulouse flotte au vent sur le balcon de la mairie. Je ne suis pas sur la place du Capitole mais à Pontechianale au cœur des Vallées Occitanes du Piémont italien. On est à l’extrémité orientale de l’aire linguistique de la langue d’oc. Cela a valu au « Se Canto », hymne officieux de l’Occitanie, d’être joué lors de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques d’hiver de Turin.

Ici la langue est proche du provençal mais on affiche plutôt cette identité occitane qui est utilisée comme moyen de développer le tourisme. Un circuit pédestre des Vallées Occitanes a été créé. Il existe aussi un itinéraire à pied qui relie ces vallées italiennes au Val d’Aran en Espagne. Ce chemin, Occitània a pè, passe par des endroits que j’ai déjà traversés lors de mes marches comme Les Vans, Barre des Cévennes, Minerve, Lagrasse, Peyrepertuse, Montségur, Saint-Béat…
Je repars de Pontechianale en milieu d’après-midi. Les nuages sont en train de gagner et je passe le col de Fuitrusa dans le brouillard. Je ne vois pas mieux dans la descente. Ce n’est pas idéal pour trouver un endroit pour bivouaquer. Je finis par trouver à Pian Ceiol. Il y a un point d’eau et à flanc de falaise, un blockhaus (on est près de la frontière). Je m’installe à l’intérieur pour être à l’abri de la pluie prévue. Il peut y avoir un orage comme l’autre soir, les épais murs en béton me protégeront.
24 août : Pian Ceiol – Col de Larche
Je quitte mon blockhaus dans la brume. Dans ces cas-là, l’objectif de la journée est beaucoup moins ambitieux. Ce matin, il est d’abord de passer le col de Bellino. De l’autre côté, dans la vallée, il y a un refuge et un petit village.
Depuis mon départ, j’en ai passé des cols, probablement plus d’une centaine. À chaque fois, c’est un pas de plus dans mon avancée vers la Méditerranée. Certains sont des jalons importants soit historiques soit géographiques, cols de la Maloja, Simplon, Mont Cenis… Quelque soit le col, il y a chaque fois de l’attente. Quel paysage vais-je découvrir de l’autre côté? Je suis parfois déçu, une montagne, une ligne de crête masque la vue. Je suis plus souvent émerveillé à la fois par le panorama et la satisfaction de l’effort fourni.
Par mauvais temps, comme ce matin, c’est différent. La montée est plus difficile. Il n’y a pas le plaisir de voir le paysage. Je ne sais pas où est le col et du coup, je trouve la montée plus longue. J’ai l’impression de ne pas avancer, je voudrais aller plus vite.

C’est le cas dans la montée au col de Bellino. Je suis dans la brume et décide de changer d’itinéraire. Mon parcours initial passait par des crêtes. Ce n’est pas le jour à crapahuter en altitude. Je descends dans la vallée. Si le temps ne s’améliore pas, je dormirai au refuge. Arrivé au joli village (occitan) de Chiappera, j’ai même droit à un rayon de soleil. Je décide de poursuivre. Au bivacco Bonelli, la pluie commence à tomber et je patiente avec un sympathique couple de français. Profitant d’une légère accalmie, je décide de passer un col supplémentaire, celui du Bœuf. De l’autre côté, il y a le col de Larche et le rifugio della Pace. Les conditions ne sont pas trop mauvaises. Il pleut, je marche sous mon parapluie. Finalement, en cette grise journée, j’ai passé deux cols et eu trois motifs de satisfaction. Ce matin, en passant le col de Bellino, savoir que de l’autre côté, j’aurai des possibilités d’hébergements. Plus tard, au col du Bœuf, je m’assurais une journée quasi normale avec une nuit confortable au rifugio della Pace. Et enfin, l’arrivée au col de Larche. C’est un de ces jalons importants. C’est la limite des Hautes-Alpes. Ensuite, je serai dans les Alpes Maritimes. Les Alpes, la mer, cela commence à sentir bon.
25 août : Col de Larche – Refuge de Rabuons
Ça y est, je suis dans les Alpes Maritimes. J’ai réservé au refuge des Merveilles samedi soir. Dans le parc du Mercantour et en particulier dans ce secteur, il y a du monde et le bivouac est interdit. Cela veut dire que dimanche soir, je serai à Sospel et lundi 30 août à Menton.
Il me reste peu de jours et mes étapes prochaines sont presque identifiées : Rabuons, vers Isola 2000, La Cougourde, Les Merveilles, Sospel, Menton. Le mot d’ordre de ces derniers jours de la traversée des Alpes sera de profiter. Malgré un temps encore incertain cela a été le cas aujourd’hui. J’ai alterné des passages sauvages en altitude et des chemins plus fréquentés. Ce matin, sur le GR5, j’ai ensuite rejoint le refuge de Vens par un beau sentier en altitude. Puis, compte tenu du risque de pluie, j’ai décidé de ne pas m’engager sur mon itinéraire en altitude et j’ai opté pour la tranquillité en allant au refuge de Rabuons par le sentier de l’Énergie. Construit pour les aménagements hydroélectriques, c’est un chemin remarquable à flanc, presque à niveau constant avec le rocher taillé et même parfois des tunnels.

Ce soir, je dors au refuge Rabuons. Après les refuges hôtels italiens, c’est un vrai refuge CAF traditionnel. C’est plus rustique, la douche est en plein air avec le tuyau qui chauffe l’eau. L’électricité se limite à l’éclairage. Mais l’atmosphère y est très conviviale avec une bonne tablée de dix. Je profite de ces dernières journées.
26 août : Refuge de Rabuons – Au-dessus d’Isola 2000
Depuis le Pas de la Cavale après le col de Larche, j’ai laissé le GR5. Il continue plus bas, plus à l’ouest et en partie dans des coins où je suis passé en juillet et où je passerai la semaine prochaine. J’ai opté pour un itinéraire plus en altitude. Hier, les risques de pluie m’ont fourni un bon prétexte pour changer d’itinéraire et suivre le tranquille chemin de l’Énergie plutôt que les crêtes et le sommet du Ténibre. Aujourd’hui, il est prévu du grand beau temps. Je n’ai donc plus d’excuses. De toutes façons, du refuge de Rabuons, il n’y a pratiquement pas d’autres solutions que longer la frontière.
Je suis rassuré par le début côté français. Le sentier est bon et très bien balisé.

Je passe la frontière par les lacs de Colle Longue. Bizarrerie de histoire, ils faisaient objet d’un litige entre les deux pays et ce n’est qu’en 1989, que l’accord a été trouvé. Ces lacs sont devenus français bien que se situant sur l’autre versant des Alpes.
Côté italien, j’avais plus d’incertitudes et finalement, cela passe également très bien. Je suis à nouveau sur ces remarquables chemins construits par l’armée italienne. Il y a quelques petites parties éboulées. Presque un siècle après leur construction, c’est normal. Le chemin monte et descend dans un décor très minéral et avec des passages un peu aérien. Des deux côtés de la frontière, il y a des ruines d’anciennes installations militaires. C’était il y a un siècle et maintenant les randonneurs passent tranquillement d’un côté à l’autre. Ceux qui ont plus de difficultés, ce sont ces migrants entourés par les policiers français au col de la Lombarde. Ils vont certainement être renvoyés en Italie et devront tenter une autre fois pour entrer en France.
Isola 2000 est une typique station construite à l’époque du boom du ski. Les hôtels pratiquent les prix suisses dans un décor de banlieue française. Je fais une bonne pause avant de partir plus haut pour planter ma tente.
27 août : Au-dessus d’Isola 2000 – Refuge de la Cougourde
– In bocca al lupo
– Crepi il lupo !
Au refuge Questa, c’est la dernière fois de cette longue marche que l’on me souhaite « Bonne chance” à l’italienne avec un « Dans la gueule du loup » et que je réponds avec cette sorte d’incantation « Qu’il crève, le loup ! ».
Après avoir navigué d’un côté à l’autre de la frontière, au col de Guilié, je quitte définitivement l’Italie pour la France. Je suis dans la brume, un bouquetin m’observe franchir le col et j’ai un petit pincement au cœur. Depuis le 20 mai, je suis en Italie (avec des incursions en Suisse et en France) et j’y ai pris beaucoup de plaisir. J’ai eu trois parties très différentes. J’ai commencé par une rude traversée de la Sardaigne. Rodé, la remontée des Apennins a été la partie la plus italienne avec les petits villages, des sites historiques et la montagne. Dans les Alpes, j’étais dans un environnement plus neutre avec la zone germanophone au début, les passages en Suisse et en France et très peu de villages.

Pour cette dernière journée à cheval entre les deux pays, j’ai eu droit à une rude étape dans un environnement très minéral. J’ai pas mal crapahuté sur des sentiers raides ou au milieu des rochers.
Arrivé au refuge de la Cougourde, la bière, un bon repas et une nuit seul dans un dortoir ne seront pas de trop pour récupérer de cette grosse journée.
28 août : Refuge de la Cougourde – Refuge des Merveilles
C’est exceptionnel lors de mes longues marches que je repasse deux fois au même endroit. Avec mon itinéraire qui tricote dans les Alpes Maritimes, j’étais passé en juillet entre les refuges de Nice et celui de la Madone de Fenestre. Je refais aujourd’hui le chemin dans l’autre sens.
C’est surtout un nouveau lien que je tisse entre mes différents chemins. J’ai maintenant un enchaînement Alpes-Apppenins complet. De Reggio Calabria à la Slovénie, j’ai marché en continu par les montagnes. Par extension, j’ai fait quasiment le tour du bassin hydrographique de l’Adriatique du sud de la Grèce au sud de l’Italie via l’arc alpin. Cela me permet aussi de boucler un Sentiero Italia à ma façon : Sardaigne, Sicile, Appenins et Alpes. À ma façon, car il est plus direct que le chemin officiel et il est aussi un peu plus international avec des passages en Suisse et en France. Je ne me suis pas mis la contrainte de rester en Italie. Dans mes marches, je n’aime ni les frontières, ni les barrières et clôtures. Quand je pense que l’itinéraire idéal se doit de les passer, je ne me gêne pas.
J’avais prévu un itinéraire en altitude pour traverser les Alpes Maritimes. J’ai été servi. Il a été rude et sauvage. Aujourd’hui encore, j’ai eu des raides sentiers, du rocher, des températures très fraîches et une brume humide ce matin. L’après-midi a été plus clémente. Le paysage s’est agrémenté de beaux lacs et j’ai terminé dans la vallée des Merveilles avec ses gravures. La zone est très réglementée et il est interdit de quitter le sentier. La plupart des pierres gravées ne sont visibles qu’accompagné d’un guide. Du GR, on peut néanmoins voir la signe anthropomorphe baptisé « Le Christ » et certaines figures corniformes.

Après la difficile journée d’hier, les difficultés vont decrescendo. Je suis arrivé aujourd’hui assez tôt au refuge. Cela me permet de souffler un peu. Demain, il ne me reste plus qu’un col en altitude à passer le matin et je vais attaquer la descente pour terminer à Sospel à 360 mètres d’altitude. Je ne sais plus depuis quand je me suis retrouvé aussi bas.
29 août : Refuge des Merveilles – Sospel
Sospel. Je bois ma bière à côté d’une fontaine sur une place bordée de maisons aux couleurs ocres et aux volets à persiennes. La rivière est bordée d’une allée de platanes avec ses terrasses de café et de restaurants. Il fait une température estivale.

Ce matin, au Pas du Diable, à 2430 mètres d’altitude, je photographiais un beau chamois. Il y avait un peu de gelée blanche. Il faisait froid.
En quelques heures, je suis passé d’un univers minéral de hautes montagnes, à des alpages avec vaches et moutons puis le sentier a traversé des forêts de feuillus avant de terminer dans la pinède avec des senteurs méditerranéennes. Tout cela en marchant. Les montagnes sont maintenant derrière moi. J’ai vu la Méditerranée, demain j’y trempe mes pieds.
30 août : Sospel – Menton
L’eau de la Méditerranée est délicieusement chaude. Après une dernière petite étape, j’en profite ; je l’ai bien gagné mais je n’ai pas terminé pour autant mon programme 2021 ; j’ai juste terminé la partie de Bolzano à Menton. Juste, c’était quand même le gros morceau de ma longue marche 2021 et je l’ai avalé avec envie et plaisir. J’ai vu tout le long de superbes paysages avec une mention spéciale pour la partie centrale du massif autour des mythiques 4000. J’ai eu la chance d’y avoir du beau temps (ce qui n’était pas le cas au début) et du Mont Rose au Grand Paradis, en passant par le Cervin, le Grand Combin et le Mont Blanc, j’ai eu droit chaque jour à un festin de vues grandioses.

J’ai aussi marché à un rythme jamais atteint. J’ai bien conscience que la pente descendante ne va pas tarder à arriver alors je profite de ma forme actuelle. De Bolzano à Menton, j’ai marché 42 jours, presque six semaines sans prendre un seul jour de repos. Mon itinéraire ne manquait pourtant pas de difficultés. J’ai eu quelques passages nécessitant de l’attention avec des névés à traverser, des petites via ferrata, quelques pierriers raides et le passage de Suisse en Italie par le glacier vraiment glacé au-dessus de Zermatt. J’ai eu aussi une bonne dose de dénivelés positifs. Sur les 1190 kilomètres de distance, j’avais 85 kilomètres d’ascensions et j’ai marché quotidiennement 29 kilomètres avec plus de 2000 mètres de dénivelés. L’année dernière, je plafonnais à 1800 mètres. Si l’on exclut les trois jours d’intempéries et la dernière journée qui ont été réduites, la moyenne quotidienne dépasse allègrement les 2000 mètres de dénivelés et les 30 kilomètres. Sans chercher la performance, j’apprécie que mon corps et ma tête acceptent un tel régime.
J’ai maintenant parcouru en deux parties l’arc alpin depuis la Slovénie jusqu’à la Méditerranée. En 2018, après ma remontée des Balkans, j’avais marché de Postojna en Slovénie jusqu’aux Dolomites et Bolzano et cette année la suite jusqu’à Menton. J’ai maintenant terminé en 55 jours de Postojna en Slovénie à Menton une Via Alpina très personnelle de 1600 kilomètres. Et je remonte au bout des Alpes Maritimes pour une semaine de marche. Mais pourquoi donc?
5 – Alpes du Sud
31 août : Saint Etienne de Tinée – Pointe de Pinguiller
Mais cela rime à quoi cet itinéraire dans les Alpes du Sud ? Quelque soit la durée de la marche, il y a un moment, les derniers jours, où la tête décroche et les jambes avec. Avec cette dernière semaine de marche, j’ai maintenu la motivation au moins jusqu’à Menton. Hier quand je suis arrivé sur la plage, je savais que j’avais encore du « boulot ». Je me suis baigné puis j’ai enchaîné la suite pour rejoindre Saint Etienne de Tinée. C’était très bien d’être pleinement dans ma marche ces derniers jours. Le Mercantour a été une section exigeante et je pense que j’aurais eu du mal si j’avais commencé à décrocher là.
L’autre raison de cet itinéraire est de poursuivre les liens entre mes marches. C’est un des objectifs de 2021. De Valberg à Aix-en-Provence, je prolonge ma marche dans les Apennins en direction du Sud de la France et des Pyrénées. J’établis un itinéraire qui irait à travers ces montagnes du sud jusqu’au Pays Basque. De Saint Etienne de Tinée, la ligne est moins évidente. Après avoir traversé l’arc alpin de la Slovénie à Menton, cela me permet de réaliser aussi une traversée du massif de son extrémité nord-est, à la frontière austro-hongroise près de Vienne jusqu’à son extrémité sud-ouest à la Sainte Victoire où je rejoins mon chemin de la via Aurelia et voie d’Arles. Entre les Alpes et les Pyrénées, j’ai ainsi bien consolidé les amarres avec l’année dernière un chemin par le sud des Écrins et le Dévoluy, cette option intermédiaire par la Provence et enfin une autre plus au sud par la côte, l’Esterel et les Maures.
Mais j’ai dérogé à mon principe de fil continu sans interruption. Il y a une semaine, j’étais passé par le chemin de l’Energie, 1300 mètres de dénivelés au-dessus de Saint Etienne de Tinée. Je ne me suis pas senti le courage de faire l’aller-retour jusque là. C’est mauvais signe, commencerai-je à décrocher?
En fait, pas tant que cela. Ce matin, je marche d’un pas allègre pour monter à Auron. Avec mon parcours 2021 un peu décousu, j’ai l’impression de commencer quelque chose de nouveau et pas d’être à la fin d’une longue marche. Les paysages sont différents avec un relief calcaire parsemé de bergeries. Certaines ont conservé leur toiture en bardage bois mais malheureusement beaucoup sont en ruines ou avec des toits de tôle.

La seconde montée jusqu’au col de Crousette est également effectuée avec plaisir. J’arrive à Valberg sans problème et vais retrouver la cabane où j’avais dormi il y a presque deux mois. J’ai du mal à imaginer que dans une semaine c’est terminé. Vais-je prolonger d’Aix-en-Provence à Toulouse ? Non bien sûr. J’ai déjà fait cette marche dont une partie ce printemps. Il me faut des projets nouveaux.
1er septembre : Pointe de Pinguiller – Entrevaux
Je perds progressivement de l’altitude et laisse les montagnes derrière moi. Parti du haut des pistes de ski de la station de Valberg, j’ai terminé dans la végétation méditerranéenne et la chaleur.
La journée était sauvage. Je suis sur une liaison que j’ai imaginé et j’ai quitté les GR pour de petits sentiers de randonnée. Ils passaient par de tous petits hameaux presque désertés et restaient le plus souvent en hauteur au-dessus de vallons encaissés. Je suis dans un environnement nouveau, sec, calcaire et parfois surprenant avec la pélite rouge qui donnait à certains endroits des airs d’une autre planète.

J’ai maintenant quitté les Alpes Maritimes. Avec mes itinéraires qui se sont croisés, je commence à bien connaître ces montagnes alors que je n’y avais jamais mis les pieds auparavant. Entrevaux est à la limite des Alpes de Haute-Provence et jouait un rôle de ville frontière jusqu’au rattachement du Comté de Nice à la France. J’ai d’ailleurs vu d’anciennes bornes marquant la limite de la France.
Demain, je reprends un peu d’altitude pour la dernière fois de cette longue marche. Ce sera ensuite le Verdon.
2 septembre : Entrevaux – Castellane
Je quitte Entrevaux avant le lever du soleil. Après avoir eu plutôt froid ces derniers jours dans les montagnes, j’ai été surpris hier par la chaleur et j’ai terminé la journée un peu fatigué. Je préfère attaquer à la fraîche les mille mètres de dénivelés que j’ai d’Entrevaux au Travers du Content. Cela me permet de les monter avec beaucoup moins de peine qu’hier. Il fait de toutes façons beaucoup moins chaud, le soleil a du mal à percer la couverture nuageuse et je sors même le parapluie avant Castellane.
Comme hier, je marche dans un environnement sauvage, cette fois dans les Alpes de Haute-Provence avec des paysages à la Giono. Ici, les villages sont petits et sans commerces. La station de ski de Vauplane est minuscule avec ses trois téléskis et semble vouée à l’abandon. Castellane, elle détient le titre de plus petite sous-préfecture de France avec ses 1500 habitants.

Après trois étapes assez longues, j’ai suffisamment avancé pour voir la suite et la fin de ma marche 2021. Mardi, je devrais être au sommet de la Sainte-Victoire et le soir, je dormirai dans mon lit à Toulouse. Cela fait trois mois et demi que je suis parti et cela fera 4 semaines que je dors dans mon sac à viande sous tente, en refuge ou gîte d’étape sans salle de bain ou avec sanitaires communs. Je vais retrouver mon confort et je pense que je ne vais pas avoir besoin de temps pour m’adapter.
3 septembre : Castellane – Chalet de la Maline
Centième jour de marche et toujours pas de signes de lassitude. Mais comment se lasser avec des journées comme aujourd’hui ? Le sentier Blanc-Martel dans les gorges du Verdon est grandiose. Il date des années trente et a été aménagé par le Touring Club de France. C’est un ouvrage spectaculaire. De Rougon, joli village en hauteur, le chemin descend jusqu’à la rivière. Le sentier commence par un long tunnel de 670 mètres de long, une plongée dans le noir complet avant le grand spectacle. Juste au dessus du lit du Verdon ou en hauteur, le chemin se fraye un passage. La roche a parfois été taillée. Pour franchir la brèche Imbert, c’est une longue succession d’escaliers métalliques qui remonte le long d’une cheminée.

Je ne me lasse pas après plus de 3 mois aussi car j’ai la chance de faire ces marches dans des conditions relativement confortables. Je dors souvent en refuge et en gîte d’étape. J’ai déjà écrit l’année dernière ce que je pensais de la marche en « autonomie complète », un peu à la manière de certains touristes hollandais en Ardèche qui arrivait avec les provisions achetées au Pays-Bas et passaient leurs vacances avec leurs compatriotes. Je prends toujours du plaisir à discuter avec les propriétaires ou gardiens lors de mes étapes. Je prends encore plus de plaisir le soir au repas. Les discussions ne tournent pas toujours autour de la randonnée. Hier soir, nous avons pas mal parlé rugby, du frisson du Flowers of Scotland à Murrayfield ou des règles complexes de ce sport. Au refuge des Merveilles, j’avais la chance d’être à la table d’un couple d’accompagnateurs en montagne. Ils connaissaient parfaitement la région, sa faune et sa flore et c’était très intéressant. À Saint-Étienne de Tinée, avec des retraités Elf, j’ai pu parler du Comminges et de ces charmes… Chaque soir, ce sont des nouvelles rencontres et le lendemain matin, je repars.
Je lis parfois des récits ou je rencontre des personnes qui randonnent en « autonomie complète ». Je ne suis pas capable d’endurer à la fois cette solitude du soir et ces conditions plus précaires. Je ne m’entraîne pas pour Koh Lanta. Le bon repas du soir, la bière et ces discussions sont autant d’éléments qui font qu’après 100 jours de marche, je suis toujours d’attaque. Ce soir, je suis à nouveau dans un refuge CAF, le Chalet de la Maline au-dessus des gorges. Je vais avoir droit à un bon repas, pouvoir faire de nouvelles rencontres et repartir en forme demain pour une deuxième étape dans le Verdon.
4 septembre
Les monts Călimani dans les Carpates sont pour moi intimement liés à Yves. Les gorges du Verdon le seront à Alain. La conclusion de cette marche 2021 dans quelques jours.
8 septembre : Chalet de la Maline – Bauduen
C’est étrange de repartir pour ces 4 derniers jours. Fallait-il reprendre le chemin au Chalet de la Maline ou définitivement arrêter là ? Je ne sais pas. J’aime ces retours progressifs, en douceur. L’arrêt a été brutal mais je pense que cette fin de longue marche restera particulière. J’ai déjà écrit que les derniers jours sont toujours difficiles à gérer. Je me suis arrêté 4 jours, j’ai quitté l’Italie, l’objet de cette longue marche il y a maintenant presque deux semaines et pourtant je repars.
À la Palud sur Verdon, un café restaurant est tenu par une famille italienne. Il me faut bien un bon espresso avant de démarrer la journée. Je prends la navette jusqu’au Chalet de la Maline et redescends dans les gorges du Verdon. Le sentier de l’Imbut est tout aussi spectaculaire que celui de Blanc-Martel lors de l’étape précédente. Il est en plus assez sauvage. Tant mieux, arrivé avec les cinquante autres passagers de la navette, je m’engage le premier sur le chemin et laisse le gros des marcheurs derrière moi. Après l’Imbut, le sentier Vidal monte droit à l’aide d’escaliers taillés dans la roche, d’échelles sur l’autre versant. Ces chemins spectaculaires m’ont permis de me remettre dans le bain et garder mon attention.

La fin est plus monotone malgré de belles vues sur le lac Sainte Croix. Avec mon départ tardif ce matin, je termine au camping de Bauduen en toute fin d’après midi. Les deux prochaines journées risquent d’être moins spectaculaires. Il va falloir gérer !
9 septembre : Bauduen – La Verdière
Il est sept heures du matin. Je termine de plier mes affaires. Le jour se lève à peine. La lumière est pâle. J’aime partir tôt. Hier, je n’ai démarré que vers 9 heures. Je suis arrivé tard au camping et je n’ai pas eu beaucoup de temps pour récupérer. Alors aujourd’hui, je prends mon petit déjeuner alors qu’il fait encore nuit, démonte la tente dans la pénombre et je pars alors que le soleil n’est pas encore levé. Comme prévu, le chemin est moins attrayant qu’hier. Je traverse quelques villages typiques de l’arrière pays varois. Le passage par les basses gorges du Verdon est beau puis à nouveau un passage dans ces paysages grillés par le soleil en cette fin d’été.

Parti tôt, je peux aujourd’hui profiter d’une fin de journée tranquille. Et je ne me gêne pas pour le faire. Après le rituel de la douche et de la lessive. Je me délasse dans la piscine du camping avant de céder à l’autre rituel de la bière. Une étape comme cela me convient nettement mieux surtout à deux jours de la fin.
10 septembre : La Verdière – La Croix de Provence
Une certaine nostalgie s’est emparée de moi. Il me reste deux jours et l’aventure 2021 sera terminée. Ces 103 jours de marche, j’ai plié mes affaires, j’ai refait mon sac et je suis parti sur les chemins mon bâton à la main. Demain, cela sera fini et il me faudra ranger mon matériel et commencer à réfléchir à 2022.
Ce matin, je repars comme d’habitude. Je ne sais pas jusqu’où j’irai aujourd’hui. La seule localité, Rians est à 21 kilomètres, trop peu pour moi. Après, je ne sais pas. Il n’y a pas d’eau en dehors des endroits habités. Je verrai. Je quitte La Verdière un peu après sept heures. Il y a peu de dénivelés, les chemins sont bons et je suis à Rians pour déjeuner. Je poursuis, toujours à un bon rythme. Il pleut, j’avance sous mon parapluie. Au moins, je ne souffre pas de la chaleur dans cet endroit sec et avec peu d’ombre. Avant l’embranchement vers Puyloubier, j’hésite entre faire le détour par ce village où suivre mon chemin directement par les crêtes de la Sainte Victoire. J’y suis déjà passé et c’est assez long pour arriver à la Croix de Provence avec son prieuré et son refuge. Je décide malgré tout d’avancer. La pluie a cessé. Un arc en ciel salue le retour du soleil. C’est ma dernière montée après des dizaines et des dizaines d’autres. Le sentier est caillouteux mais j’arrive avant la nuit. J’ai marché 45 kilomètres. Le soleil enflamme l’horizon. Demain, il ne me restera plus qu’à descendre. Je prendrai un bus urbain pour Aix-en-Provence et ce sera terminé.

11 septembre : La Croix de Provence – Tholonet
J’ai dormi au refuge qui occupe un ancien bâtiment du prieuré de Sainte-Victoire. La nuit, les lumières d’Aix-en-Provence et de son agglomération éclairent la plaine. Les étoiles, elles, brillent dans un beau ciel de la mi-septembre.

Ce matin, je remonte à la Croix de Provence pour voir le soleil se lever pour cette dernière journée puis je descends au pied de la montagne. Au Tholonet, je prends le bus pour le centre d’Aix-en-Provence. La Sainte Victoire est une belle montagne avec un joli nom pour terminer ma longue marche 2021.
Finie ma traversée de l’Italie et finie ma décennie sur les chemins. Dix années, près de trente mille kilomètres à pied et un plaisir toujours intact. Avec cette longue marche 2021, je n’ai pas que traversé l’Italie, j’ai aussi établi un lien entre toutes ces années. Le grand père albanais aux yeux rieurs est connecté à ces italiens qui me souhaitaient « In bocca al lupo » ; ce berger des Carpates avec qui je partageais un bout de fromage est relié à cette famille belge qui accueillait merveilleusement bien les pèlerins. Tous ces chemins ont tissé une toile sur une partie de l’Europe et reflètent mes envies de nature, d’aventure, de découverte, de rencontres et d’efforts.
L’Italie 2021 aura été très nature avec beaucoup d’étapes dans les montagnes. Elle aura été moins découverte et rencontres que d’autres marches. Il y a moins d’exotisme à marcher dans les Alpes que dans les Carpates roumaines et le randonneur y suscite moins d’intérêt. Mais les montagnes italiennes sont magnifiques et se prêtent finalement mieux que je ne le pensais à la marche. À ce cadre, se rajoutent en plus les charmes du pays, sa nourriture, sa langue, sa diversité, sa culture et son café…et c’est avec regrets que j’ai quitté l’Italie pour poursuivre ma marche dans les Alpes du Sud.
Le parcours a été physique avec beaucoup de dénivelés mais j’aime cela. Mon corps s’est adapté, j’ai fondu comme jamais auparavant. Onze kilos en moins, 69 kilos sur la balance, cela ne m’était jamais arrivé.
Il est temps maintenant de ranger mes affaires. Les prochains jours, je vais apprécier le repos et de retrouver mon quotidien. Et puis, je commencerai à renouveler le matériel qui a souffert, je commencerai à regarder vers 2022. Des montagnes, la nature, la découverte, l’histoire… Est-ce que cela sera le Caucase ? Je ne sais pas, il est encore tôt pour le dire mais j’ai bien l’intention de poursuivre une autre décennie.
Fin.